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Kamal Dehane à propos du film Les Suspects

Publié le 01/01/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Peut-être que Kamal Dehane ne serait pas cinéaste s'il n'avait pas vécu sa jeunesse dans le quartier où était situé la Cinémathèque d'Alger, ce qui lui a permis d'y accéder gratuitement. La Cinémathèque, fondée tout au début de l'indépendance de l'Algérie, par Boudjema Karrèche, est devenue très riche en acquérant des films africains et européens. «  Elle avait la réputation d'inviter beaucoup de cinéastes européens qui à l'époque n'avaient pas leur public. Moi, j'ai vu Godard là-bas, Fellini et bien d'autres cinéastes. Après j'ai eu envie de faire du cinéma. A force de voir on a envie de faire. » Malgré ces repères européens le coup de coeur du gamin Kamal était les westerns classiques. « Johnny Guitar de Nicolas Ray est un chef d'oeuvre. Je le savais par coeur et je rêve de le refaire. C'était plus tard que je me suis intéressé au cinéma d'auteur. La Dolce Vita m'a aussi fort impressionné. C'est un film méditerranéen avec ces gens bizarres qui parlaient dans la rue. J'y retrouvais Alger - qui est une ville très méditerranéenne - dans ce film. » Contrairement à la plus grande partie des Algériens, Kamal ne part pas en France pour faire ses études. Son choix tombe sur Bruxelles et sur l'INSAS où il découvre « ce cinéma un peu singulier où il n'y a pas vraiment une frontière entre le documentaire et la fiction. Quand je suis entré à l'INSAS on m'a demandé: Quel genre de cinéma vous voulez faire ? J'ai répondu: du cinéma engagé. A l'INSAS je me suis retrouvé et j'ai pu exprimer mes idées politiques. »  Cinéaste engagé en herbe, Kamal adapte un roman de Kateb Yacine dans son film de fin d'études. En 1989, Kamal revient au personnage dans son premier documentaire, co-produit par la RTBF, Kateb Yacine -l'amour et la révolution

 

« Kateb était un personnage important, que j'avais admiré au cours de ses conférences, où on a fait connaissance et où est née notre amitié. Le film a très bien marché, il a été vendu dans plusieurs pays. Un an après, il est décédé. Ce film est une espèce de film culte en Algérie, il reste l'archive principale sur ce personnage contestataire et lumineux qui nous manque jusqu'au présent. » Son parcours en tant que documentariste a continué avec Otamar Kreja, un homme de théâtre (1990) avant deux projets consacrés aux femmes algériennes. « Quand j'ai fait Femmes d'Alger, j'étais en train de faire le portrait d'Assia Djebar, une femme écrivain algérienne. J'ai commencé à faire le film sur elle - ses préoccupations, son militantisme féministe. Je voulais qu'elle se dévoile en tant qu'intellectuelle. Le hasard fait que le film n'était pas encore fini quand un mouvement islamiste a gagné les élections législatives. S'ils prenaient le pouvoir, les premières personnes à être écrasées seraient les femmes, comme il est arrivé en Afghanistan. Je me suis dit qu'il fallait donner la parole à d'autres femmes, pas seulement à Assia Djebar. C'était une réalité qu'on ne pouvait pas ignorer, même si c'était risqué pour nous tous. Les femmes que j'ai filmées étaient porteuses d'espoir, de modernité et de progrès face à un fascisme qui était là et qui risquait de faire basculer un pays vers l'obscurantisme. »

 

