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La Fée - Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy

Publié le 13/09/2011 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

On les rencontre tous les trois à l’hôtel Manos, au charme suranné, loin de leur univers burlesque, poétique et plutôt atemporel… On se demande longuement où aura lieu l’interview, dehors, dedans, près de la fenêtre ? Dehors serait sans doute mieux pour Bruno Romy qui en grillerait bien une ou deux pendant qu’on parle… Fiona Gordon, elle, attend, sourit, observe... Quant à Dominique Abel, il regarde comment on installe la caméra, remarque une lampe en forme de « larve », va ici, puis revient là. Il funambule… Au bout d’un moment, on a trouvé la bonne place, le bon angle, les bons fauteuils. 
« À l’attaque », lance Dominique Abel. L’interview est riche, non seulement parce qu’ils sont trois et qu’ils sont généreux de leur parole et de leur temps, mais aussi parce qu’ils interprètent différemment nos questions, les entendent chacun à leur manière, les prennent sous tous leurs angles, les tournent, les retournent, se les lancent et les attrapent au vol… Et l’interview de bondir et rebondir joyeusement.

Cinergie : Alors, Fiona est-elle vraiment une fée ? Le film joue sans cesse sur une sorte d’ambiguïté et l’on ne sait plus à quel saint se vouer !
Fiona Gordon : Je ne sais pas. Justement, si on ne le dit pas, c’est qu’on ne veut pas le dire !
Dominique Abel : On s’était tout de même dit qu’elle était un prototype de fée inachevée, quelqu’un qui doit répondre à beaucoup de besoin, mais qui n’a pas vraiment les moyens, une fée maladroite…
Bruno Romy : Et puis elle n’a pas de pouvoirs surnaturels. Dans le film, on ne sait pas trop si c’est vrai ou pas.

 

Cinergie : Mais elle fait voler des gens tout de même !
B.R. : Ça doit être possible !
D.A. : Surtout qu’il ne vole pas très bien, notre personnage !

 

C. : Dans vos deux précédents films, on courait pour prendre des chemins de traverses. Dans La fée, on a le sentiment que les personnages y sont déjà, et qu’il ne s’agit donc plus de les prendre, mais plutôt d’y rester.
D.A.
 : Nous nous étions dit que Rumba était l’histoire de gens qui tombent et se relèvent toujours. Ici, c’est l’histoire de gens qui courent. On a essayé d’écrire l’histoire de personnages démunis, tous un peu à côté de la plaque, seuls. Ces chemins de traverses ne sont pas vraiment des culs-de-sac, mais plutôt les trajectoires de ces gens qui essaient tout simplement d’être heureux. C’est soit un amour, soit un chien perdu, soit ce patron de bar complètement myope à qui on a méchamment enlevé son permis de conduire… Ils ont tous des petits problèmes, en fait!

 

Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy

F.G. : Mais c’est vrai qu’il s’agit de chemins qui ne finissent pas. C’est un peu l’idée que la vie est un conte de fée, quelque chose de continu. On peut mourir, mais il y a toujours un autre pour prendre le relais. Et dans sa propre vie, il n’y a jamais un début et une fin. C’est peut-être pour cela aussi que ça ne nous intéresse pas vraiment de savoir si Fiona est oui ou non une fée. Peut-être l’est-elle une minute ? Et une minute après, elle ne l’est plus, comme dans la vie. 
D.A. : Et peut-être que quelqu’un qui a simplement envie de rendre les gens heureux est une fée ? Spécialement dans notre histoire, qui est une histoire d’amour. Il s’agit de quelqu’un qui dit « Moi, j’aime cette personne là » ! En fait, elle ne le connaît pas, elle l’a juste vu de loin et elle s’est dit « ça c’est pour moi ». Et elle va essayer de le rendre heureux par tous les moyens. Mais dans la vie, quand on essaie d’aider les gens, on fait parfois plus de torts que de bien. Enfin moi (rires)…

 

