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Barbe bleue de l'atelier Zorobabel

Publié le 01/04/2001 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Une somptueuse mandragore

Depuis 1994, Zorobabel défraie la chronique du cinéma d'animation bruxellois. Atelier de création collective, son travail avec des enfants dans le cadre de projets d'éducation permanente a donné lieu à plusieurs films de qualité inégale mais toujours accrocheurs par leurs sujets et la manière dont ils sont abordés. Ils se caractérisent par une grande liberté de ton, résultat du respect que témoignent les animateurs pour l'imaginaire des enfants qui y sont parties prenantes (la Forêt tropicalePeur sur la ville, ...).

Barbe bleue de l'atelier Zorobabel

Mais Zorobabel a également vu naître de véritables créations d'auteur (Les Grenouilles de Delphine Renard ou encore Tout jeune garçon... de William Henne, sans oublier Archi, le petit excrément, création de deux jeunes gens issus de l'atelier et coproduite par ce dernier). En 1997, est née l'idée de réaliser un film qui soit à la fois une invention originale et une création collective. Ce sera Barbe Bleue : trois ans et demi de travail pour 15 minutes 30' d'animation 3D (poupées), environ 80 personnes intervenant à tous les stades de la conception du film, 19 personnages entièrement fabriqués, habillés, coiffés à la main, des décors monumentaux (certains font plus de deux mètres sur trois) extrêmement fouillés dans les détails ou les accessoires. Barbe Bleue? Un monstre !

 

Trois ans de travail collectif: une épopée

 

"On n'avait pas prévu que le projet prendrait une telle ampleur, explique William Henne, le coordinateur de ces travaux d'Hercule. Il s'est développé au fil du temps sur base d'une dynamique qui s'est créée au sein du groupe et du fait du perfectionnisme des participants eux-mêmes. Ce développement sur la durée n'a été rendu possible que par les conditions un peu exceptionnelles de sa production, du fait de la structure de l'atelier où nous n'étions pas liés par des contraintes financières ou de temps trop strictes. Par contre, ce qui était voulu, c'était le processus d'élaboration collective. On a veillé à ce que tous les participants puissent s'y retrouver au niveau créatif, participer à l'élaboration de l'histoire, au " lay-out " des décors et des personnages. Mon rôle à moi fut d'assurer la coordination du projet, d'être le garant de sa continuité. Cela a donné lieu à des discussions homériques, surtout au début. Mais au fur et à mesure de l'avancement du film, une esthétique et une cohérence se sont petit à petit dégagées, auxquelles nous nous sommes tout naturellement tenus.Il y avait des jeunes sans compétence technique spéciale, des anciens participants aux ateliers que nous avions organisés dans le cadre de l'éducation permanente, des stagiaires, et des personnes disposant de compétences plus particulières comme des étudiants d'écoles de cinéma qui m'ont appris beaucoup sur les émulsions, les éclairages, etc. Chacun venait à l'atelier en fonction de ses disponibilités et s'occupait de choses diverses selon ses envies, ses aptitudes et évidemment aussi suivant l'avancement des opérations. On a cependant essayé de faire en sorte que chacun ait l'occasion de toucher un peu à tout. Même les aspects les plus techniques, comme l'animation, n'étaient pas réservés aux plus compétents, et des jeunes ont eu l'occasion d'animer certains plans. Il y avait aussi un aspect pédagogique. On a tous beaucoup appris et moi même, en tant que coordinateur, je suis peut-être celui qui a appris le plus. "

 

Recherche formelle et diversité d'inspiration

Nous ne nous étendrons pas davantage sur la saga du " making of ". Nous vous renvoyons pour cela au journal de bord tenu tout ce temps par William Henne, qui est consultable sur le très beau site de l'association. Un voyage que nous vous conseillons vivement, tant sa lecture est agréable et riche d'enseignements, non seulement sur l'aventure de Barbe Bleue, mais aussi sur l'atelier et la personnalité des joyeux fêlés qui ont mené à bien pareille gageure. Le film, lui, porte la marque de la variété d'inspiration dont il est issu. Les décors tout d'abord, qui renvoient, de l'aveu même des auteurs, à l'architecture de Gaudi, mais aussi aux vieilles gravures qui illustraient les romans de Jules Verne. On y discernera aussi des influences plus " gothiques " (au sens où ce terme est aujourd'hui employé pour décrire une certaine atmosphère fantastique). Les poupées ensuite. Certaines, tel Barbe Bleue, se rapprochent des marionnettes d'animation tchèques : longilignes, hiératiques, imposantes. D'autres (Ariane, Anne, la mère,...) sont plus proches des poupées plus mobiles développées dans l'animation américaine, par exemple par Henry Selick.

