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Dossier Numérique 8 - Entretien avec Patrick D’Artois (suite)

Publié le 01/09/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier

Fondateur avec Wilbur Nelissen de Cine&FX, Patrick d’Artois a secoué le monde du cinéma, il y a deux ans au Festival de Namur, en organisant un test comparatif entre les supports négatifs et numériques. Travaillant avec le support numérique depuis plus de dix ans il nous a paru intéressant de lui demander son avis sur son évolution. D’autant que deux longs métrages belges sont dans le collimateur de Cine&FX : Comme tout le monde de Pierre-Paul Renders et Le Poulain d’Olivier Ringer.

Suite d’un entretien passionnant et passionné

 

Dossier Numérique 8 - Entretien avec Patrick D’Artois (suite)

 

Cinergie : Nous avons l’impression qu’en Belgique on en est à la pointe du numérique par rapport à des pays plus importants comme l’Italie et la France par exemple…
Patrick d’Artois : Malgré tout, un des pays les plus pointus reste de mon point de vue la France. Sans oublier la Nouvelle-Zélande qui a développé plusieurs logiciels très performants à l’occasion du tournage du Seigneur des Anneaux. Nous travaillons par exemple avec la société néo-zélandaise qui a créé le logiciel de contrôle du monitoring du Seigneur des Anneaux. Ce sont les meilleurs au monde. Dans le domaine des effets spéciaux et du cinéma numérique en Belgique, je m’efforce de dédramatiser. Tout cela n’est ni unique ni incroyable. Rien de ce que nous faisons en Belgique n’est impossible à faire : c’est le quotidien du cinéma actuel. Les effets spéciaux se quantifient comme des semaines de montage. Il faut pouvoir mettre un chiffre et un temps sur une chaîne en cinéma numérique, tout comme en mixage. C’est pour cela que chez Cine&Fx, nous avons toujours des réponses très concrètes : nous faisons des analogies aux films précédents sur lesquels nous avons travaillé, afin de pouvoir donner comme exemple des films que les gens ont vu… Nous leur donnons des références… Au cours de notre parcours nous avons croisé presque tous les cas de figure à force d’expériences. Il n’y a pas de cas uniques. Nous ne nous disons jamais : voilà LE film qu’il faut faire en numérique pour telle ou telle raison… Nous avons dépassé cela. Nous cherchons avant tout la nécessité d’étalonner en numérique parce que nous allons chercher dans l’image ce qu’on ne peut pas aller chercher autrement, qu’elle soit d’origine HD ou en pellicule 35mm.

 

Nous avons la chance de participer à de nombreuses co-productions internationales, surtout grâce à la renommée acquise par le show de Céline Dion. Nous jouissons donc d’un espèce de label international et les assurances qui assurent les tournages font souvent référence à cela : ils connaissant bien Cine&Fx et nous sommes crédibles à leurs yeux. Nous avons des associés français et des alliés un peu partout. Nous collaborons avec des personnes qualifiées et expérimentées, c’est le cas par exemple de Tommaso Vergallo et de notre ami Olivier Poujaud qui est l’un des superviseurs des effets spéciaux, entre autres de Harry Potter et la Chambre des Secrets. Nous côtoyons des gens qui ont fait des choses plus importantes que nous et n’avons absolument aucun problème à aller leur demander conseil si un problème nous dépasse. Je voudrais que l’on reste dans une logique de professionnalisme en Belgique : comme on dit, chat échaudé craint l’eau froide… On est à peine en train de montrer aux producteurs qu’il existe de nouvelles façons de travailler, qu’elles sont envisageables au niveau budgétaire et qu’elles permettent de faire de plus belles choses au niveau artistique.

 

A force de pratiquer je suis devenu comme Saint Thomas : je ne crois plus que ce que je vois. Et j’adopte la même attitude avec les gars de mon équipe. Nous ne croyons plus les vendeurs de matériels, les fournisseurs d’équipement, ou les opérateurs qui viennent se présenter… Je ne crois plus rien de ce qu’on nous dit ou montre sur papier. J’assistais il y a peu à une réunion de préparation à Rotterdam face au chef opérateur de Peter Greenaway qui me demandait mon avis sur différentes choses. C’était extrêmement valorisant pour un Belge d’en arriver là, et encore plus de voir qu’il ait trouvé pertinent ce que j’avais à lui dire. Je ne lui ai parlé que de choses que j’avais pratiquées moi-même et ça se sent. Si je l’avais embarqué dans de belles aventures uniquement par envie de faire son film, nous n’aurions pas passé le cap de la deuxième réunion. Car ces gens avaient besoin d’entendre autre chose qu’un discours commercial. Ils ont besoin d’un discours de quelqu’un capable de prendre un projet depuis les essais caméra jusqu’au retour sur film en 35mm. Ce film comporte 250 plans d’effets spéciaux, ce qui n’est pas négligeable, c’est une très grosse production qui va passer par la Belgique.

