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Anton Setola, réalisateur de Jazzed

Publié le 01/05/2009 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

Jazzed on the rock

En compétition nationale au Festival du Court Métrage de Bruxelles et bientôt à Annecy, Jazzed, découvert à Anima, nous a semblé le film le plus abouti et a donc emporté, en même temps que nos cœurs, l’humble prix Cinergie. Véritable expérience cinématographique, ce petit film de sept minutes nous plongeait dans un déluge d’images coulantes, vibrantes et pétillantes, un torrent de sensations, le tout glissé sur une trame narrative tout aussi malléable, élastique et envoûtante que les trilles de Coltrane. On en était donc sorti enthousiasmé… et interrogatif. Mais qui est donc Anton Setola ?
À peine arrivé à Cinergie, avec quelques minutes de retard, en nage, le voilà prié de s’expliquer et sur son prénom et sur son nom, qui, il nous rassure, n’a rien à voir avec la famille du mafieux italien. Arrivé tout droit de Gand, il a cherché son chemin, couru pour être à l’heure. Tandis qu’il reprend un peu son souffle, s’ébauche une discussion où, flamand oblige, on se tutoie tout de suite et on saute d’une langue à l’autre, l’interview s’ébauchant en franglish où on s’emmêle les pédales, revenant en arrière pour s’assurer qu’on a compris, et on n’a rien compris justement, repartant, bifurquant, et tout cela dans la joie et la bonne humeur, beaucoup de malentendus, de rires et d’humour. Mais non pas sans sérieux, car, le jeune réalisateur flamand, énergique, tendu et joyeux, envisage le cinéma comme une expérience esthétique et visuelle, avec beaucoup de profondeur.

Cinergie : As-tu terminé tes études depuis longtemps ?
Anton Setola : Je ne les ai jamais terminées (rires). En fait, je n’ai jamais voulu faire de l’animation, je voulais dessiner, je ne savais pas quoi, je ne sais toujours pas quoi d’ailleurs, mais c’est ce que je voulais faire. J’ai donc étudié l’animation au KASK à Gand parce qu’il y a, dans cette école, une section dessin. J’ai étudié là pendant deux ans, enfin trois, parce que les choses n’ont pas été faciles la première année (rires). Avec quelques amis, nous avons travaillé sur différentes choses qui n’ont jamais abouti, bien sûr (rires) et puis nous avons travaillé ensemble dans une petite compagnie de production, où nous avons fait des animations en 3D, des séries, des petites choses de commandes, Les Triplettes de Belleville, mais ça n’a jamais décollé. J’ai abandonné et je suis retourné au dessin. C’est alors que j’ai été accueilli en résidence au Nederlands Instituut voor Animatiefilm, à Tilburg. Là, j’ai fait des films, rencontré plein de gens, expérimenté beaucoup de choses. Pendant deux ans, j’ai pu faire là-bas tout ce que je voulais, ce qui est absolument génial ! Mais je n’ai jamais voulu faire d’animation, cela m’a toujours rattrapé, c’est le destin (rires) !

 

C. : Jazzed n’est pas ton premier film ?
A.S. : Non, pas du tout (rires) ! J’ai fait deux films, Mirror, Mirror et Out of Sight en 2005 qui ont beaucoup plus à voir avec la vidéo, l’art, le cinéma expérimental que le cinéma d’animation. Ce sont des films pour un tout petit public. Même si Jazzed n’a pas d’histoire particulièrement construite, de dramaturgie scénaristique, ces deux premiers films ne se situent pas dans le même registre. Ils étaient très abstraits. Leurs structures étaient basées sur les couleurs, les formes, et les contrastes dynamiques. C’était vraiment du cinéma expérimental.

 

C. : À la manière de Norman Mc Laren par exemple ?
A.S : Ce serait prétentieux de vouloir faire les choses comme lui, ça signifierait que ce serait possible (rires) et c’est un maître ! Mais dans le même esprit, oui. Dans Jazzed, j’ai essayé d’utiliser ces aspects de contrastes, de dynamismes, de couleurs pour communiquer aussi directement que possible avec le public. C’est pour cela que je voulais une histoire assez ouverte pour expérimenter plein de choses, sans intrigue, rebondissements ou morale, mais pour créer, en quelque sorte, des connexions directes avec le public, pour qu’il sente les choses au lieu de les penser. Je ne sais pas si cela a marché, mais c’est ce que je voulais faire. La plupart des films d’étudiants sont plutôt déprimants, ils explorent des thèmes comme la mort, la solitude, les trucs comme ça. Même si ces aspects sont aussi, d’une certaine manière, dans le film, je voulais faire un film plus « up beat » que déprimant !