C. : Tout ces personnages, à force de se croiser, tissent entre eux des liens et une sorte de territoire. Votre film parle aussi d’une très belle manière d’habiter le monde différemment, et de le faire collectivement.
D.A. : Mon personnage est un solitaire. Par nature et par son travail. Un gardien de nuit veille pour que les autres dorment bien. Du même coup, il est toujours en contradiction avec les horaires des autres et il ne rencontre personne. Beaucoup de personnages dans notre film sont clownesques parce qu’ils sont comme des vaches du mauvais côté de la clôture. Il aimerait bien aller brouter avec les autres là où l’herbe est verte. Je dis clown parce que c’est un peu ça la nature d’un clown, des gens qui se sentent trop lents dans un monde où il faut être rapide, inefficace dans un monde où il faut être efficace, peut-être pas aussi beaux que ce qu’il faudrait être. Leur raison d’être au théâtre ou au cinéma, est de dire qu’ils ne peuvent pas, qu’ils ne sont pas comme ça… En fait, 90% des gens sont comme ça ! On est tous un peu handicapés. Comme cette fée est un prototype de fée inachevée, tout nos personnages sont des prototypes humains inachevés, c’est leur beauté, leur richesse.
B.R : Ce sont toujours les personnages en marge qui nous inspirent. Quelqu’un de complètement intégré dans la société ne nous intéresse pas, ce n’est pas une matière burlesque.
F.G. : On ne fait pas des parodies. On ne tourne personne en ridicule, on ne se moque pas. Mais puisque nous sommes comme ça (rires), on prend des éléments de nous-mêmes qui sont ridicules et on joue avec. On a pris aussi beaucoup de plaisir à exprimer les qualités burlesques de nos personnages secondaires. Ce qui est maladroit et touchant, est ce que nous trouvons magnifique. Contrairement à d’autres burlesques, on utilise les figures de l’autorité, comme les flics, pour se permettre d’être encore plus burlesque. Pour nous, ils sont aussi assez touchants. 

 

Fiona Gordon et Dominique Abel ©JMV/Cinergie

 

C. : Mais qu’est-ce qui vous touche dans ces trois Africains en termes de burlesque ?

F.G. : Ces jeunes clandestins ne sont pas des personnages burlesques. On prend nos acteurs tels qu’ils se donnent, et eux, ce qu’ils nous ont proposé, c’est plutôt l’innocence et l’espoir, un certain calme, une certaine distance. Et c’est comme ça qu’ils ont joué. Ils deviennent aussi un chœur, ils sont un peu à l’extérieur comme souvent les immigrés clandestins. D.A. : Ils sont quand même foireux… Quand tu vois le nombre de gens qui veulent aller en Angleterre et combien y parviennent ! L’échec fait parti du quotidien de ces gens-là, il suffit d’allumer la télé tous les soirs pour le voir. Et on n’a pas dérogé à cette règle dans notre film. À la fin, ils sont presque au point de départ. Et puis, leurs solutions - voler des saucisses, les cuire ou se cacher dans une bagnole - elles sont un peu foireuses aussi...

 

C. : Cela dit, vos personnages semblent avoir en commun une certain forme d’innocence et peut-être est-ce le film lui-même qui est, d’une certaine manière, ingénu, au sens presque étymologique du terme, qui veut dire « libre » ? Qu’il s’agisse du scénario, des situations que vous mettez en place, de certains moments de mise en scène, mais aussi des personnages.
D.A. : On ne bâtit pas nos personnages selon la méthode classique du cinéma, où l’on doit savoir leur passé, le poids psychologique de leurs relations avec leurs parents, etc. Non, nous, nos personnages sont là quand on dit « Action ! », et ne sont plus là quand on dit « Coupez ! ». Quand on travaille avec des acteurs, on cherche ça, une espèce de naïveté, de découverte permanente. On peut tomber, mais on va se relever en pensant que, cette fois-ci, ça va aller. Et on retombe... Mais ce n’est pas grave, on va se relever. Il y a toujours cet espèce d’élan, ou d’étincelle, ce qui est commun avec l’enfance. Quand on joue, on est toujours un peu proche de ça, pas de l’enfantillage, pas de la sensiblerie. On déteste la sensiblerie, le côté gnangnan ou culcul.
F.G. : Notre sens de l’humour va dans ce sens-là, les personnages sont écrits comme ça, ensuite, ils sont nourris par leur propre personnalité. Mais le monde est merveilleux, tout est merveilleux, et tout est à découvrir même lorsqu’on est déçu.
B.R : Cela vient aussi du choix des acteurs que nous faisons. Dans le cas de ces trois clandestins, on est tombé sur eux, ils nous ont touchés en improvisation. On ne cherche pas forcément le côté burlesque chez eux, on cherche ce qui nous touche. Cela tombe parfois sur des trucs burlesques, mais parfois non. Il faut simplement que cela nous touche, que ça nous parle.
F.G. : D’ailleurs, quand on écrit, on n’essaie pas d’être drôle. On essaie d’écrire un propos ou une histoire qui nous touche et puis après, on improvise. Cela nous fait plaisir de voir les gens rigoler (rires), mais si l’un de nos acteurs n’est pas drôle du tout mais qu’il a une autre force, c’est tant mieux.