 

 

Cinergie : L’arrivée de la caméra Viper a-t-elle boosté les choses dans le cinéma ?
P.D’A. : Cette année, c’est « l’année Viper » : Le Poulain sera le premier film à n’utiliser ni bande ni pellicule. Pour ceux qui fabriquent ce système de disques durs qui capturent l’image derrière la Viper, c’est le deuxième film au monde fait de cette manière auquel ils doivent faire face. Le premier est un projet anglais, le deuxième un projet belge. Depuis quelques semaines, un petit village ardennais proche de Rochefort est devenu le plus haut lieu mondial du paysage numérique puisque deux tiers des ressources disponibles dans le monde vont être stockées là pour capturer sur disque des images Viper en RGB4.4.4. Dans ce cas précis cela part d’une volonté du réalisateur. Je ne connais pas en détail tout l’historique de la production du film mais c’est un projet intéressant tout d’abord pour son Workflow, un mot très à la mode… Mais le Workflow c’est vraiment le nerf de la guerre. Le cinéma numérique produit des quantités informatiques gigantesques : dans nos bureaux, nous avons largement dépassé les 20 terabytes de disques durs, ce qui fait des milliers de gigas stockés à l’aide de robots. Nous gérons des quantités phénoménales d’informations dans un environnement en fibre optique. Faire du cinéma numérique ce n’est pas juste avoir une station de conformation ou une station d’étalonnage... Il faut surtout pouvoir archiver toute cette matière parce que les assurances l’imposent, il faut pouvoir dupliquer les projets, travailler avec des réseaux internationaux, etc... C’est donc une structure très lourde. L’image numérique reste très lourde, que ce soit du scan ou de l’image digitale. Donc le Workflow, c’est aussi le piège. Car les temps de transferts, de téléchargement, le temps d’ouvrir un fichier, de l’écrire sur le disque dur, de le refermer, c’est du temps qu’il faut calculer dès qu’on commence à jouer avec des milliers d’images. Il faut donc apprendre à gérer ce temps qui est l’obstacle du cinéma numérique. Pour les effets spéciaux nous avons la chance d’apprendre cette leçon tous les jours. Le temps de rendu en images de synthèse représente la moitié du temps de trucages.

 

Pour en revenir au Poulain, la première question que nous nous posons est liée à des problèmes de temps : il faut être sur le tournage tous les jours, avec de la technologie suffisamment rapide que pour sécuriser ce qui a été tourné pendant la journée, effectuer les transferts, les mettre ensuite sur des archives datas, synchroniser, vérifier que tout est juste, etc... On peut alors décharger les magasins virtuels, les effacer et reprendre le tournage le jour suivant. La deuxième problématique, c’est le RGB 4.4.4..C’est le must de la haute définition. Nous sommes très impatients de voir en étalonnage numérique comment ce 4.4.4 va faire la différence. Le 4.4.4., nous le connaissons depuis longtemps mais sur des petites capacités de temps. Pour le show de Céline Dion, nous étions en 4.2.2., nous enregistrions sur disques les incrustations en fonds verts avec elle pour ne pas être confrontés aux problèmes de décompression.
La Viper est une caméra sous-exploitée en production simplement parce qu’elle souffre encore de ne pas avoir assez d’expériences pertinentes derrière elle. Maintenant nous pouvons travailler soit sur un HD-Cam SR en 2 flux ou en 4.4.4., soit sur disque. La Viper est une de ces caméras intermédiaires qui devra attendre que l’on en arrive à des résolutions plus hautes pour disparaître. Et peut-être n’y arrivera-t-on jamais pour des raisons économiques. Pour l’économie, ces caméras sont suffisamment performantes en termes de qualité, suffisamment souples en termes d’exploitation et leur prix de revient est très intéressant. Donc il n’y aura peut-être jamais de caméra numérique au-dessus de la caméra Viper tant que nous ne vivrons pas une exploitation numérique à 100 %.. En termes de technologie, on peut imaginer que les fabricants sont déjà bien plus loin que ce qu’ils veulent bien nous montrer. Comme par hasard, après avoir défendu ardemment le format HD-CAM comme remplaçant du cinéma 35mm, Sony se positionne aujourd’hui comme le premier fabricant au monde d’un projecteur numérique 4.K. C’est donc qu’ils ont compris la leçon au passage.

