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Anne Lévy-Morelle, Sur la pointe du coeur

Publié le 01/02/2002 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Entrevue

Née à Bruxelles, Anne Lévy-Morelle est diplômée de Philosophie et Lettres à l'ULB et de réalisation à l'INSAS.
En 1997, sa cinquième réalisation, Le Rêve de Gabriel, révèle au grand public une cinéaste sensible et personnelle, peu attachée au conformisme des genres et qui sait mieux que personne, au départ d'une anecdote, induire une réflexion fondamentale sur la destinée humaine. Son dernier long métrage, Sur la pointe du coeur, dont le fil conducteur est l'hôpital Saint-Pierre de Bruxelles, nous invite une fois de plus à traverser le miroir des apparences. À l'occasion de sa sortie, Anne Lévy-Morelle nous a accordé un long entretien qui met en lumière sa démarche de réalisatrice, ainsi que les tenants et les aboutissants et la signification réelle de son film.Traverser les murs.

Cinergie : Comment, après le Rêve de Gabriel et son succès public, avez-vous eu l'idée de ce film, si différent dans sa forme, mais semblable dans ses questionnements?
Anne Lévy-Morelle : Pas si différent. Le Rêve de Gabriel était centré sur un personnage dont on suivait le destin. Ce personnage était là sans être là, et c'est très important dans la forme du film. Ici, le fait d'avoir un personnage collectif est une autre façon d'avoir un absent qui est quand même présent. C'est un large point commun qui transcende beaucoup de différences. La question du sens de la vie était déjà présente dans le Rêve de Gabriel, mais j'ai voulu l'aborder autrement. J'avais envie de quelque chose qui en soit la suite logique sans être un ersatz.
Je suis partie de l'idée de la traversée des murs. Cette notion, je l'ai d'abord rêvée, je pense, et puis j'ai travaillé pour essayer de retrouver cette impression. J'ai cherché une place à partir de laquelle on pouvait parler de la traversée des murs et un hôpital m'a semblé un bon endroit.

 

C. : Qu'entendez-vous par "traverser les murs" ?
A. L.-M. : Ma réponse, c'est le film, et je n'ai pas envie d'en donner une autre, parce que je crois que c'est la plus complète et la plus synthétique qu'on puisse faire. Les murs, ce sont beaucoup de choses de toutes sortes. On en a besoin quand on naît, on a besoin de savoir qu'on est un être distinct des autres (il y a d'ailleurs des gens qui n'y arrivent jamais). On a besoin de murs psychologiques pour se constituer en tant qu'individu. On a besoin des murs qui protègent, aident à se situer, mais en même temps, la caractéristique de l'être humain est de toujours rêver à l'impossible rêve, comme dit Jacques Brel. C'est-à-dire vouloir être ce qu'on n'est pas, et vouloir faire ce qu'on ne peut pas. C'est Prométhée qui va voler le feu, c'est le désir de savoir toujours ce qu'il y a derrière la porte fermée. J'avais envie de donner à cette idée une mythologie, une symbolique, et je voulais le faire avec une image contemporaine, concrète, quasi triviale, filmer des gens qui soient de vraies gens, avec un accent, avec un ancrage dans l'ici et maintenant, et pas aller interroger des spécialistes. J'avais envie de parler de métaphysique avec des gens bien en chair, et je n'ai pas été déçue. Ils avaient plein de choses intéressantes à dire, comme tous ceux qui en ont vécu beaucoup. Il suffit de se mettre à leur écoute.

 

