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Another Planet d'Amir Yatsiv

Publié le 10/11/2017 par Adèle Cohen / Catégorie: Critique

Représenter l’irreprésentable

Comment faire pour raconter alors que, par sa dimension et son poids d’horreur, l’événement défie le langage ? 

Cette année, du 16 au 19 novembre, le Brussels Art Film Festival présente une sélection de films sur l'art en lien avec la Belgique. Au programme, des films sur la musique, la littérature, la peinture, les arts de la scène mais aussi un objet venu d'ailleurs réalisé par l’artiste Amir Yatsiv et justement intitulé Another Planet. Une immersion dans le monde virtuel, dans un lieu par comme les autres : le camp de concentration d'Auschwitz.

Another planetEn 1961, le film de Gillo Pontecorvo, Kapo sort en France. C’est la première fiction qui reconstitue l’expérience d’un camp de concentration. L’accueil est favorable. La presse salue la rigueur du travail de documentation et d’enquête du cinéaste. Pontecorvo a en effet consulté de nombreuses archives, rencontré des dizaines de témoins et composé son histoire à partir de cette matière documentaire. Le cinéaste et critique, Jacques Rivette, lui, va dénoncer le film avec violence dans un article resté célèbre et intitulé De l’abjection paru la même année dans les Cahiers du cinéma. C’est moins le sujet qu’il critique que sa forme, et l’obscénité d’une mise en scène qu’il juge inappropriée et pornographique car « esthétisante». On l’aura compris, pour Rivette, comme pour Godard, un plan est une affaire de morale et d’éthique.

En 1998, Roberto Benigni s’emparait à son tour des camps de concentration et signait une comédie qui enchantait les uns et dégoûtait les autres. Il avait pris à son compte la phrase de Karen Blixen, « Tous les chagrins sont supportables, si on en fait un conte. » A un autre niveau encore, c’est la forme choisie qui suscitait la controverse.

Est-il donc impossible de s’emparer d’un tel « sujet » ou plutôt de le représenter ? Car c’est bien ici ce passage compliqué du réel à la fiction qu’il faut interroger. Les films documentaires les plus célèbres comme Nuit et brouillard d’Alain Resnais et bien sûr Shoah de Claude Lanzmann, n’ont suscité presque qu’admiration et éloge.

Se pose donc bien la question de la représentation. À quelles responsabilités formelles et morales est-on astreint si l’on veut comprendre et faire comprendre les complexités de l’Holocauste à travers des représentations ?  C’est cette question qui occupe le projet passionnant de l’artiste Amir Yatsiv, Another Planet, et à laquelle il répond de manière concrète et magistrale, sans théoriser mais en déroulant la représentation elle-même.

Another planetAnother Planet enferme le spectateur dans une forme particulière, celle du documentaire en images animées, forme qui a d’ailleurs pris son essor sous l’impulsion de l’Israélien Ari Folman et son Valse avec Bachir qui traitait également d’un massacre, celui de Sabra et Chatila. L’animation serait-elle déjà une première réponse pour représenter l’horreur ? Mais si Amir Yatsiv passe par l’animation, ce n’est pas simplement dans une tentative de réponse, car la représentation virtuelle de l’univers concentrationnaire est le sujet même qui l’occupe. Le film suit donc différents « créateurs » qui ont modélisé le camp de concentration d’Auschwitz. Leurs intentions sont aussi diverses que les résultats que nous contemplons et dans lesquels nous passons au fil du récit. L’une de ses créations a été mis en place par la police judiciaire de Munich qui a fait développer une reconstitution 3D extrêmement précise du camp afin d’enquêter sur les derniers criminels de guerre nazis. Grâce à cette reconstitution d’une précision absolue,  il est possible d’immerger l’accusé afin de réactiver sa mémoire mais aussi de savoir précisément ce qu’il voyait de l’endroit où il se trouvait. Autre création virtuelle par l’architecte Pieters Siebers et Gideon Greif, historien spécialisé dans l'histoire de l'Holocauste réalisée pour le musée national Auschwitz-Birkenau et le Centre de documentation de Cologne.

Construit comme une mosaïque dans laquelle les avatars des créateurs se promènent et nous expliquent leurs intentions (parfois difficilement imaginables!) en voix off, le film répond à sa façon et de manière magistrale à cette question de l’impossibilité de la représentation.

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