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A ciel ouvert de Mariana Otero

Publié le 15/02/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

La fabrique du récit

Plus connue pour Histoire d'un secret (2003), une enquête menée dans sa famille autour de la disparition de sa mère, Mariana Otero est une documentariste qui, inlassablement, filme l'élaboration du collectif, la création d'un commun. Qu'il s'agisse de la vie quotidienne dans un collège (La Loi du collège, 1994), du fonctionnement de la plus grande chaîne de télévision privée du Portugal (Cette télévision est la vôtre, 1997), d’un groupe de militants anticapitalistes (Nous voulons un autre monde, 2001) ou de la création d'une coopérative par des ouvrières bien décidées à sauver leur travail (Entre nos mains, 2010), elle tente de se saisir des rouages qui mettent en place le fond commun d'un monde investi à plusieurs. Avec À ciel ouvert, elle se penche sur une institution psychiatrique, non pas pour réaliser un terrassant Titicut Follies, mais pour pousser plus loin encore sa réflexion : derrière tout collectif, un récit s'élabore qui met en partage et en ordre le réel pour créer une réalité commune. C'est cette élaboration là qu'elle nous fait toucher du doigt dans À ciel ouvert.  

Des enfants jouent, courent, crient, mangent ensemble. Ils vivent, tout simplement, sous l'œil bienveillant d'adultes discrets, observateurs, plus ou moins présents. Ils s'agitent peut-être un peu plus que la normale, parlent moins bien, crient sans doute beaucoup. Mais ils ressemblent avant tout à des enfants. Tandis qu'ils questionnent sa caméra, interrogent sa présence ou l'interpellent, Mariana Otero se laisse faire et guider dans leur univers. Sa caméra portée part à la découverte de l'un et l'autre, nous fait cheminer entre chambres, jardins et couloirs, nous dévoile un territoire, de la vie quotidienne (cuisine, repas, jardinage, jeu de rôle, atelier musique...), le rythme de chaque jour. Elle nous immerge dans ce monde tout en y restant une présence silencieuse et attentive. Cette observation patiente pose d'entrée la question essentielle du documentaire : qu'est-ce qui nous est donné à voir exactement ? Que regardons-nous ? Ces questions viennent d'elles-mêmes brouiller les frontières entre la normalité et la folie. Rien de spectaculaire dans À ciel ouvert. Tout est au bord du normal, les cris sont à peine un peu plus puissants, les phrases un peu plus étranges, des tocs ou des crises d'angoisse se découvrent en s'amplifiant. Alors, la caméra s'éloigne un peu pour cadrer les tensions ou les regards à distance. La lumière irradie le film et l'éclaire tranquillement. Des plans fixes et lyriques d'un coin de ciel, d'une forêt, des bruissements d'oiseaux, des promenades le long des berges, viennent mettre en perspective ce petit monde dans une nature plus grande et paisible, aussi mystérieuse que ce qui traverse les enfants. Ou, pour le dire plus justement, ce par quoi ils sont traversés. La grande force du documentaire de Mariana Otero est de faire de la folie un récit à rebours : il ne s'agit pas de s'y affronter pour s'en emparer et la soigner, mais d'en découvrir la teneur, de saisir ce qui gît dans cet écart, parfois minime, qui peut faire gouffre, et s'en approcher le plus possible.

Sur ces scènes de vies quotidiennes, se glissent peu à peu des paroles, des mots qui viennent en rééclairer le sens. Si la caméra, en sillage, se contente au début du film de suivre les gestes, les visages, les translations entre les lieux, elle se fraie peu à peu un chemin dans l'envers du décor, elle ouvre les portes des réunions des soignants et capte leurs paroles, leurs tentatives d'explications. Là, des récits s'élaborent sur les enfants, leurs pathologies et leurs souffrances. Ils s'échafaudent au fil des constats, s'affinent, se mettent à l'épreuve de leur réalité. Toujours dans le rythme du quotidien, dans les allers et retours entre ces réunions et la vie avec les enfants, la caméra vient les observer d'un œil nouveau, enrichie de ces propositions de récits, en continuelle élaboration, dont la justesse sera validée avant tout par leur capacité à tisser du lien. Sans jamais résoudre le mystère de ces altérités, Mariana Otero dévoile ce fil d'Ariane, tissé par les soignants, qui tente de guider les enfants dans les labyrinthes mentaux de leur pathologie, vers un peu d'extérieur, un peu d'altérité. C'est la lente construction d'une réalité supportable et intelligible qui se tisse sous nos yeux.

À travers ce travail d'observation et d'exégèse, le film met peu à peu à jour ce qui manquait à ces enfants, en dehors de toute clinique pathologique : la capacité à se raconter, la faculté à élaborer, pour soi-même et les autres, un récit qui puisse mettre en partage la réalité. En explorant le territoire de la folie, c'est ce fond commun-là, ancestral, archaïque, qu'elle révèle au fondement de tout être-ensemble.

Comme la caméra soigne un peu Alysson parce qu'elle lui permet de se rassembler, de venir faire corps dans un ensemble organisé qu'elle reconnaît, les narrations élaborées par les soignants et proposées aux enfants leur permettent de structurer leur rapport défaillant au réel. Le film de Mariana Otero, dans sa douce temporalité, pose cette question ontologique (et lacanienne par excellence) : Qu'est-ce que la réalité sinon le récit qu'on en fait, ce sens qu'on construit ensemble, auquel on peut adhérer à plusieurs et qui nous rassemble ? Tenter d'offrir un récit à ceux qui n'en ont pas les moyens, telle est finalement l'entreprise des soignants. C’est en un sens aussi la proposition du documentaire : À ciel ouvert raconte la fabrique du récit au cœur de tout essai cinématographique qu'il dévoile comme l'invention d'une réalité. Construit comme une enquête patiente et minutieuse, il nous fait éprouver cette expérience archaïque au cœur de l'être-humain : c'est le langage qui fait du monde, toute parole n'est que la tentative d'organiser le réel en une réalité intelligible et supportable et un film n'est jamais que la proposition d'une certaine fiction.

Sortie le 26 février 2014

Une coproduction des Films du Fleuves et de la RTBF

 

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