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Beyond The Steppes de Vanja D’Alcantara

Publié le 08/11/2010 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Film en coupe glacé …

Coproduction entre Annemie Degryse (Lunanime) et Denis Delcampe (Need Productions) avec la Pologne, tourné en partie au Kazakhstan, Beyond The Steppes, sélectionné au dernier festival de Locarno dans la compétition internationale, sort enfin en Belgique : une longue aventure cinématographique très attendue. Sans aucun doute possible, ce premier long métrage de fiction de la jeune réalisatrice flamande (comme son nom ne l’indique pas) Vanja d’Alcantara, est parfaitement maîtrisé. Mais, paradoxe du film très abouti, il nous laisse pourtant froids.

Librement inspiré de la vie de la grand-mère de la réalisatrice, Beyond The Steppes raconte la déportation de milliers de Polonais suspectés « de crime contre la révolution » au fin fond de l’Asie Centrale, après l’invasion de la Pologne par la Russie en 1940. Mais le film n’a que faire de la grande Histoire, et s’attache à faire le portrait de cette femme d’un haut gradé, déportée avec son tout petit enfant, dans des conditions de vie extrêmes. Beau portrait de femme, donc, magnifiquement interprétée par la comédienne polonaise Agnieszka Grochowska, Beyond The Steppes suit son personnage pas à pas, ne le quitte jamais ou presque des yeux, et s’emploie à décrire sa lutte pour survivre et sauver son enfant tombé malade dans l’effroyable réalité de ces camps.
Avec ses cadrages au cordeau, ses compositions équilibrées, ses déclinaisons chromatiques des bleus, blancs et autres gris, chaque scène, ou presque, est faite d’une matière picturale soigneusement élaborée qui évoque l’école de Barbizon (Les femmes dans les champs sont un vrai tableau de Millet et les grands plans d’ensembles font résonner les toiles de Corot). Ailleurs, dans ses nuits, on pense aux recherches d’un Tarkovski sur l’étalonnage. Cette très belle photographie travaille dans le même sens que la matière narrative du film. Avec pudeur, Beyond The Steppes, très silencieux, très épuré, cousu de nombreuses scènes descriptives, avance souvent par ellipses et prend grand soin d’éviter toutes formes de misérabilisme. La violence n’y est jamais filmée directement, mais de manière plus ou moins allusive, elle se tient dans les ellipses ou à l’angle d’un cadrage.
Et ce premier long métrage pêche exactement par là même où il excelle. Certes, les personnages sont d’une grande dignité. Mais il s’ensuit que tout ce qui pourrait palpiter, déborder, vibrer et exploser dans le cadre et de la caméra et de l’histoire, se voit rejeter dans le hors champ. Préférant la suggérer ici ou là par la fatigue et les meurtrissures des corps, l’agonie d’une vieille femme, des cris lointains ou des gros plans sur des visages souffrants, Vanja d’Alcantara se contente d’un réalisme de bonne tenue et évite soigneusement de filmer frontalement l’horreur et la violence de cette vie. Mais du même coup, elle en perd la folie, les éclats, la beauté fulgurante et imprévisible. Et c’était pourtant là son sujet, que le film amorce lui-même plusieurs fois sans jamais s'en emparer : ici le lien d’amour presque charnel qui semble naître entre son personnage et une autre femme, là un autre lien amoureux entre un cavalier kazakh et la jeune femme, ailleurs la violence des rapports hommes-gardiens et femmes-prisonnières - où le film s’en tire par une scène lointaine de coups ou une autre, d’amour, attrapé au vol qui n’aura rien d’un viol. Finalement, le paradoxe de ce premier long métrage est de s’être emparé d’un personnage, de l’avoir filmé dans un milieu extrême qui réduit l’humain à son corps (saignant, souffrant, luttant) et justement, d’avoir évité de le filmer, ce corps, dans tout ce qui le fait chair. Le piège de la maîtrise consiste à glacer son sujet jusqu’à en faire un objet rigide et froid, et le paradoxe de ce premier film est de raconter une survie en évacuant toute pulsion de vie.
Qu’est-ce qu’un film qui saisit, tout, ou à peu près, de profil ou de ¾ ?Gros plans, plans d’ensemble ou de demi-ensemble, souvent magnifiques, qui les enchâssent dans des paysages grandioses, la plupart des scènes qui composent Beyond The Steppes (à l’exception de quelques champ-contrechamp et de la fin du film) nous montrent les personnages et leurs mondes de profil. Si le terme de plan de coupe n’avait déjà sa signification bien précise au cinéma (celui d’insérer un plan dans la continuité d’un autre), on pourrait parler ici de film en coupe. Il ne s’agit pas de couper dans la matière du plan, mais plutôt de voir en coupe un monde qui se donnerait sous son (meilleur) profil. Au cinéma, le terme de plan frontal existe, lui, et désigne ce face-à-face entre deux corps, celui qui est vu et celui qui regarde. De cet affrontement des regards, la violence mais aussi la rencontre, et leurs cortèges d’émotions, de chocs, d’ébranlements, sont toujours possibles et, souvent, comme appelés, désirés. Un film en coupe serait peut-être un film qui maintient les corps, leurs désirs et leurs violences à bonne distance.

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