 

C. : Comment  as-tu réalisé techniquement le film ?
A.S. : Entièrement sur ordinateur, sans papier, avec un programme extraordinaire : TVPaint Animation. Ce programme permet de travailler avec des images bitmap plutôt qu’avec des vectorielles, un programme en 2D donc qui donne des textures très naturelles. On peut, d’une certaine manière, peindre directement sur l’écran et ça imite les médias naturels. J’ai pu essayer un million de layers, ce qui est impossible en animation classique, parce que cela devient très difficile d’arriver à garder les matières et à organiser tout ça sous la caméra. Là, j’ai pu expérimenter des combinaisons de couleurs, d’animations, de mouvements. Ça a été l’enfer, mais je l’ai fait…Mais ça a été l’enfer (rires !).
Et puis, c’est la dernière fois que je fais un film entièrement seul. C’est difficile de se motiver sur une si longue période, sans retours, sans partager cette créativité avec quelqu’un qui rebondit sur tes idées, qui les nourrit, qui te donne du recul…

 

C. : À quel moment est intervenu Arnaud Demuynck ?
A.S. : Bien plus tard, au moment de la post-production. D’ailleurs, il a fait un si bon boulot qu’il restait de l’argent pour la promotion du film et nous avons donc fait un petit livret avec des dessins, du matériel, des choses comme ça. Je suis curieux de voir ce que ça donne. Il est sous presse pour le moment. En fait, j’ai eu trois producteurs sur ce film, ce qui est plutôt rare pour un court métrage ! Ton Crone au NIAF, en Hollande, au moment de la pré-production, et puis Annemie Degryse, qui a aimé mon projet et m’a donc aidé à avoir de l’argent du côté flamand. Elle s’est occupée de la partie production avant qu’Arnaud n’intervienne à son tour. C’est elle qui me l’a présenté.

 

C. : Est-ce un projet que tu portes depuis longtemps ?
A.S. : Oh la la… Depuis 2002, 2003, je crois. Tout a commencé avec 5 dessins. J’ai essayé d’en faire des cartes postales et de les vendre. Malheureusement, personne n’en a voulu (rires) ! Peu à peu, une histoire, ou plutôt une idée, s’est développée à partir de là. C’était quelque chose que je continuais à porter en moi, mais je ne voulais pas encore m’y mettre, je ne me sentais pas assez de bagages pour le faire. C’est au NIAF que j’ai vraiment attaqué Jazzed. La production a réellement commencé en 2006, et le film était terminé en octobre 2008. Cela fait donc un moment que je le traîne avec moi ! Garder le scénario ouvert et construire le film à partir d’une idée, plutôt que sur une histoire, cela m’a aidé, m’a nourri. Au début, c’était très vague, mais au fur et à mesure, cela s’est précisé. Peu à peu, j’ai incorporé ces idées sur lesquelles je travaillais dans mes courts expérimentaux.

 

C. : Lesquelles exactement ?
A.S. : Ce sont des idées formelles : comment les formes, les couleurs, les contrastes, les mouvements, et des intensités différentes peuvent se combiner et engendrer des émotions sur le spectateur. Ce sont des enjeux liés à la question de la perception en général. Comment perçoit-on une image, par exemple ? Comment la couleur interagit-elle avec notre subjectivité, comment les combinaisons de couleurs nous font-elles éprouver quelque chose et changent-elles notre perception, et du monde et de nous-même dans le monde ? Certaines images peuvent engendrer des perceptions qui, elles-mêmes, font naître des émotions. C’est comme la musique ! En fait, les images sont comme la musique, c’est peut-être la meilleure manière de décrire ce que je veux dire ! Cela fait naître des émotions. C’est ce que je voulais que mon personnage éprouve. Il fait un voyage, en quelque sorte. Au début, ce qu’il perçoit lui semble réel, et puis cela devient de plus en plus abstrait et interfère de plus en plus directement avec le domaine des émotions. Je voulais que le film soit assez ouvert pour être interprété de mille manières différentes.

 

Jazzed d'Anton Setola.

