J'ai gardé le drap de lit intact
Tout se passait dans la salle du curé. Ma mère apportait le drap de lit qu'elle épinglait au mur avec la voisine en montant sur les chaises branlantes du presbytère. Il y avait toujours un ou deux plis récalcitrants sur cet écran de fortune, mais tant pis, Monsieur Rocloux, l'aveugle, commençait la projection. Presque toujours la même séance : première partie : les Aventures de Rintintin dont les jappements réveillaient le berger allemand couché sous le projecteur; deuxième partie : Charlot ou Laurel et Hardy. Monsieur Rocloux ne se trompait jamais de bobine. Il récitait en marmonnant à son chien les quelques phrases de dialogue qui s'enchaînaient et sifflotait le morceau de musique qui lui signalait la fin du film. Dès que la lumière se rallumait, je me précipitais pour récupérer l'écran que je repliais religieusement.
Dans la nuit froide, je remontais le village et la campagne jusqu'à l'orée du bois en tenant précieusement le drap plié contre ma poitrine comme s'il pouvait encore y rester toutes ces images magiques à mes yeux émerveillés de garnement de sept ans. Je le cachais sous mon oreiller de peur que ma mère ne le range dans l'armoire murale, qui sentait le moisi.
L'aveugle et son cinéma ne sont bientôt plus revenus mais j'ai gardé le drap de lit intact.
Dix ans plus tard, ma culture cinématographique campagnarde ardennaise ne s'était guère enrichie. Deux fois par an, ma mère faisait les courses à la ville. Je l'accompagnais pour porter les paquets, et après deux heures et demie de bus, je m'enfilais les trois films, de dix à dix-sept heures, dans les salles les plus proches de la gare : Forum, Crosly, Palace, Churchill, Paris, Elysée... J'engloutissais n'importe quoi, en essayant d'y glisser un film signalé "à proscrire" ou "à déconseiller" sur la liste rouge du curé. Si bien que je garde un souvenir aussi émerveillé du sourire ébloui de Gelsomina-Massina que des nichons plantureux de Sophia Loren, doux repos des pirates sur son île accueillante. Le cinéma gardait son mystère à mes yeux d'adolescent fiévreux. Il faisait partie du grand mythe inaccessible. Hollywood était mon usine à rêve, aussi forte, exaltante, éblouissante que Rome pour mon vieux curé et ses ouailles crédules. D'ailleurs, la Bible était aussi une merveilleuse fiction, pourvoyeuse permanente de scénarios.
Secrètement, la révolte grondait, avec mes seize ans, quand j'ai découvert A bout de souffle que j'ai revu vingt fois sans comprendre pourquoi. Puis, Moi, un noir m'a fait l'effet d'une révélation. Le cinéma n'avait pas seulement pour mission de bercer de nouvelles rêveries apaisant le coeur éternellement puéril de l'homme. La caméra n'était plus un refuge dans un paradis terrestre, elle se plantait même au coeur des villes pauvres et permettait d'accéder plus profondément à la connaissance de soi et des autres. Sa clairvoyance était sans indulgence. Grâce à Jean Rouch et à tous ceux qui ont décidé de porter la caméra à l'épaule, la dissimulation et l'hypocrisie du monde s'écartaient un peu. Je pouvais redéfaire le drap de lit blanc de ma mère, y projeter l'image des hommes qui vivent avec moi et donner la parole à ceux qui ne l'ont jamais. Avec le courage de se regarder, avec l'audace du cinéma direct, on peut augmenter le VRAI dans nos sociétés de pub et de fiction facile. Pourvu que ça dure.