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38 témoins de Lucas Belvaux

Publié le 15/03/2012 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Quand la ville raconte qu’elle dort…
Un paquebot se meut lentement vers le port du Havre. Monstre de métal froid, lent, lourd dans la grisaille bleutée, sa présence laisse planer une étrange menace, anodine, tranquille, sur les premières images de 38 témoins. Avec lui arrive le drame, avec lui arrive la peste, une sorte de mal métaphysique qui ne laissera personne indemne. Au cœur de la nuit, une femme est assassinée au bas de son immeuble, en pleine rue, en pleine ville. 38 témoins commence sur un fait divers tragique pour dérouler peu à peu une très sombre chronique sociale. Vrai film noir et faux polar, âpre, ample, hétérogène et taillé à vif, le nouveau film de Lucas Belvaux est un diamant brut, étonnamment libre et profondément sombre.

Quand elle revient de voyage, Louise apprend le drame qui s’est déroulé au pied de son immeuble. Personne n’a rien entendu, semble-t-il. Pas même Pierre, son compagnon. Parait-il. L’enquête commence. Celle de la police, celle d’une journaliste. Adapté d’un roman de Didier Decoin, Est-ce ainsi que les femmes vivent ?, 38 témoins est avant tout un faux polar. Certes, on y cherche l’assassin, des flics enquêtent, prennent des photos, font et refont des interrogatoires, une piste s’annonce à travers l’un des paquebots de passage dans la ville portuaire. Mais peu à peu, le film dérive, tout entier, ailleurs, vers un duel d’un autre genre. Autour de la scène du meurtre se joue une tragédie du silence. A la manière des héroïnes de Fritz Lang, fraîche, troublée et opiniâtre, Louise, que son innocence préserve, ébranle peu à peu les faux semblants qu’elle éclaire, presque malgré elle.
Film presque choral, 38 témoins s’attache à plusieurs personnages qu’il plonge dans le marasme qu’engendre le crime de la jeune et jolie petite voisine. Comme dans Rapt, les sphères privées et publiques, le monde intime, médiatique et politique se mêlent pour dresser le tableau de plus en plus ample, froid et dur de notre monde contemporain. La question du pourquoi, 38 témoins ne cherche jamais à l’élucider. « Il n’y a rien à comprendre », martèle le Procureur de la République, royalement interprété par Didier Sandre. L’entreprise est plus vaste. Le suspens est ailleurs. L’enjeu dramatique du film se noue sur le combat entre aveuglement et lumière, dissimulation et vérité, parole et silence. Glissant sur la ville, haute et majestueuse, traversant les murs, embrassant l’espace, la caméra se fraie son chemin entre chien et loup, gris et bleu, en quête de lumière. Elle s’approche des visages et des corps qu’elle scrute pour sonder la réalité. Théâtralisé dans des huis clos étouffants où les corps se font face, où les dos se détournent, où les visages se scrutent, le film met en scène de véritables duels où parole et silence s’affrontent, luttent, s’écrasent. L’extérieur, quand il n’est pas largement ouvert à l’ailleurs, à l’horizon de la mer, est celui de cette scène tragique, traversée de personnes stupéfiées ou aperçue depuis des appartements lointains. On passe sans transition de la chambre à la mer, il n’y a pas vraiment de routes ni de chemins. Il n’y a que des portes qu’on entrouvre ou referme, des fenêtres à travers lesquelles on voit ou l’on ne voit pas. Profondeur de champs zéro, personnages cloués au mur de leur appartement, lieux épurés au bord du vide. L’espace désormais se réorganise autour de la scène du crime, entre coulisses et orchestres. La ville semble devenue elle-même, tout entière, une sorte de non-lieu. Comme si toute tentative pour s’y mouvoir, pour l’atteindre, était impossible. Si la vérité arrive finalement par Pierre, peut-être est-ce justement parce qu’il est celui que sa fonction ouvre à l’horizon, celui qui guide les paquebots jusqu’au port. Il est donc le metteur en scène de la reconstitution du meurtre, scène époustouflante qui se joue entièrement ou presque hors champ, depuis les appartements de l’immeuble, vue à travers ses fenêtres, mise en scène à partir des cris. Cette reconstitution de la vérité, glaçante, raconte cette tragédie du voir qu’est 38 témoins.
Composite, hétérogène, 38 témoins cultive des accents très européens et fait résonner les drames provinciaux de Chabrol, les intrigues à la Simenon, les atmosphères de secrets étouffés par l’indignité et les passions honteuses. Drame de petites gens, le film s’installe en même temps avec force dans la grande tradition des films noirs américains, autour de ce duel entre les apparences, le spectacle et la réalité, où sans cesse se joue et se rejouent cette quête de la vérité, et derrière elle, par delà la culpabilité et de l’innocence, celle, plus morale, de la vertu. Yvan Attal y est bouleversant dont tout le cheminement vers la vérité passe par d’infimes mouvements du corps, puisqu’il s’agit bien de sortir d’une certaine immobilité. Aussi contaminé que les autres, malade et déchiré, de plus en plus souffrant et fantomatique, il incarne cette société malade d’elle-même, flottante, sans repères, sans ancres, sans bouée. Ténébreux, il fait résonner l’archétype de l’antihéros cynique, désabusé, lui aussi englué dans une culpabilité générale, mais malgré tout, vertueux. Car quand on a perdu toute dignité, reste encore l’honneur de tenir à sa propre déchéance. A travers les personnages de la journaliste qu’incarne Nicolas Garcia, et les figures de flics qui parcourent 38 témoins, le film vient renouer avec les grands mythes du cinéma américain, vision idéaliste de figures d’acharnés incorruptibles qui résistent encore quant tout fait défaut, quand tout sombre, même la justice. Comme le cinéaste lui-même, il s’agit de continuer à filmer, envers et contre tout, cette société peuplée de fantômes et qui a presque entièrement basculée dans l’indifférence, l’indifférenciation, le demi jour d’un entre chien et loup infini.

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