 

C. : La question est plutôt d’être décalé alors ?
F.G et B.R. en même temps : Même pas ! 
F.G. : On est déjà décalé ! On ne doit pas mettre du ketchup sur la moutarde, si tu veux (rires) ! On est déjà assez bizarre comme ça. 
B.R. : En tous cas, on ne décale pas volontairement nos personnages. Tout ce qu’on écrit est totalement sincère.
D.A : Mais quand même... Ce n’est pas pour rien qu’on a pris deux policiers qui sont extrêmement lents ou une vieille dame à la place du patron. Dans ce sens-là, il y a un décalage. On n’a pas envie d’aller dans le sens du cliché, que quelqu’un de fort soit musclé, par exemple. Forcément, il y a beaucoup plus d’intérêt dans un scénario à aller vers quelqu’un qui a un problème plutôt que quelqu’un qui est heureux, riche… (rires) Peut-être qu’on dépasse un peu le point central de la beauté, dans tous nos films. Quand on est décalé, comme tu dis… Les gens, c’est dans leur décalage qu’ils sont beaux, pas dans leur essai de calage. Tout le monde regarde un peu comment on doit s’habiller maintenant, comment on fait pour avoir du boulot, et ça ressemble à des espèces de stéréotypes, très pauvres parce que tous pareils, et très différents de la nature humaine. La nature humaine, c’est des failles, c’est tordu, c’est inadéquat. Et c’est dans cette inadéquation qu’on place la beauté.

 

C. : Et le rire burlesque naît de cette inadéquation-là ?
F.G : Ce qui est drôle, c’est que tous les clowns ont leur style. Et aucun n’est comparable. Quand on regarde dans le passé, Tati, Chaplin, ont un fond commun, mais ils n’ont rien à voir. Quoique… Monsieur Hulot est assez maladroit dans un monde qui est adroit…. Mais Tati s’est beaucoup intéressé à la géographie, à l’architecture des relations humaines, c’est un autre aspect qui l’intéressait. Chaque clown imprime son propre style qui est généralement instinctif. On se brosse dans le sens du poil. On ne peut pas demander à un clown d’être drôle d’une manière qui n’est pas la sienne. Parfois, on nous a demandé de jouer dans des courts métrages en pensant qu’on allait être drôle et on ne l’est pas ! (rires)
D.A : Tati, justement, a une sorte d’amour pour le réalisme. Je sais qu’il a passé des semaines ou des heures ou des années à chercher un bruit de sonnette ou une voix synthétique qui correspondait à la voix synthétique de son époque. Il n’y est pas arrivé alors il a bricolé un truc avec quelqu’un qui a fait semblant, mais il aurait voulu avoir cette vraie voix synthétique. C’était un genre de passionné du réalisme. Et c’est dans l’arrangement de ces matériaux réalistes qu’il trouve une grande liberté et une folie. Nous, nous sommes plus proches de la poésie, de la fable, peut-être plus proche de Chaplin. Ce n’est pas important que ça soit vrai, l’important, c’est qu’on puisse croire que c'est vrai. Dans nos films, le public sait très bien que c’est complètement faux quand on conduit une voiture. On part là-dessus pour bâtir une connivence. Mais chaque artiste a sa manière différente de fonctionner.
F.G. : Si on parle des grands, des grosses machines, c’est parce que tout le monde les connaît, évidemment…
D.A. : On ne se compare pas…

 

Fiona Gordon et Dominique Abel © JMV/Cinergie

 