En 1996 Kamal réalise Les lobbies sortent de l'ombre pour ARTE et en 1997 il fait un nouveau portrait de Kateb Yacine : « J'ai pris des images d'archives et j'ai fait une version plus littéraire. J'ai utilisé mon film comme archive et j'ai tourné des trucs en plus pour la série des écrivains du XX ème siècle. » Deux ans plus tard, de nouveau des témoignages sur la réalité algérienne avec Les enfants parlent qui ne montrait pas la violence, mais son impact. « Je voulais savoir comment ces gosses avaient vécu la violence et la mort des membres de leur famille, par exemple. Ils observaient, ils commentaient le mal qui leur avait été fait avec une lucidité incroyable. » Toute la sensibilité et l'engagement de Kamal Dehane en tant que documentariste se retrouvent dans son premier long métrage de fiction, Les Suspects. Sous le regard à la fois passionné et critique du réalisateur, on retrouve l'omniprésente Algérie avec toutes ses faiblesses. C'est la réalisation d'un rêve ancien : « Je suis cinéaste, j'avais envie de faire des films, soit de la fiction, soit du documentaire ! Mais c'est vrai que j'ai gardé au fond de moi ce désir de faire de la fiction. »

 

 

Kamal Dehane 

 

 

Cinergie : Les Suspects est adapté du roman Les Vigiles de Tahar Djaout, qui a été assassiné en 1993 par des terroristes islamistes.

Kamal Dehane : Il a été assassiné pratiquement devant ses trois enfants pour avoir écrit des romans, de la poésie et des articles de presse. Il aurait pu s'exiler à Paris - on le lui a proposé lorsqu'il a été menacé - mais il ne voulait pas. N'étant ni un soldat, ni un gendarme il ne croyait pas vraiment aux menaces. Il avait écrit quatre romans et des poèmes, qui ont même été édités par un éditeur belge aux années 70. Au lycée il était toujours le meilleur de la classe. Il dévorait tous les livres qu'il y avait dans la bibliothèque. Il était déjà fort doué à l'époque. Puis, il a fait une carrière journalistique au même temps qu'il écrivait des romans et des poèmes. C'était un pacifiste intégral. 

 

C. : C'est un beau gage d'amitié que tu as fait et en même temps on retrouve tout le style Kamal Dehane dans le film, cette fois-ci dans un format de fiction : ta révolte, ton sens de l'humain, la critique que tu portes vis-à-vis de l'hypocrisie qui règne.
K.D. :
C'est un retour à mes obsessions, mais ce n'est pas un documentaire. La seule difficulté dans un documentaire quand on est respectueux des gens qu'on filme c'est qu'à partir d'un moment donné, on ne peut pas leur demander, par pudeur, d'aller plus loin. C'est une question de respect. Mais dans la fiction, s'il y a quelque chose qui me frappe, je peux demander aux comédiens de le jouer parce qu'ils ne dévoilent pas leurs vies. Si dans un documentaire, comme dans Femmes d'Alger, il y a une fille qui me dit qu'elle a été violée sur son lieu de travail, je la filme cachée. Dans un film je peux la montrer. Comme dans Les Suspects, où une fille est violée par son chef, un médecin : quelqu'un qui abuse de son autorité sur elle.

 

C. : On dirait que Nadia Kaci, c'est toi avec ta rigueur, en contrepoint avec le personnage du vieux, porteur d'une mémoire blessée. La relation entre eux évolue de façon assez belle.K.D. : J'ai longtemps hésité : je mets un garçon ou une fille ? J'ai pensé à mettre un garçon à la place du personnage de Nadia Kaci parce que je m'identifie à elle. Mais puis j'ai réfléchi et je me suis dit que c'était mieux de choisir une fille. Les femmes n'ont plus rien à perdre dans leur combat. D'ailleurs, ce personnage n'existe pas dans le roman. Mon apport à l'adaptation du roman c'est le personnage de Nadia, que j'ai fabriqué moi-même. C'est à travers elle que l'histoire se raconte, dans le bouquin il n'y a que l'inventeur et le vieux.

 

C. : L'inventeur est un peu le double symétrique et contraire de l'ancien combattant !
K.D. : En lisant le bouquin on sent que c'est le même personnage qui est éclaté en deux. Et l'auteur m'a confirmé ça. Au début il n'y avait que l'inventeur qui se combattait. Le vieux fait pratiquement le même itinéraire que le jeune, mais il se réhabilite, il se retrouve. Il était pourtant traumatisé et absolument contrôlé par Sander Brik, ancien maquisard passé du côté des groupes intégristes. Grâce au personnage de Nadia Kaci un des deux se libère, l'autre n'a pas pu saisir l'occasion de le faire. 