A l'hôpital Saint-Pierre

C. : Pourquoi un hôpital vous paraissait-il un bon endroit ? Et pourquoi le choix de l'hôpital Saint-Pierre ?
A. L.-M. : C'est là, dans nos sociétés modernes et pour la plupart d'entre nous, où l'on naît et où l'on meurt. La place du début et de la fin de la vie. Et Saint-Pierre apportait des plus sur la notion de la traversée des murs. Il plonge ses racines très loin dans le passé. Aujourd'hui, c'est un hôpital avec tout ce que cela comporte, mais pendant des siècles, on y a isolé plus qu'on y a soigné les gens atteints des plus terribles fléaux: lèpre, dysenterie, syphilis, tuberculose. Aujourd'hui encore, c'est un centre de référence pour le sida. Et puis, on trouve tout à Saint-Pierre, toutes les misères, toutes les nationalités, toutes les langues. On traverse toutes les classes sociales, on rencontre une sorte de condensé de l'humanité qui est d'une extraordinaire variété. Il n'est pas nécessaire d'aller à des milliers de kilomètres parce que toute l'étrangeté de l'Autre (avec un grand A) s'y trouve. On va à l'hôpital parce qu'on a des problèmes de santé, c'est aussi un lieu de souffrance, mais ce n'est pas pour cela que je l'ai choisi. C'est parce que c'est le grand hall de gare de l'humanité, un lieu d'arrivées et de départs, et c'était surtout cela qui me fascinait. D'ailleurs, au sein du personnel, les gens ont une relation d'amour-haine à Saint-Pierre comme si c'était une personne.
Mais attention, ce n'est pas un film sur l'hôpital. Le comprendre est fondamental. Je suis allée y chercher la matière pour alimenter mon propos, qui est la traversée des murs. Dès le début, j'ai donc délimité mon champ d'investigation dans cet espace. À partir de là, j'ai cherché à développer une histoire, mais mon film ne cherche pas à rendre compte de la réalité sociale ou psychologique hospitalière. C'est comme lorsqu'on m'a dit à propos du Rêve de Gabriel : "Vous n'avez pas bien montré la Patagonie." Mais ce n'était pas un film sur la Patagonie. C'est vrai qu'on ne la voit pas beaucoup, qu'on ne voit pas les moutons, etc. Eh bien, ici, c'est la même chose, on ne voit pas les moutons non plus, mais en même temps, je n'ai jamais prétendu que c'était cela que j'allais faire, et rien dans le film ne le suggère. Cela ne veut pas dire que le film ne repose pas sur un travail rigoureux de documentation. Simplement, mon travail de mise en scène a été de nous rendre le plus transparent possible afin que les choses puissent au maximum se passer comme lorsqu'il n'y a pas de caméra. Rien n'est artificiel, tout est vrai. Sans être un documentaire sur l'hôpital, cela en montre quand même certains aspects qui ne sont pas ceux auxquels on pense nécessairement d'habitude.

 

C. : Mais en circonscrivant votre film dans un espace donné, vous ramenez forcément le spectateur à cet espace ?
A. L.-M. : Il y a un processus important à la fois dans la forme et dans le fond du film. On est dans un hôpital qu'on utilise pour parler de quelque chose qui n'est pas l'hôpital. Ma démarche est de regarder à travers les éléments, d'observer les choses derrière les choses, tout ce qu'on peut leur associer de façon transversale. Il y a un questionnement qui transcende le réel. En cela, ce n'est pas tout à fait un documentaire, mais on ne peut pas dire non plus que c'est une démarche de fiction. Comment le définir, je ne sais pas. Peut-être tout simplement ne faut-il pas cacher le film derrière le genre. J'essaie d'obtenir une subjectivité honnête, qui ne repose pas sur des carabistouilles et qui permette de distinguer l'objectivité de la légende. J'aime bien mélanger les deux, mais je n'aime pas qu'on les confonde. Il faut que le public puisse, à travers cela, faire son propre parcours et déterminer là où il accepte de se laisser porter et là où il n'accepte pas.

 

Un film qui se récrit au montage

 

Anne Lévy-Morelle

 

C : À l'évidence, un projet pareil ne peut pas être entièrement pré-écrit. C'est ce qui fascine, d'ailleurs. On sent dans votre film un énorme travail de structuration au montage. Qu'est-ce qui était écrit au moment où vous avez commencé à tourner ? Jusqu'où saviez-vous où vous alliez ?
A. L.-M. :
En fait, tout était écrit avant, et tout était à recommencer au tournage, parce qu'il est impossible de prévoir qu'il va se passer ceci ou cela. En revanche, on peut se dire qu'on cherche une séquence qui va parler de ceci, qui va dire cela, mais sans savoir ce que sera précisément cette séquence et ce qu'on va en apprendre. Je savais, par exemple, qu'il me fallait tourner à la morgue, je savais qu'il me fallait filmer dans une salle de chirurgie. C'était préparé. Je savais ce que je voulais dire mais une fois sur place, tout recommence. Je savais aussi qu'il y aurait une voix off parce que dans ce type de film, c'est inévitable. Il faut que les gens soient guidés pour arriver à être pris dans la continuité. La structuration en portes était aussi prévue. Paradoxalement, pour traiter de choses aussi ouvertes, il fallait que la structure soit très puissante et donc après, c'est un énorme travail de classification des rushes. Dans un film de fiction, même si on peut changer des choses au montage, chaque plan est quand même prévu pour s'insérer dans une linéarité, donc on peut faire un bout à bout assez facilement. Ici, n'importe quel plan peut aller n'importe où, donc il faut une grande rigueur dans l'étiquetage des plans. D'autant plus que le sujet n'est pas d'une continuité chronologique extraordinaire. Les gens qui ont vu les rushes se sont demandés comment j'allais faire. On a commencé à travailler au début et on a tricoté le film jusqu'à la fin, de proche en proche. Ici, si un raccord ne fonctionne pas, on ne passe pas au plan suivant. Il faut l'arranger. En même temps, je pense que si je n'avais pas su où on allait, on n'y serait jamais arrivé.