C. : Cela vient aussi de votre parcours au théâtre ?
D.G. : Disons que ça induit un mode d’écriture. On ne construit pas tout autour d’une table en écrivant. Nous, on se met sur un plateau.
D.A. : Il y a d’abord une étape qui passe par l’écriture. Mais dès qu’on a une structure un peu cohérente, on l’essaie.
B.R . : Au bout de trois, quatre mois, lorsqu’on est d’accord sur l’histoire, je viens à Bruxelles chez Dom et Fiona et on essaie tout ce qu’on a écrit. Le soir on regarde ce qu’on a tourné, le lendemain on réessaie, etc. etc. Jusqu’à la veille du tournage. Souvent au cinéma, on sépare le découpage, l’éclairage. Nous, dans ces moments de répétitions, on réfléchit aux effets spéciaux, au décor, ce qu’il nous faudrait pour faire ça ou ça. On aborde le cinéma globalement, pas partie par partie.
F.G. : Comme une peinture. Il y a cette globalité qui se développe dans la peinture.
D.A. : Ou peut-être qu’on aborde le cinéma comme les pionniers le faisaient. Il y avait beaucoup moins de lourdeur et de technique. On sait bien comment Chaplin travaillait, il avait sa caméra, il tournait même en 35mm, mais il faisait et refaisait, jetait et jetait et puis à la fin, il avait ce qu’il voulait. On ne discute pas beaucoup de quel genre de cadrage on va faire, on essaie, et puis cela devient évident simplement parce qu’on a essayé ici et là et que ça marchait mieux à cet endroit. On n’a pas fait d’école du cinéma et on vient de la scène. On avait l’habitude de créer dans l’épure et surtout, puisqu’on n’a pas accès au vrai sur les planches, on doit faire semblant, un peu comme des gosses qui s’amusent. Du coup, il faut que le public aime ça, et qu’il projette lui aussi son imaginaire, son imagination. Je fais semblant qu’il y a du vent, le public doit accepter que c’est ma convention pour faire du vent. On joue beaucoup avec les conventions.

 

C. : C’est peut-être là aussi où l’on retrouve cette ingénuité, cette croyance en tous cas des enfants et Guignol dans votre travail, qui est très réjouissant dans ces libertés qu’il se permet.
F.G. : Oui, il y a un vrai plaisir à ça, comme il y a un plaisir à y croire, et même quand ce n’est pas crédible. Le public peut apprécier ça autant que les acteurs.
B.R : Et ce qui est marrant, c’est que le public, devant le film, y croit vraiment. Ce toit, tout le monde croit qu’on est vraiment sur un toit au Havre. S’ils revoyaient une image, ils verraient bien que c’est faux. Mais ils sont avec nous… Enfin, ceux qui le sont ! (rires)

 

C. : C’est l’enjeu d’un film comme celui-là, qu’il n’y ait pas d’adhésion ?
F.G. : Oui, mais je crois que chaque cinéaste se croit maudit vis-à-vis d’une certaine partie du public. On a tous cette tristesse-là, de ne pas plaire à tout le monde. Cela dit, quand on fait rire, c’est très évident, parce que quand ça ne marche pas, les gags tombent à plat. C’est peut-être moins flagrant avec d’autres films… Mais je crois que tous les cinéastes ont ce problème. Et les bons cinéastes ne peuvent pas plaire à tout le monde.

 

C. : Mais est-ce votre question ?
F.G. : Non, mais le rire collectif est quand même très joyeux. On le connaît de la scène. Bon, il y en a toujours un qui ne rigole pas, un qui dort et deux qui partent (rires), mais c’est un moment assez joyeux.
D.A. : Magique… Et puis il y a la qualité du rire aussi, des rires plus gros, d’autres plus fins. Cela dépend de l’auteur, de ce que l’on donne, mais c’est ça toute la passion. Une des grandes difficultés du montage est là, de parvenir à oublier le tournage pour découvrir une nouvelle matière, redécouvrir les choses et d’oublier les ratages, ne pas essayer de récupérer les ratés comme réalisateur mais de trouver la nouvelle matière, de redécouvrir ça comme la matière première. Ce qui est très dur parce qu’on finit de tourner le vendredi, le samedi on fait la fête, le dimanche, on balaie tout et le lundi, on commence à monter.

