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Baby Balloon de Stephane Liberski

Publié le 15/10/2013 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Ça pourrait l'être, mais c'est pas grave

De manière assez étonnante, les films sur l'adolescence sont foison cette année au Festival du Film Francophone de Namur (Puppylove, Vandal, La vie d'Adèle, Lupu, Left Foot right Fool, Sarah préfère la course, et on en oublie sans doute beaucoup...) Portrait solitaire ou instantané de groupes, adolescents ou jeunes au bord de l'âge adulte, cette nouvelle récolte cinématographique semble partir à la rencontre de ceux qui feront demain. Comme si, dans cette crise qui nous assomme, cette question de ce qui nous suit venait tarauder les réalisateurs. C'était déjà les questions au cœur de Bunker Paradise, le premier film de Stéphane Liberski, qui cernait la décadence de jeunes adultes au bord du gouffre, encagés par leurs parents vampires dans l'enfer de l'ennui. Tokyo Fiancée, qu'il devrait bientôt terminer, raconte l'initiation d'une jeune femme à l'amour et à l'ailleurs. Adapté d'Amélie Nothomb, le film ne devrait pas aller sans un brin de cruauté. Avec Baby Balloon, son deuxième long métrage, il réalise le portrait d'une jeune femme un peu paumée, rockeuse, amoureuse et différente d'être trop grosse. Il s'en va capter ce moment où l'on s'arrache des rêves et des attaches de l'enfance, où l'on se conquiert au prix de la désillusion, où l'on mue.

Baby Balloon de Stephane Liberski

Mais contrairement à d'autres films de cette cuvée du FIFF 2013, dans Baby Balloon, il n'y a pas d'homosexualité, pas de flottement identitaire ravageur, pas de pulsions sauvages et transgressives, pas d'enjeux politiques, pas beaucoup de bastons, à part une guitare bien amochée... Baby Balloon est un film tendre, parfois drôle, plutôt lent, le portrait d'une jeune femme qui se cherche et finira par se trouver, assez tranquillement. Car elle tangue, cette fille qui accumule les décalages : elle n'est pas aux normes des canons de beauté environnants. Elle est d'origine espagnole, mais vit ici. Elle vient d'un milieu qui ne roule pas sur l'or. Un peu coincée par sa mamie mourante, la seule à qui elle parle, et qui n'est pas en mesure de lui répondre, carrément bouffée par sa mère vulgaire et gueularde, dans un coin minable d'un Liège aux accents de Liverpool, entre un jeune homme dont elle est raide dingue, mais qui ne couchera jamais avec elle (c'est lui qui le dit), et une rivale qui est son contraire (mince donc), Bici doit trouver son chemin et se séparer de tout ça, y compris d'un père fantomatique, qui n'a trouvé, pour quitter ce monde gluant, que l'alcool ou le suicide, on ne sait pas très bien. Ce qui la tient, c'est la musique qu'elle compose - et sa voix est un enchantement. Ce qui la fait avancer rageusement, corps imposant qui se fraie son chemin dans une réalité un peu âpre et dénudée, c'est le rock qu'elle pulse sur scène. Et tout ce qu'elle traverse de tempêtes ou de déroutes que son corps encaisse presque sans sourciller, va lui permettre d'accéder à elle-même et d'assumer l'à côté qui la constitue. D'une peinture faciale digne d'une guerrière indienne au joli maquillage d'une pop star, d'un groupe de garçons qui l'encadre, à la solitude d'une guitare sèche et sans fioriture, Baby Balloon raconte le trajet entre deux scènes de spectacle, deux mises en scène de soi : d'un costume de lapin (la première scène du film plutôt poilante) au beau visage d'une jeune femme qui s'aime.

Magnifiant la Meuse, le film séjourne sur ses bords, y revient, y retourne, paysage largement ouvert à des horizons meilleurs. Dans les chemins de la ville, entre les maisons, les jardins, du hangar où l'on répète à la maison, en passant par la petite boutique de photocopie où Bici s'ennuie, il va et vient au fil des errances de la jeune femme qui cherche son chemin, la suivant pas à pas dans les méandres de ses hésitations. La lumière éclatante, le contraste entre le rouge des briques et de la rouille, le vert éclatant des feuillages et le scintillement de l'eau, un aspect un peu désert et vide dans le choix des décors, tout éclaire l'espace d'une sensualité estivale vibrante de promesses. Dans cette transparence, le monde, la musique, l'avenir, tout, malgré la lourdeur d'une vie qui se cherche, peut se réenchanter.
Dans la langue bien pendue de la jeune fille, dans ses facéties et ses maladresses, ses tentatives foireuses pour évincer sa rivale, Liberki fait jouer l'humour et la tendresse. Et le film avance dans des temps morts, des instants tout ce qu'il y a de plus normaux, des petits riens délicats, des banalités d'adolescence, des douleurs, des rires, des ennuis... Sauf qu'à certains instants, quelque chose vient se crisper et fait un peu grincer cette tendre légèreté. La profondeur d'une douleur innommable quand Bici s'empare de sa cuillère pour ravager une assiette au lieu de déchiqueter le monde, par exemple. Ou quand le film s'en va flirter avec la farce, et frôler un grotesque effrayant à travers ces personnages bouffons, cette mère hystérique, cette grand-mère agonisante, ce manager poisseux. Sauf quand il s'évade dans ces images d'un torero qui n'en finit pas de danser avec la bête, ritournelle qui vient et revient éclairer le récit d'une danse autrement plus mortelle. Sauf quand vient suinter l'inquiétude d'une folie prête à bondir, quand Bici, défigurée par un sourire à la Joker, bourrée à la vodka, sème la zizanie dans une soirée... Ces passages, qui viennent déranger la trame un peu lisse du film, le bouscule et l'avive, le tire ailleurs, du côté d'un grinçant déraillement vers une folie toujours au bord d'advenir. Mais ces premiers mots de Bici qui ouvraient le film, « c'est pas grave », pourraient être l'adage du film. Baby Balloon se remet doucement sur ses rails, dans les pas de sa comédienne principale, Ambre Grouwels, qui magnifie tout sur son passage et dont le visage, tantôt frondeur, tantôt rayonnant, reste le cœur ténébreux et enivrant de son récit. Et il avance, tendrement, répétant « c'est pas grave » à l'oreille de la jeune fille, et de tous les adolescents en prise avec les affres de leur désir, la douleur profonde de devoir se choisir. Un film en guise de consolation, en quelque sorte. Un peu paternaliste, sans doute. Et un peu naïf aussi. Mais c'est pas grave non plus.

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