 

C. : Tu y vas vraiment fort dans une partie du film lorsqu'un des personnages dit : cachez ce sein qu'on ne pourrait voir... Quand on pense à la pudeur des islamistes...
K.D. : Oui, déjà sa représentation est choquante, mais il fallait le faire. On a le droit de représenter ce qui est beau. Nadia Kaci est belle aussi et elle est très bien dans sa peau. Elle incarne un peu le désir, ce qui vexe même l'inventeur.

 

C. : C'était comment le processus de création du personnage de Nadia Kaci, vu qu'il n'existait pas dans le roman ?
K.D. : Il y avait que des mecs dans le roman. A un certain moment l'inventeur dit qu'il est allé voir une fille et qu'il se sent mieux. J'avais noté ça, c'est tout ce qu'il dit. Alors je me suis demandé : et s'il voyait cette fille plus souvent ? L'idée du psychiatre est venue à partir des monologues intérieurs du vieux qui existent dans le bouquin. Je ne voulais pas mettre une voix off ; je ne suis pas Alain Resnais, ce n'est pas mon style. Il faut qu'il parle à quelqu'un. Pourquoi pas une psychiatre ? Et si la copine de l'inventeur était l'analyste ? Celui-ci se sent mieux quand il la voit. Et si le vieux se sentait mieux aussi ? Elle s'introduit dans la vie des deux personnages.

 

C. : C'est un film assez violent, mais cette violence n'est pas montrée directement...
K.D. : Moi, ce qui m'intéresse c'est la mécanique. C'est peut-être prétentieux de ma part, mais je suis fasciné par une réflexion de Fassbinder qui a dit, quand on lui a demandé pourquoi il représentait l'Allemagne de cette manière-là, « moi, ce qui m'intéresse c'est signifier le monde. ». C'est-à-dire, par une mécanique on signifie. Je n'ai pas envie de parler de l'apparence. Si j'avais montré la violence de façon visible, le public dirait que le film raconte qu'on a tué beaucoup de monde en Algérie. C'est plus intéressant de représenter des choses en parallèle. La violence est construite socialement : le fait de surveiller les gens, le flic qui fait un interrogatoire absurde...

 

Les Suspects de Kamal Dehane

 

 

C. : Tu adoptes un ton léger dans cette représentation, ce qui permet au spectateur de souffler par rapport à ces événements qui sont très forts.
K.D. : Il y a un peu d'humour. Je voulais avoir un ton un peu tragicomique. Parfois, dans les grands moments tragiques on a des éclats de rire incroyables. C'est peut-être ça qui soigne l'humanité. Ce n'est pas du burlesque, c'est de la tragicomédie. Au même temps je crois que ce genre de contradictions humanise les personnages et ça évite de les juger.

 

C. : Le film a été vu en Algérie ?
K.D. : J'ai fait l'avant-première mondiale là-bas. C'est une production 50% algérienne et 50% belge. Ce n'est pas un film aidé mais de parité, totalement financé par le service public. Il a été très bien reçu là-bas en festivals, maintenant il faut le montrer dans les salles. Il est prévu que le film sorte en salles début janvier, comme en Belgique. J'espère que les gens iront le voir, ici ou ailleurs, et qu'elles le jugent elles mêmes. Mais c'est compliqué de distribuer ce genre de film.

 

C. : Tu as des projets ?
K.D. : J'ai un projet de fiction et un autre de documentaire, qui se fera peut-être plus rapidement, sur des femmes qui ont été condamnées à mort pendant la guerre d'Algérie : des jeunes filles qui s'étaient engagées dans la lutte de l'indépendance et qui ont maintenant presque 70 ans. J'ai envie de faire un film avec elles, de savoir comment elles nous regardent maintenant. Elles ont sacrifié leur jeunesse pour nous, je veux savoir ce qu'elles attendent de nous. Ce sera un film sur la mémoire.

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