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Au dos de nos images, 1991-2005

Publié le 01/06/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Les entrepreneurs qui règnent aujourd’hui dans l’industrie américaine et européenne du cinéma produisent des films qui appartiennent à une planification des besoins et des goûts ou celui qui aime le cinéma repère dés le générique la marque de la servitude généralisée et satisfaite. Pour eux, c’est charmant, c’est fabuleux, c’est étonnant, c’est génial. Pour lui c’est kitsch, c’est facile, c’est mauvais. 

Les frères Dardenne, réalisateurs

 

Un fil rouge parcourt Au dos de nos images, 1991-2005; la tension entre l’humain et l’inhumain. Les auteurs (le livre, bien que signé Luc Dardenne, se présente comme écrit à la première personne du pluriel) sont sensibles à la question posée par Adorno :"Quel art est-il possible d’envisager après Auschwitz?" (1) Les générations de l’après 1945 savent que, venant après le règne de la barbarie politique nazie, après la shoah, l’impensable est possible. Que l’on peut lire Goethe, écouter Beethoven et vivre tranquillement à Auschwitz à cinq mètres des fours crématoires. Liquider l’humain dans l’homme, restaurer la bête en lui dans une banalité du mal qu'a souligné Hanna Arendt. (2)

 

 

« Le mal est inimaginable, il n’apparaît pas comme image », ponctue Luc Dardenne qui ajoute ceci :
« D’où le fait que Shoah de Claude Lanzmann est unique car son regard ne montre rien de ce qui s’est passé non parce qu’il n’y a pas d’images mais par principe ». Il en résulte une circonspection des frères Dardenne vis-à-vis d’un milieu du cinéma qui aime se draper et s’étourdir dans le strass et les paillettes ou de la sphère médiatique saturée d’informations, d’un trop plein d’images qui ressemble à un écran de fumée. Pour cacher quoi ? Les rapports de force entre individus, les contraintes socio-économiques de la concurrence perpétuelle ? Sans doute. D’où l’idée des frères de réaliser des films-documents en prise sur notre époque, d’en être sismographes.

 

L’intelligence de Jean-Pierre et Luc Dardenne a été de comprendre rapidement – à travers l’aventure de Je pense à vous – que le costume des « professionnels » du cinéma n’était pas coupé à leur taille. Venant de la pratique de la vidéo légère, ils n’étaient pas plombés (ni désireux de l’être) par un cinéma ou le réalisateur montre son savoir faire en même temps qu’il donne à voir son sujet. Ils ont donc élaboré une pratique filmique consistant à saisir visuellement, au plus près, les vibrations de personnages aux prises avec le tempo de la réalité. Ils travaillent à partir d’un ruban social qui défile de plus en plus vite, dans lequel la transmission entre génération est éclipsée par le réseau de l’économie à flux tendus du tout marchand. Et ce, en le capturant à la vitesse juste malgré son accélération croissante.

 

« Pour nous qui filmons, l’image n’est pas incarnation d’un visible ni désincarnation d’un visible, elle est visible qui a force d’être visible parle l’invisible », écrit Luc Dardenne.

 


Bref florilège

  • « Notre question n’est pas le spectateur va-t-il aimer le film ? mais le film va-t-il aimer le spectateur ? »
  • « Question : Pourquoi n’y a-t-il pas de musique dans vos films ? Réponse : Pour ne pas vous boucher les yeux.  »
  • « Qu’est-ce que je montre ? C’est-à-dire : qu’est-ce que je cache ? Cacher c’est sans doute plus essentiel. »
  • « Regarder l écran, le tableau, la scène, la sculpture, la page, écouter le chant, la musique, ce serait : ne pas tuer. »
  • « Provoquer chez le spectateur l’expérience de la souffrance pour autrui, de la souffrance d’autrui, c’est une manière pour l’art de reconstruire de l’expérience humaine »
  • « Le mal a vaincu l’analyse. Il s’approche de l’art qui l’attend. »

 

Sur La Promesse

« La Promesse ou comment un fils échappe au meurtre de son père. Meurtre invisible et tellement puissant, tellement étouffant, tellement parfait.

 

Sur  Rosetta

« Rosetta ou la naissance. Ses douleurs au ventre sont les contractions d’un accouchement qui ne trouve pas son enfant »

 

Sur Le Fils

« Ce n’est peut-être pas le pardon que découvrira le père de l’enfant assassiné mais l’impossibilité de tuer. »

 

A l’instar des films d’auteur de Corée du Sud, le cinéma de Jean-Pierre et Luc Dardenne est pulsionnel. « Notre caméra est sexuelle. Elle filme branchée sur la pulsion des corps, la communiquant aux objets, cherchant dans ses mouvements ce qui après sera une tension exacerbée (…) une transe morale ».

 

Au dos de nos images est un livre passionnant, « no people » au possible, (si vous espérez découvrir la biographie des frères passez votre chemin) et qui vous parle de cinéma, comme le fait si bien Les Notes sur le cinématographe de Robert Bresson (ed.Gallimard). Une lecture enrichissante sur le cinéma et la part de la société qu’il révèle. Signalons que le scénario du Fils et de l’Enfant forment la seconde partie de l’ouvrage. Le scénario de La Promesse et Rosetta a été publié dans La Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma.


Au dos de nos images 1991-2005, Luc Dardenne, suivi des scénarios du Fils et de l’Enfant par Jean-Pierre et Luc Dardenne, éditions du Seuil.
(1) En reprenant les textes d’Adorno, nous tombons sur ces lignes : « La supercherie ne réside pas dans le fait que l’industrie culturelle propose de l’amusement, mais dans le fait qu’elle gâche tout plaisir en permettant aux considérations d’ordre matériel et commercial d’investir les clichés idéologiques d’une culture en plein processus d’autoliquidation » Horkheimer et Adorno, La Dialectique de la raison. Ed. Gallimard, 1947.
(2) « L’art n’ayant plus à représenter uniquement ce qui est pour ainsi dire de son ressort à une phase donnée, mais tout ce qui rapporte et rattache à l’homme » écrit Hegel dans le second volume de son Esthétique. Après la période symbolique, classique , romantique, la période moderne étant caractérisée par l’homme qui devient le centre des préoccupation de l’artiste.

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