 

C. : Comment travaillez-vous à trois ? Vous vous répartissez les rôles ? 
F.G. : Pas vraiment. On peut reconnaître à chacun des qualités ou des défauts, qui ne sont pas non plus absolus. Mais on essaie chacun de participer à tout.
B.R. : Il n’y a pas de délégation ou de spécialité.
D.A. : C’est pas mal d’être trois étant donné notre style. Vu qu’on essaie physiquement ce qu’on écrit, on a l’habitude de chercher des idées visuelles qui ont un potentiel burlesque, comique. Mais on se plante quand même parce que la plupart des films burlesques n’ont même jamais été écrits. Les grands dont on parlait tout à l’heure n’ont jamais écrit un scénario. Pourquoi ? Parce que ça doit être essayé d’abord, ça doit être improvisé, mis dans l’espace. Quand on a une écriture sur scène, dans un studio, c’est bien d’être à trois car on peut tout essayer. Souvent l’un ou l’autre est dehors, on a un petit public. Ce serait sans doute plus difficile de le faire tout seul. Bon, il y en a qui l’ont fait, Chaplin était tout seul. Mais ce n’est pas difficile à trois.

 

C. : C’est comme ça que vous travaillez vos scénarios ?
F.G. : On passe beaucoup de temps à l’écriture, mais on la nourrit par l’impro. On n’improvise rien sur le tournage. On bâtit le scénario en ping-pong, entre la table et les impros.
D.A. : Je pense quand même, puisqu’on a trente ans dans les pattes de création au cirque ou au théâtre, qu’on a un petit peu appris à trouver une écriture qui nous est favorable, qui met en évidence nos personnages. Avec beaucoup de ratés, petit à petit... Et notre écriture est liée à l’imaginaire, à la fable, parce qu’on sait ce que l’on peut assumer comme clown.
B.R. : Au début, on avait du mal à écriture des séquences burlesques. C’est chiant à lire… Maintenant, on se permet d’écrire des petites phrases dans notre scénario. Comme il y a L’Iceberg et Rumba, les gens nourrissent ça d’eux-mêmes à la lecture.

 

C. : En même temps, La fée est faite de tous petits détails qui se répondent et tissent entre eux une toile narrative dense.
F.G. : C’est justement le résultat de ce ping-pong. À forces, ces allers-retours s’enrichissent. Mais on ne rajoute pas de détails pour rien, un détail vient pour être réutilisé plus tard, de manière un peu organique. Cela se bâtit un peu comme un bonhomme de neige. Ou comme une peinture.
D.A. : Au théâtre, c’est facile, on crée, on joue, on a une réaction, et le lendemain, on peut changer. On a fait des tournées théâtrales de plus de 1000 représentations, on peut donc affiner de plus en plus la mécanique, être de plus en en plus sûrs de ce qu’on veut et de ce qu’on aura. Le problème avec le cinéma, c’est qu’une fois que c’est fait, c’est fait.

 

Fiona Gordon ©Cinergie

 

C. : Vos films témoignent aussi d’un grand amour pour les détails, et notamment dans vos décors. Vous semblez avoir tout décalé aux années 70 et cela donne rend le film un peu atemporel.
F.G. : Ah mais ça, ce n’est carrément pas fait exprès ! Il faut d’ailleurs qu’on dise à nos décorateurs « Non, non, pas années 70 ou 60 ou 50 »… Mais bon, Le Havre est une ville qui a été bâtie dans les années 50. Mais nous, nous ne faisons pas exprès. Nous n’avons aucune nostalgie du passé.
D.A. : Mais si les gens nous parlent des années septante, c’est que ce n’est pas totalement atemporel (rires) ! Mais c’est juste qu’une bagnole des années 80, ça a une gueule, une forme. Dès qu’on va chercher une voiture actuelle, cela fait un peu journal télévisé, ça aura un côté démodé dans trois ans. Cela n’amènerait pas le côté fable, conte qu’on cherche.
F.G. : Il y a quand même un portable dans le film !
D.A. : On a fait un effort quand même ! (rires)
F.G. : C’est aussi qu’en termes de burlesque, c’est important d’avoir des objets qui ont un potentiel mécanique. Un ordinateur, nous n’avons pas encore trouvé le moyen de rendre ça drôle. On cherche des choses physiques.
D.A. : C’est comme un bébé, ce n’est pas un outil, mais c’est un humain extrêmement fragile, propice aux catastrophes et donc aux gags. Et puis cela se chevauche pas mal, il y a des musiques des années 30 et d’autres plus actuelles… Ce qui marque le plus dans notre film, c’est les années 50, avec cette ville du Havre, entièrement reconstruite par un seul architecte dans ces années-là.
B.R. : On croirait une maquette… La première fois, c’est assez zarbi !
D.A. : On aime bien cet aspect-là, on trouve ça beau ce côté béton patiné et ces grandes formes...
F.G. : On voulait aussi écrire l’histoire de cette fée qui entre dans la vie de plusieurs personnes, dont ces clandestins. Cela s’imposait un peu que ce soit un port industriel.
D.A. : Et puis, cette ville est comme une métaphore visuelle de la ville, comme si un enfant avait dessiné des buildings et des grandes fenêtres.

