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Vinyan de Fabrice du Welz

Publié le 12/10/2008 par Grégory Cavinato / Catégorie: Critique

Voyage au bout de l’enfer

Jeanne (Emmanuelle Béart) et Paul (Rufus Sewell) ont perdu leur fils, Joshua, lors du tsunami de 2005. Incapables de faire leur deuil, ils sont restés en Thaïlande. Le corps de l’enfant n’ayant pas été retrouvé, ils s’accrochent à cet ultime espoir. Jeanne se convainc que l’enfant a été kidnappé lors de la catastrophe et qu’il est encore en vie. Paul lui, est plus sceptique. Lors d’une soirée caritative, Jeanne croit reconnaître Joshua dans une vidéo tournée sur les lieux du drame. Le couple va s’embarquer dans une quête qui les plongera au fin fond de la jungle tropicale, au sein d’un royaume surnaturel où le monde des morts et celui des vivants cohabitent…

Vinyan de Fabrice du Welz

Ce genre d’expérience s’appelle « immersion ». Une immersion totale, profonde, dangereuse... Fabrice Du Welz n’a pas besoin d’un procédé en 3D pour nous plonger dès les premières images de son nouveau film - surtout dès un fabuleux générique qui fera date – dans la misère de la Thaïlande : sa caméra au plus près des corps, toujours en mouvement ainsi que la photographie crépusculaire du fidèle Benoît Debie s’en chargent. Dans les rues de Phuket, nous suivons Emmanuelle Béart et Rufus Sewell, complètement perdus dans cette métropole agressive, grouillante de menaces, un monde où le sexe, l’argent et la violence règnent en maîtres. Pour se retrouver, ils vont entamer un voyage dans la jungle birmane, dans des paysages qu’ils ne connaissent pas, comme Donald Sutherland et Julie Christie dans Don’t Look Back, de Nicolas Roeg, principale source d’inspiration de Vinyan avec Les Révoltés de l’An 2000 (Quien Puede Matar a un Niño ?) de Narciso Ibàñez Serrador. 

 

De la tragédie collective du tsunami, Fabrice retient surtout l’aspect intime de la perte, thématique principale. Avec ses acteurs courageux, il explore les conséquences catastrophiques d’un deuil insurmontable, le refus de la disparition d’un enfant et ses effets psychologiques dévastateurs sur Jeanne, sans compter le manque de confiance qui se creuse dans le couple au fur et à mesure que la frontière entre raison et folie devient floue. Le projet de Vinyan est d’aller chercher le romantisme et l’espoir là où ils ne peuvent pas être. Et comme dans les plus grandes œuvres du genre, tel le roman Au Cœur des Ténèbres, de Joseph Conrad (par ailleurs, principale inspiration d’Apocalypse Now), ce n’est pas tant la destination qui importe mais bel et bien le voyage et surtout, la notion de sacrifice, inévitable. Jeanne et Paul pataugent dans le sang, la boue, la pluie, bientôt dans la folie pure… mais ils sont toujours animés par leur amour pour leur enfant et par une foi inébranlable et dévorante. Ils cherchent l’espoir dans un contexte apocalyptique dont tout espoir a déserté. C’est là l’aspect le plus touchant du film : savoir nos personnages perdus d’avance et se surprendre à avoir envie d’y croire avec eux. 

 