 

C. : C’est pour cela que ton film est « jazzed » ?
A.S.: Ah! Je ne m’attendais pas à cette question (rires!). Est-ce que mon film est « jazzed » ? En tout cas, j’ai longuement hésité sur le titre, qui est très branché, comme ça, un peu cheap. Mais je crois que cela correspond aussi aux clichés que le film véhicule. Et puis, je n’ai pas trouvé mieux. Mais est-ce que mon film est jazzed… ? Je ne sais pas, c’est peut-être au public de répondre. D’une certaine manière, il l’est, puisque je crois que les images fonctionnent comme la musique et que j’ai essayé de construire ce film musicalement…

 

C. : Ton film est aussi nourri de références... Cette ville, ces néons, ce musicien noir…
A.S. : Ce bar, cette femme fatale, la course en voiture… Oui. Voilà aussi pourquoi j’ai choisi le jazz. D’un côté, ce monde extérieur, avec tous ses clichés qui nous sont imposés par Hollywood, ou qui plus simplement, font partie d’une sorte d’imaginaire collectif, assez romantique, est très évident. Mais, de l’autre côté, il y a le monde intérieur très riche et intime des musiciens, leur univers, leur perception du monde qu’ils traduisent dans leur musique. Les deux mondes sont très perceptibles dans le film. C’était justement ce qui était intéressant. Je voulais utiliser ces clichés pour ce qu’ils sont, puis les déconstruire, leur donner d’autres sens, pour les ramener à ce qu’ils font sentir, vers d’autres émotions, des choses essentielles, la musique, le jazz.

 

C. : Tes dessins m’ont aussi évoqué cela.
A.S. : J’ai essayé d’utiliser les couleurs et le graphisme des albums Blue Note, mais je me suis aussi inspiré de l’univers de peintres comme Mirò, Kandinsky, Picasso…, d’un mouvement pictural qui a essayé de transmettre abstraitement des émotions. J’ai essayé de traduire le jazz en images, d’en rendre le rythme en déconstruisant l’image, de traduire l’émotion de la musique par les formes, les couleurs, les lignes, les compositions. Tous ces éléments, traités ensemble, se communiquent au public. C’était une démarche assez radicale. C’est exactement ce que j’ai voulu faire et comme je ne suis pas le seul ni le premier, j’ai pu m’inspirer de beaucoup d’autres !

 

C. : Et comment as-tu abordé la musique du film ?
A.S. : Je ne suis pas un fan ni un grand connaisseur de jazz. J’aime cette musique parce qu’elle véhicule une sorte d’émotion chaude et cotonneuse, mais je n’écoute pas ça tous les jours. Ce que j’aime dans cette musique, c’est qu’elle essaie d’être aussi directe que possible, elle n’explique rien (la musique n’explique jamais rien). Avant même d’avoir les règles avec lesquelles je voulais jouer, j’avais quelques images, et j’ai cherché quelques morceaux de musique sur Internet. J’avais, dans la tête, quelques états émotionnels : la mélancolie, des choses plus up beat... J’ai trouvé quelques morceaux qui portaient, dans leur titre même, l’émotion que je cherchais et ça marchait parfaitement. J’ai demandé à Frederik Segers s’il pouvait faire quelque chose de similaire, mais à sa façon. Il a fait un travail merveilleux, c’est un sacré compositeur, mais ce fut difficile de parler aux musiciens, de trouver un vocabulaire commun pour leur expliquer ce que je cherchais. Je suis habitué aux images, eux à la musique, nous n’avons pas le même vocabulaire. Je leur demandais, par exemple de jouer « quelque chose d’orange », et ils ne comprenaient pas (rires) ! Donc, je devais revenir à ce que je voulais dire pour arriver à leur communiquer une idée abstraite.

 

C. : Il y a des émotions proches de la terreur, aussi, peut-être, notamment  lorsque ton personnage se retrouve face à cette femme fatale qui se transforme en cygne.
A.S. : Mais c’est le moment où tout devient intérieur, où il n’y a plus de frontières. C’est une image mythologique que je n’ai pas trop envie d’élaborer, qui parle d’elle-même, qui vous met dans un certain état. Je crois que ce sont des images qui existent, quelque part, dans notre ADN. Elles ne s’expliquent pas, mais elles résonnent tout de suite avec ce que nous sommes. Elles sont archaïques. Comme les images de certains livres pour enfants, et les enfants les adorent ou les détestent. Il n’y a pas d’entre-deux.

C. : Comment as-tu réalisé un personnage aussi drôle et sympathique sans lui donner des yeux ?
A.S. : Au début, je n’y avais pas pensé, et c’était difficile parce qu’il n’avait pas grand-chose pour exprimer ses émotions. Mais j’ai eu la chance qu’il ait cette petite houppette sur le crâne qui réagit à tout et fait passer ses émotions. Elle lui donne du mouvement et des expressions. Ne pas lui donner des yeux fut un choix graphique : cela l’aurait rendu trop humain. Sans yeux, il est plus à distance, plus abstrait. Je ne sais pas comment ça marche, mais ça marche (rires) ! Il retrouve des yeux dans cette course en voiture, mais à ce moment-là, il est complètement assailli de perceptions, rempli d’émotions, et je crois que, dans ces états-là, on n’est plus qu’un œil.

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