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Belhorizon, entretien avec la réalisatrice Inès Rabadan

Publié le 08/09/2006 par Olivier Lecomte / Catégorie: Entrevue

Le mépris discret de la bourgeoisie

Avec son premier long métrage, Belhorizon, où un groupe de richards s’inscruste dans une famille modeste tenant une pension de famille isolée en forêt, Inès Rabadan confirme la singularité de son regard, qu’elle avait déjà aiguisé dans une poignée de courts métrages. En 1998, dans Surveiller les tortues, elle mettait en scène deux travailleurs d’une usine de produits congelés qui acceptaient de garder la villa cossue d’un couple et, laissant les choses aller à vau-l’eau, profitaient de cette période inespérée de loisir. Dans Maintenant, en 2002, Rabadan partait d’un casse-tête géométrique (comment relier neuf points disposés en carré par quatre lignes droites, en gardant toujours le crayon sur le papier ?) pour parler du sursaut de révolte d’une ouvrière. Un même fil rouge, en forme de point d’interrogation, relie ces films. Est-il possible de sortir du périmètre tracé par notre milieu ? Comment trancher le nœud gordien des relations asphyxiantes ? Tel est également l’enjeu de Belhorizon, une fable bucolique où la splendeur des images cache des luttes de pouvoir souterraines… et mortelles.  

Cinergie : Au départ, le scénario de Belhorizon penchait plus vers la comédie…
Ines Rabadan : Il y a effectivement eu, au moment du tournage, un infléchissement vers un ton plus sérieux. C’est dû, en partie, à la personnalité des comédiens mais aussi à ma manière de gérer différents problèmes, comme le manque de temps. Cela dit, l’humour est différemment perçu selon les cultures. Lors de la présentation de Belhorizon au Chili et en Argentine, l’aspect « comédie noire » du film a été particulièrement apprécié.

Cinergie : Tu cites, parmi tes références, Le Charme discret de la bourgeoisie… 
I.R. : Je suis très loin de me comparer à Bunuel. Mais il est vrai que j’adore sa façon de faire. Je me sens proche de son désir de parler de politique de façon décalée et légère, même si j’ai un tempérament plus inquiet. Je me reconnais dans son hispanité : chez lui, le réel touche au fantastique. Dans mon film, j’explore des doubles récits, des doubles lieux. Pour certaines scènes, on ne sait pas s’il s’agit de flash-back ou de flash-forward mais il émerge de ce brouillage une autre vérité possible.

 

Inès Rabadan © JMV/Cinergie

 

C. : Tu parles des rapports entre les classes sociales sans jamais verser dans le prêchi-prêcha… 
I.R. : Je n’aime pas forcer le trait. Ma sympathie, dans le film, va plutôt aux gens modestes qu’aux jeunes « de bonne famille ». Mais je ne voulais pas tomber dans un schéma simpliste, du style « une campagnarde pauvre et solitaire se fait arnaquer par un bourgeois ».  Avant tout, la possibilité de vacillement de mes personnages m’intéresse. Ces riches se retrouvent dans un environnement déroutant : vont-ils changer de comportement ? J’amène le spectateur à vivre cette perte de repères, sans conclure par une « rédemption » : Carl ne se rachète pas en épousant Esmé comme il en avait l’intention. Il est arrivé à un point où tout peut basculer, puis il recule, sans donner d’explications. Et il réintègre son groupe, alors qu’il n’y est pas heureux.

 

C. : Crois-tu à une sorte de fatalisme social ?
I.R. : Il est très difficile de quitter son milieu d’origine, de ne pas être conditionné par lui. Et cela vaut également pour les nantis qui se montrent, le plus souvent, incapables d’imaginer une autre vie. J’écris en ce moment un scénario sur quelqu’un qui parvient à enlever ses œillères, à s’ouvrir à un monde inconnu. Mais, comme on dit, c’est du cinéma ! Dans la vie, une telle remise en question se produit rarement. 