 

Les séries américaines en production abandonnent le 35mm au profit du HD-CAM SR. Il s’agit en terme de masse de production d’une quantité inimaginable de ressources techniques qui changent. L’électronique vient donc de marquer un grand pas ! A Hollywood, l’essentiel des productions sont en train de passer progressivement du 35mm au HD-CAM SR. C’est là une bataille gagnée pour le monde de l’électronique face au monde du film. Mais c’est une victoire plus économique qu’artistique puisqu’au niveau artistique la différence ne se verra pas. Le projet Le Poulain est donc un projet que j’ai hâte de prendre plus à bras le corps. Le directeur photo du film a déjà tourné des tests extrêmement pointus avec sa Viper et nous a déjà repoussés dans nos derniers retranchements à bon escient. Nous avons fait des découvertes sur la Viper qui ont fait que Thomson a modifié les réglages sur la caméra. Notre expérience commence à nous permettre de lever très vite les lièvres et de voir où le bât blesse, de voir où ça va coincer et où ça va bien se passer. Nous avons été très bien accueillis, ça nous montre que nous, petits Belges, avons acquis un crédit de confiance, parce que nous sommes des puristes et que nous faisons les choses bien..

 

Il n’y a pas d’industrie cinématographique en Belgique, chaque film est un projet unique auquel il faut apporter le même soin. Il n’y a pas de mass production chez nous, chaque film doit être un petit chef d’œuvre. Il faut s’investir pour aller au delà du projet lambda. J’espère qu’en poussant à l’utilisation du cinéma numérique nous arriverons à rendre l’outil rentabilisable chez nous. Après ce sont des calculs de banquier que je ne peux pas effectuer car je ne suis pas devin. Je sais qu’aujourd’hui, quand nous faisons un master en cinéma, nous prévoyons tout de suite trois déclinaisons : un master en data qui va servir au retour sur film parce que le data est quelque chose de particulier qui ne procède ni de la vidéo ni de la haute définition ni de la pellicule, avec des caractéristiques très particulières de signal. Ce master n°1 sert au kinéscopage. Le deuxième master sert de base à toute l’exploitation télé : on va créer un master HDTV en HD-CAM SR duquel on va décliner toutes les applications pour les télévisions en HD ou en définition standard. Aujourd’hui nous avons déjà deux modules qui nous permettent de créer des masters pour l’exploitation en cinéma numérique. On connaît très bien les logiciels de compression qui sortent les images. Le 3 ème master est pour les projections digital cinema. Il faut arrêter de présenter le cinéma numérique auprès des producteurs comme de l’expérimentation, comme du prototype, comme si c’était la première fois.

 

Cinergie : La HD DV de Sony se profile sur le marché. Qu’es est-il de ce support ?
P. d’A. : Il y a un seul format digital que je n’ai pas encore touché c’est le format HD DV. Si un jour quelqu’un vient me voir avec un projet de documentaire en HD mais tourné sur le nouveau format Sony, je lui dirais très sincèrement qu’il faudra d’abord procéder à des essais parce que c’est un format que je n’ai encore jamais expérimenté. Par contre on a une routine pour faire ces essais : on sait ce qu’il faut essayer, en terme de contraste et de dynamique, nous savons quand le bruit vidéo va monter, quand on va voir la trame du CCD et on peut voir jusqu’où le signal résiste en étalonnage, … On va donc pousser ce format dans ses derniers retranchements, transférer en 35mm si c’est nécessaire et en tirer des observations. Nous serons donc en mesure de donner des conseils pour tourner, et en fonction de cela nous pourrons mener une production à terme.