L'histoire, enfin, alterne un traitement plutôt sérieux, où le suspense s'entremêle au tragique, et des échappées vers un humour gentiment déjanté et finalement assez bruxellois (la touche Aubier/Patar commencerait-elle à devenir une référence ?). Peut-être cette alternance aurait-elle pu être plus subtilement dosée. Mais nous touchons là un autre obstacle : la difficulté de circonscrire en un quart d'heure une histoire lourde de sous-entendus symboliques et dans laquelle interagissent des personnages à la psychologie complexe. En l'occurrence, ils ne s'en sont pas trop mal tirés, en recourant le moins possible aux habituelles solutions de facilité : l'ellipse ou le stéréotype. Et je ne suis pas loin de penser (mais c'est sans doute une question de tempérament) que c'est dans les touches d'humour (soeur Anne, par exemple, une pochtronne myope comme une taupe) et la manière de jouer avec l'incongru (la bagnole de Barbe Bleue, ou celle des deux frères, qui n'arrivent pas parce qu'ils ont une panne de delco) que le film est le plus accrocheur. Une fausse note toutefois, à mon avis, c'est le personnage du narrateur et son côté " marollien ". Il renvoie trop une certaine tradition bruxelloise un peu surannée et réduit la vocation à l'universel du film en le typant " bien de chez nous ".

 

Et le conte dans tout cela ?

 

Le travail sur le conte débouche sur des conclusions inattendues et plutôt bien amenées. " Ce n'est en rien un décalque du conte de Perrault, explique William. Nous avons retrouvé des traces du conte populaire original, notamment dans la tradition vendéenne. Nous nous sommes également nourris de ce qui avait été écrit, notamment par Bettelheim et ses contradicteurs. On s'est posé beaucoup de questions sur les mobiles des personnages. Perrault, lui, passe allègrement au dessus de cela mais, de nos jours, je ne crois pas qu'un spectateur puisse se contenter de telles approximations. On n'explique pas clairement pourquoi Barbe Bleue tue ses épouses, pourquoi Ariane reste au château à attendre sa mort après lui avoir désobéi et découvert la vérité, mais on donne des indices.
De nos réflexions, Barbe Bleue est le personnage qui s'est dégagé le plus rapidement, mais c'est aussi le plus éloigné de son correspondant dans le conte de Perrault. Dans presque toutes les adaptations, Barbe Bleue est un ogre, laid et brutal. Nous, au contraire, le voyions séduisant. Effrayant certes, mais avec de la prestance. Il lie avec son épouse un rapport paternel et c'est ce qui fait toute l'ambiguïté des sentiments de la jeune femme pour son mari. Par ailleurs, le conte lui-même est assez cru, sanguinolent, gore quoi ! On n'avait pas trop envie de cela, on voulait jouer sur d'autre registres
. ".

 

Un bel exploit technique

En dépit d'un certain manque d'unité, compréhensible compte tenu des conditions particulières de sa réalisation, on est soufflé par la qualité du produit fini. Les personnages sont expressifs, l'animation est fluide, même dans les mouvements les plus complexes, et il y a un bon timing. Mais le plus remarquable, c'est la maîtrise des éclairages, parfois d'une grande complexité (jusqu'à sept sources lumineuses différentes qui sculptent les décors et les personnages, sans oublier les dominantes colorées qui représentent toujours un exercice à haut risque). Un soin minutieux, un amour du travail bien fait, une énergie considérable et une louable obstination ont abouti à ce résultat peu banal. Ses auteurs peuvent en être légitimement fiers. Reste aux professionnels - et au public - à leur rendre justice comme ils le méritent.

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