Chaque geste, chaque regard entre Emmanuelle Béart et Rufus Sewell, tous deux magnifiques, comptent plus encore que les rares dialogues. Les silences, les sons, la musique, tous parfaitement maîtrisés, participent à l’immersion. Il y a longtemps qu’un réalisateur n’avait filmé son actrice principale de la sorte : entre beauté farouche et fragilité à fleur de peau, Emmanuelle Béart se donne à fond, physiquement et psychologiquement. Qu’elle surgisse de l’océan, qu’elle fasse l’amour, qu’elle crapahute dans des rivières de boue ou, à bout de forces, qu’elle vole une boulette du riz à des enfants, sa détresse et sa détermination sont palpables dans chaque plan, la rendant plus belle que jamais. Rufus Sewell, quant à lui, un comédien intense dont il semble qu’Hollywood ne sait trop que faire, bouleverse par son impuissance et ses doutes : doit-il laisser tomber ou accompagner celle qu’il aime au fond de l’abysse ? Confiants en leur metteur en scène, les deux acteurs prêtent au projet leur âme, leur corps et leurs tripes. La fièvre, la déshumanisation et la folie contaminent Jeanne petit à petit, comme chez les héros de Michael Cimino, Werner Herzog, Ruggero Deodato ou Francis Ford Coppola. Des réalisateurs qui partagent avec Fabrice ce jusqu’auboutisme, cette exigence maniaque de chaque détail, mais également cette ambition démesurée et ce grain de folie nécessaires à l’aboutissement d’un tel projet kamikaze. L’ajout de Fabrice Du Welz au sein de cette liste de cinéastes aventuriers, fous et surdoués n’est ni une provocation ni une exagération. Après avoir vu Vinyan, c’est au contraire une évidence. 

 

Si Calvaire était l’œuvre tantôt drôle, tantôt déchirante d’un jeune chien fou, Vinyan est le film de la maturité. Moins provoc’, moins ancré dans cet esprit absurde belgo-belge, moins marqué par son appartenance à un genre en particulier, ce second film est presque une aberration dans le contexte actuel. Fabrice se moque de ces éventuels problèmes d’étiquette et nous propose un drame poignant qui fait mal, très mal. Trop mal parfois, prenant le risque conscient de provoquer un rejet total ! Car Vinyan est un film résolument adulte qui aborde un sujet tabou sans recourir au second degré, le réalisateur préférant se concentrer sur l’exploration d’un monde apocalyptique (paradoxalement beau) plutôt que sur les effets larmoyants. A chaque instant, comme l’équipe du film lors d’un tournage que l’on imagine éprouvant, nous sommes propulsés dans cette jungle étouffante avec les protagonistes. Assis dans la salle à quelques mètres de l’action, on en ressent intensément les émotions, les odeurs, l’humidité, la douleur… 

 

Soulignons l’épure d’un scénario allant à l’essentiel. Les rares effets « voyants » de mise en scène sont là uniquement pour servir la vision du cinéaste, à l’instar de l’éprouvant enterrement d’un homme encore en vie et surtout, de ce plan-séquence réalisé dans la sueur par un système de câbles et de poulies, qui signifie le passage des personnages dans une dimension différente, une frontière qu’ils franchissent pour accéder à un univers fantasmé, de l’autre côté du miroir, là où les notions de vie et de mort, de moralité et d’immoralité laissent place à… autre chose. 

 

« Vinyan » est un mot thaïlandais, qui signifie « fantômes », « âmes errantes » : ces esprits qui évoluent dans les limbes et perturbent la vie des vivants. Deux syllabes qui évoquent un rêve éveillé, une expérience fiévreuse, proche du somnambulisme. C’est l’état second dans lequel le film de Fabrice nous laisse. Non dénué de menus défauts d’écriture et de rythme, Vinyan est néanmoins une expérience sensorielle et esthétique sans compromis, qui assomme et dérange. Morbide, poétique, gore, puissant, Vinyan nous rappelle que le cinéma est là avant tout pour provoquer des sensations, aussi variées et extrêmes soient-elles. Dans le contexte actuel de formatage et de nivellement par le bas, ça devient assez rare. Assister à l’émergence d’un cinéaste fou (avec Calvaire) est un plaisir et doit le rester. Qu’il confirme son talent avec une deuxième œuvre encore plus aboutie est un petit miracle.

Vinyan est la meilleure illustration de ce que l’on peut appeler « DU PUR CINEMA » ! Vous n’en sortirez pas indemnes...

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