 

Cinergie : Le film de Pierre-Paul Renders semble très particulier : dispositif avec caméras de surveillance, images « sales »… Quel est son look ?
P.d’A. : Le look de Comme tout le monde est en pleine recherche et bénéficie de toute une panoplie d’outils. Nous faisons encore beaucoup d’observations mais nous n’avons pas délimité un seul look. Il est pour l’instant en constante évolution. Nous sommes en train de designer le look de ces caméras qui ne se veulent pas « old fashion » mais pas non plus trop avant-gardiste. Le défi de ce film est de trouver le juste milieu et les traitements qui feront que si l’on veut une image en grand, celle-ci ne soit pas totalement détruite. Une des choses qui me tient particulièrement à cœur chez Cine&Fx c’est que nous travaillons encore sur beaucoup de courts métrages. Nous sommes de fervents partisans du court, nous en faisons autant que nous pouvons car ils représentent un formidable terrain d’exploration et d’expérimentation. Ils nous permettent d’enrichir notre savoir faire, parfois dans le domaine des effets spéciaux, comme par exemple dans la création de papillons hyperréalistes, de différentes incrustations, ou encore d’étalonnage numérique, etc… Une de nos conditions est d’avoir face à nous un réalisateur qui ne soit pas hyper directif. Il faut impérativement que cela se passe sur le principe de la collaboration. Nous faisons chaque année le Workshop du BIFFF, le Festival du Film Fantastique de Bruxelles où nous réalisons tous les trucages. Donc, contrairement à ce que l’on peut croire nous n’avons pas la grosse tête, bien au contraire !

 

Donc au sein de ce combat que nous menons pour ramener le cinéma numérique et les effets spéciaux à une économie abordable, il faut quand même que le côté production comprenne et respecte les investissements auxquels nous devons faire face en permanence, mais aussi l’obsolescence des équipements qui se fait de plus en plus rapidement. Il y a vingt ans, ces investissements se faisaient sur cinq ans. Aujourd’hui en termes de logiciels on fait des investissements sur 3 mois. En terme d’informatique, nous faisons des investissements sur un an. On sait que le dernier PC acheté est déjà dépassé le jour où l’on signe le bon de commande. Par contre, on espère qu’il va rester suffisamment productif pour rester dans nos chaînes de travail pendant au moins un an. Ce sont des nouvelles dimensions à prendre en compte pour les entrepreneurs de l’image numérique que nous sommes et qui demandent un sérieux background financier et de gestion, des dimensions qui se doivent de compléter notre expérience dans le domaine de l’image. Mais c’est un mariage difficile, toujours sur la corde raide… Le cinéma n’est pas une science exacte, la vie d’un film est sans cesse semée d’embûches… C’est une dimension à ne pas perdre de vue : nous faisons un métier à risques, un métier de passion et d’expérience qu’il faut adorer et expérimenter pour prétendre le savoir et le pratiquer, ceci implique également d’avoir le recul nécessaire pour savoir quand on est dans le faux.

 

J’ai travaillé aux Etats Unis. Quand un producteur européen vous donne un euro, il veut voir un euro sur l’écran. Aux Etats Unis, un producteur va donner 7 euros aux prestataires pour voir un euro sur l’écran. Le producteur américain sait pertinemment que s’il veut progresser dans la technologie, il doit permettre au prestataire de gagner de l’argent afin de faire de la recherche, du développement et de l’investissement. C’est ainsi qu’il sera gagnant sur le film suivant et ainsi de suite : c’est un investissement et un risque permanent que les Américains n’hésitent pas à prendre. Cette économie là n’existe pas en Europe parce que ce n’est pas le même cinéma, tout est différent… Mais nos moyens sont beaucoup plus limités en termes de mise au point d’un projet. Cette analogie est valable aussi avec les réalisateurs belges. Un réalisateur belge qui perce est contraint dès son premier film de faire un chef d’œuvre. Aux Etats Unis, un réalisateur ne réussit parfois qu’avec son 20 ème film, parce qu’il aura eu le temps de s’exercer, il aura pratiqué, fait des séries télé, de la publicité etc… Et tout à coup grâce à l’expérience acquise et un gros projet, le succès arrive. Le réalisateur belge n’a pas cette chance, son premier scénario doit être exceptionnel tout comme la réalisation. Donc je rayonne face au succès des Frères Dardenne même si je n’adhère pas forcément à leur cinéma. Je voudrais que derrière cela, et c’est possible aujourd’hui grâce au Tax Shelter mais aussi grâce aux nouveaux fonds wallons et flamands, que l’on dépasse l’artisanat de luxe. C’est indispensable pour la survie des prestataires des équipes et pour le développement de tout le monde. Même si l’artisanat a ses charmes, il faut passer un cap plus industriel, il faut que plus d’argent gravite dans le monde du cinéma belge. Non seulement pour nous, prestataires, mais à tous les niveaux : pour les scénaristes, les réalisateurs, les acteurs, etc… Nous en sommes arrivés à un stade où nous avons fait nos preuves. Pour devenir plus grand, il faut impérativement gravir cette marche.

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