 

C. : Vous n'avez pas subi trop de pressions de la part de ceux qui avaient investi dans ce projet et attendaient un produit fini déterminé ? Vos producteurs par exemple ?
A. L.-M. : C'est paniquant pour le producteur, mais le mien a vraiment fait preuve d'une confiance remarquable. Pendant tout le temps de préparation, j'étais obligée de parler du film par métaphores. Exactement comme maintenant, je ne peux pas le raconter. Une clé importante est de rester concentré sur ce qu'on est en train de faire, sans se laisser déstabiliser par ce que les autres disent ou pensent que vous devriez faire ou pas. Je ne crois pas qu'il y ait un modèle standard pour faire un film. Il y a peut être des références, mais je ne pense pas qu'on puisse faire un film enlevé et vivant sans se démarquer de ces références. Faire ce film a été difficile, mais je n'avais pas vraiment le choix. Si des gens étaient venus me trouver en me disant qu'il aimeraient me confier tel ou tel projet, je me serais peut-être passionnée et j'aurais pu faire quelque chose de plus classique. Mais ce n'est pas arrivé. Donc, j'ai fait avec les questions qui me traversaient. Comme je suis quelqu'un d'assez têtu et monogame dans mes projets, quand une idée s'empare de moi, je dois la suivre. Ce n'est pas toujours confortable mais en tout cas, cela délimite un chemin.

 

La naissance, la vie, la mort

C. : J'ai constaté que certains spectateurs avaient été un peu choqués de la proximité de la naissance et de la mort qui, dans votre film, cohabitent presque dans la même sphère. Comme si la naissance débouchait sur la mort et non sur la vie.
A. L.-M. : La vie, dit-on, est la seule maladie dont on soit sûr qu'elle est mortelle. C'est un mur. Les biotechnologies tentent aujourd'hui de le traverser mais il est bien là. Et la mort et la naissance sont des portes. Peut-être ceux qui ont été choqués sont-ils des gens qui n'aiment pas se rappeler qu'ils vont mourir ? C'est extrêmement humain comme réflexe, mais je crois qu'il faut se le remémorer parce qu'une des donnés de notre vie, c'est qu'on n'a pas l'éternité, donc qu'on ne pourra pas tout faire, donc qu'il faut faire des choix, sérier des priorités. Ce qui est important, c'est ce qu'on choisit de mettre dans sa vie. C'est le fait qu'elle est limitée qui lui donne son prix. Et puis la naissance et la mort ne sont-ils pas les moments les plus excitants de notre existence, où il se passe réellement des choses intéressantes ? Il y a quand même des points communs extraordinaires. Qu'y a-t-il avant la naissance, après la mort, c'est difficile à dire. On peut avoir des croyances à ce sujet, mais personne ne sait vraiment. J'aime cette idée de me demander, quand on meurt, de quel ventre sort-on de l'autre côté ? Je la trouve d'une force poétique incroyable. On serait en quelque sorte des poupées gigognes, une vie ouvrirait sur une autre. Il y a un tabou sur ces choses dans nos sociétés modernes. Ce n'est pas bien vu de se poser ces questions, surtout quand on n'apporte pas de réponse. Or, le but n'est pas d'avoir une réponse, mais de rappeler que la question existe. J'espère que cela dérange de manière constructive et permet de s'interroger sur la place de la beauté dans la vie, la place de la vie dans la vie.

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