 

Ines Rabadan © JMV/Cinergie

 

C. : De quel milieu viens-tu ?  
I. R. : Je suis à moitié espagnole, à moitié belge. Mon milieu d’origine est assez contrasté : modeste d’une part, plus bourgeois de l’autre. Mais je n’ai pas une volonté affirmée de militantisme. Le mixage socio-culturel fait partie intégrante de ma personnalité, c’est de l’ordre de l’intime. Ce qui n’exclut pas la violence du contact entre deux mondes a priori aux antipodes l’un de l’autre.

 

C. : Une autre forme de violence, plus sournoise, se manifeste aussi, dans Belhorizon, entre les différents membres du groupe de nantis. Dans une discussion entre Carl et son ami Simon, tu utilises un trucage qui explicite la nature exacte de leurs relations… 
I. R. : J’aime employer des effets cinématographiques pour exprimer de manière directe une idée. Carl parle de la faillite probable de son père à Simon et il devient transparent aux yeux de ce dernier… et du spectateur. Son existence, pour ses pairs, est fondée sur sa richesse. Sans elle, il n’existe plus. Il devient littéralement invisible. 

 

C. : Tu filmes une nature luxuriante mais en lui conférant une étrangeté presque menaçante…
I.R. : C’est l’été, on boit des verres au jardin, on se balade en forêt, tout semble paisible. Mais le mépris, l’incompréhension d’un groupe pour l’autre restent omniprésents. Le rapport à l’environnement et à la nature me permet de traduire cela. Cette aisance des riches, cette manière de se comporter comme s’ils étaient chez eux, est sans cesse contredite par des micro-incidents : des enfants cachés dans les bois jettent des pierres sur la BMW, la cascade qu’ils cherchent reste introuvable. La nature devient presque l’alliée de la famille d’Esmé ! 

 

C. : Comment as-tu déniché cette pension incroyable qui sert de décor principal ? 
I. R. : Les repérages ont été extrêmement longs. On ne savait pas non plus, au départ, dans quel pays on tournerait. On a cherché en France, on a ratissé la Belgique au peigne fin et, finalement, on a trouvé cette maison au Luxembourg, à Mertzig, près de Diekirch. Il fallait qu’elle ait un caractère unique, surprenant, pour que des gens comme Carl ou Simon acceptent d’y séjourner. Bref, elle devait exercer un réel pouvoir d’attraction. Dans la réalité, elle appartient à un homme adorable, une sorte de Facteur Cheval luxembourgeois, qui l’a bâtie de ses propres mains, pierre par pierre.

 

Belhorizon d'Inès Rabadan

C. : Question casting, tu n’as pas hésité à mélanger des acteurs chevronnés et des non-professionnels. Sur quels critères as-tu choisi Ilona Del Marle, dont c’est le premier rôle à l’écran ? 
I. R. : Pour Esmé, je voulais une fille coriace. Quelqu’un de fort mais sans bagou, qui ne manifeste pas une aisance particulière dans l’expression. J’ai vu beaucoup de jeunes actrices, notamment en France, sans être convaincue. Elles jouaient trop sur la séduction, elles avaient une conscience trop nette de leur métier. On a donc cherché ailleurs. Une amie réalisatrice, Céline Novel, a trouvé Ilona dans la cour d’une école et me l’a amenée… en la traînant par la peau du dos ! En tout cas, la force morale qui émanait d’elle correspondait à l’image que je me faisais d’Esmé. Sur le plateau, les rapports avec Emmanuel Salinger ont été harmonieux. Comme on a tourné, grosso modo, dans l’ordre chronologique, elle s’est d’abord retrouvée seule avec lui et un peu chouchoutée. Puis les autres comédiens, et surtout les comédiennes, ont débarqué : Nathalie Richard, Claude Perron, Saskia Mulder, plus assurées, plus « parisiennes ». Forcément, Ilona ne bénéficiait plus du même monopole d’attention. Elle a donc vécu dans la vraie vie ce qui arrive à Esmé dans le film : elle a dû lutter pour trouver sa place.

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