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Carnages de Dephine Gleize

Publié le 01/12/2002 par Marceau Verhaeghe / Catégorie: Critique

Un étonnant film « carnel »

Pour qu'une oeuvre soit intéressante et fondatrice, il n'est pas nécessaire qu'elle nous plaise. Mais il faut qu'elle nous interpelle, suscite réflexions et débats, provoque des remises en cause. De ce point de vue, Delphine Gleize a incontestablement accouché d'un film intéressant et fondateur. Déjà la polémique fait rage entre ceux qui n'y voient "qu'une logorrhée de formes qui s'entrecoupent pour finalement ne rien dire"(1) et ceux qui considèrent le film comme "un chef d'oeuvre, un coup de maître", "un voyage charnel et cérébral qui, au delà de sa virtuosité narrative, révèle surtout l'univers insolite d'une réalisatrice"(2). Et à la Sortie de la salle de projection, le spectateur normalement constitué risque de s'écrier, à l'instar de Christian Clavier dans Les Visiteurs "Mais qu'est-ce que c'est que ce Binz?!" C'est que Delphine a une vision pour le moins personnelle de la manière de raconter ses histoires, de les entremêler les unes aux autres, d'en faire ressortir le sens, la symbolique cachée. Cela vient sans doute de son regard sur les choses, plutôt décalé.

 

"Je trouve la vérité par détournement", avoue-t-elle. "Un chien traverse une rue, mais je ne prend pas ce spectacle pour argent comptant. La bifurcation, la focalisation sur une toute petite caractéristique de ce chien, et je trouve le sens de ma journée". "Je m'engouffre dans chaque parcelle du réel et je me crée un monde dans ce système" . "Les histoires suivent une construction apparente, mais ce qui m'intéresse, c'est une structure du dessous" ou encore " Je pense être un frigo géant. Je mets tout au frais, depuis longtemps, et avant d'écrire, j'ouvre doucement la porte et je vois ce qui s'est conservé"(3). Un remugle de viande bovine refroidie flotte jusqu'à nos narines. Carne-âge.

 


Carnages de Dephine Gleize

 

Vous l'aurez compris, les partisans des scenarii linéaires à signification immédiate vont rester sur leur faim. Le monde de Delphine Gleize est comme un kaléidoscope. De multiples pièces y composent une image à facettes, sans cesse changeante mais où tout est dans tout. "Ce ne sont pas cinq histoires qui vont vers une seule avec quelques liens entre elles. C'est davantage une boule de cristal que l'on tourne pour voir le reflet de l'autre inversé et, petit à petit, une seule histoire apparaît au centre de la boule: comment se rencontrer?"(3)Essayer d'ailleurs de raconter Carnages est en soi une gageure. Je vous montre? Cela commence par une corrida. Une lutte à mort entre un jeune torero et un mulato negro de 600 kg à l'ardeur combative et aux cornes pointues. Match nul: les deux combattants se retrouvent au tapis.

 

Pendant que le matador est porté en réanimation, le taureau part à l'abattoir pour y être dépecé. Ses pièces détachées serviront de lien entre les autres histoires. Celle de Winnie, une petite fille qui a bien du mal à trouver sa place aux côtés du gros dogue allemand de la famille, qui lui bouffe tout l'espace et aussi un peu l'attention de papa Henri et maman Lucy. Celle de Jeanne, l'instit' de Winnie, qui peine à se retrouver, petite, dans le regard de sa mère Alice. Et puis Carlotta, une jeune actrice qui cachetonne, vient de se faire opérer des taches de rousseur et suit une sorte de psychothérapie à base de cri primal nue dans une piscine. Jacques encore, biologiste, rédige une thèse sur la vision bovine et essaye de stabiliser sa vie entre sa maîtresse et sa femme Betty, enceinte de 8 mois. Luc, son frère taxidermiste, court les marchés et les brocantes pour vendre ses carcasses empaillées en compagnie de sa mère, Rosie avec laquelle il entretient une curieuse relation fusionnelle. Et Alexis, écrivain et dépressif, qui rencontre Carlotta dans un parking autour d'une portière défoncée, se retrouve en sa compagnie dans la piscine, tout nu lui aussi, et finit chez Henri et Lucy juste au moment où leur dogue clamse d'une crise cardiaque en croquant un nonosse en viande de taureau. Dois-je continuer?

 

On pourrait croire que le tout manque de rigueur, et c'est juste le contraire. Delphine Gleize est d'abord scénariste, de formation comme de vocation, et cela se sent. Le film est minutieusement écrit. Les histoires tiennent les unes aux autres par quantités de petits ressorts scénaristiques diablement fûtés. Il y a une symbolique, un sens , une globalité de vision. Pas de fouillis donc, mais un patchwork. Une structure qu'on est accoutumés à rencontrer en littérature, dans le roman moderne, mais qu'on voit peu au cinéma, du moins poussé à cet extrême. C'est là que Delphine Gleize ose. C'est là aussi qu'elle se confronte à ses limites. Pour le spectateur, qui aime qu'on lui raconte une (ou des) histoire(s), l'éparpillement est trop grand, la sauce manque de liant.

 

Les personnages sont abandonnés avant qu'on aie eu le temps de les cerner. On les retrouve pour les perdre et les retrouver encore, au fil d'anecdotes qu'il faut coudre ensemble. Les récits, reposant sur un symbolisme à tiroirs parfois pesant, en deviennent quelque peu abscons. "Objection!", martèle l'avocat de la défense, "Le véritable enjeu du film n'est pas dans la narration". Certes. Il est davantage dans la tentative de présenter, à travers une vision diffractée du monde, différentes facettes d'une même histoire par l'émotion, la sensation. Comment exister, trouver son espace, s'affronter à soi-même et aux autres, naître à soi. Là, tout devrait reposer sur le passage des émotions. Fluidité. Mais la réalisatrice (dont c'est le premier long-métrage) paraît particulièrement soucieuse de maîtriser le moindre paramètre, de ne pas laisser s'échapper le plus petit fil de sa dentelle. Conséquence, le film manque un peu d'air, de dégagements, d'espaces ludiques. Il offre un aspect froid, voire compassé. Péché de jeunesse pour une réalisatrice dont on sent qu'elle a un regard, du fond, une personnalité, bref, un avenir. Mais au delà du goût que l'on a, ou non, pour ce genre de cinéma, on aime Carnages parce qu'il constitue une formidable prise de risque, de la première à la dernière image. Même si les véritables audaces ne sont pas toujours là où on croit les voir. Delphine Gleize s'est jetée à corps perdu dans son film, se mettant chaque jour en danger, refusant la moindre concession à la facilité. Résultat: un film qui va vous bousculer dans vos habitudes, dans votre confort, remettre en cause vos perceptions en laissant à l'avenir le soin d'en dégager la finalité précise. Bien sûr, il faut supporter d'être confrontés, vraiment, à autre chose, au prix peut-être d'une certaine irritation. Après tout, pour ceux qui n'aiment pas cela, il reste Hollywood, Luc Besson, et la Télé.

 

Extraits du forum des spectateurs du site web français "Cinémovies" (www.cinemovies.fr)
François-Guillaume Lorrain dans "Le Point"

 

Les extraits d'interviews proviennent de l'entretien accordé par Delphine Gleize à Gaillac-Morgue et inséré dans le dossier de presse du film.

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