 

C. : La fée est un film exigeant qui demande au spectateur beaucoup d’attention et d’abandon.
F.G. : C’est peut-être une histoire de confiance. En tant que clown, je sais que si le public a confiance, c’est toujours beaucoup plus facile, il est prêt à rire. Il y a le danger contraire, qu’il rit trop facilement, ce n’est pas un bon rire, c’est trop complaisant. Mais c’est vraiment difficile pour un jeune clown que personne ne connaît de faire un stand-up ou un spectacle, parce que les gens t’attendent au tournant. Quand tu es connu, cette étape-là est gagnée. C’est très dur d’être drôle quand on a le sentiment que le public ne va pas rire… C’est très délicat tout ça.
B.R. : Cela dit, au cinéma aussi... Sur un film, quand tu sens une équipe tendue, c’est compliqué.

 

C. : D’autant que le film va et vient entre fantaisie et réalité, et se tient en équilibre très finement entre les deux…
F.G. : On a un côté brechtien comme ça, on ne veut tromper personne. Vous êtes en train de voir un film et dans ce film, il y a des acteurs qui sont en train de faire des trucs.
D.A. : Il y a aussi un style dominant dans le cinéma qui est fait de choix de vedettes, des gens, donc, qu’on a l’habitude de voir, une narration très dialoguée, un goût pour le naturalisme et pour le traitement psychologique... Tout cela n’est pas du tout naturel. Mais le faux naturalisme du cinéma, tout le monde l’a en tête. Quand on y déroge, cela demande peut-être un peu d’habitude. Il y a eu des périodes au cinéma où, à l’inverse, la norme était au très large parce qu’il fallait laisser de la place au corps pour bouger, et les acteurs jouaient de leur orteil jusqu’au cheveu. Et puis est venue, peut-être, la télévision. On a dû se rapprocher, parce que, autrement, on ne voyait plus rien des détails… Je n’en sais rien, je me fais mon histoire du cinéma comme ça…, où finalement il y a un courant dominant qui est extrêmement précis et que les gens reconnaissent comme du cinéma. Quand on vient avec une autre proposition, cela prend un peu de temps, mais pas beaucoup. Cela dépend. Nos films traversent plutôt bien les frontières.

 

C. : C’est qu’ils sont vraiment très proches des films muets.
D.A. : Oui
F.G : Mais dans les films muets, les gens parlent énormément et on ne les entend pas (rires). Tandis que nous, on n’est pas très bon dialoguiste (rires) donc on ne parle pas beaucoup. Cela dit, Kaurismaki a fait un film muet il y a quelques années, et personnellement, c’est celui de ses films que j’aime le moins parce que je considère que faire un film muet aujourd’hui, c’est vraiment un exercice de style. L’expression brute d’un cinéaste ou d’un artiste m’intéresse plus que la construction autour d’une forme. On peut trouver ça bizarre parce que nos films sont assez formels, mais cette formalité n’est pas du tout réfléchie. Elle est en nous, cette rigidité-là.

 

C. : Est-ce que vous avez trouvé votre troisième vœu ?
D.A. :C’est de faire un quatrième film !

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