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Critique de The Killing (Coup manqué) par Yvon Toussaint - 11/01/1957

Publié le 08/03/2007 par / Catégorie: Dossier

Coup manqué

Le premier film de Stanley Kubrick, Killer’s kiss , a fait, à Bruxelles, une sortie modeste et rapide. Découvert par un confrère, il fut projeté à l’écran du Séminaire des Arts et applaudi par deux mille personnes. Par ricochet, ce coup manqué, qui nous intéresse pour le moment aura un grand succès de curiosité et il ne faut pas douter que les réactions qu’il entraînera seront légèrement forcées.
Le danger principal est que les esprits avertis voudront découvrir dans ce film des intentions à tous les centimètres de pellicule, voudront expliquer chaque plan comme s’il était l’aboutissement d’une lente préméditation, feront à Stanley Kubrick l’honneur de croire en son talent avant de juger sur pièces. Voici quelques-uns des éléments du dossier :
Coup manqué est un film de gangsters qui relate les différentes phases de la préparation d’un hold-up. Il se caractérise par une construction peu habituelle, par quelques personnages curieux, par des images à la fois peu nettes, griffées et curieusement évocatrices, marquées d’une sorte de poésie d’éclairage de taches blanches. L’argument est de peu d’importance en regard du récit, la psychologie des personnages s’efface devant le soin apporté à dessiner leurs silhouettes : tous les éléments de base sont purement conventionnels et le résultat sort curieusement des chemins trop battus. Stanley Kubrick est l’auteur du scénario qui est tiré d’un roman de Lionel White. Il apparaît que ce scénario est absolument négligé par son auteur au profit de la mise en scène. Les conventions, les invraisemblances foisonnent. La logique du fait en lui-même n’intéresse pas Kubrick qui s’attache davantage à la logique du déroulement du fait. A cet égard, il est remarquable que, une fois le hold-up réalisé, le film tourne extrêmement court , se termine par une pirouette d’un symbolisme douteux et irritant. Tout le film est composé de petits retours en arrière, reliés par un commentaire qui, le plus souvent, se borne à indiquer l’heure qu’il est. Cette précision est indispensable au spectateur qui s’épuise en une fatigante gymnastique, que pour situer chaque scène. On peut se demander à quoi sert ce laborieux jeu d’échecs, dans lequel chaque coup est analysé à plusieurs reprises sous des angles différents. Il détruit le « suspens » qui n’est réel qu’à deux ou trois reprises, il donne une gênante impression de gratuité, de manque de souplesse, d’intelligence appliquée et élaborée. Ce découpage « original » est fort proche de la maladresse, de la confusion. Encore une fois, il faut donner, à priori, à Kubrick, un brevet de talent pour ne pas être irrité par ses incohérences.
Les personnages n’ont d’importance que par leur présence physique. Ils sont dessinés fortement, les angles de prises de vues cernent les rides, les rictus et les défauts des visages. Ils pèsent sur l’image de toute la  force de leurs carrures, de leurs gestes. On ne sait rien de ce qu’ils pensent et il est inutile de la savoir. Un personnage comme celui de la femme de Johnny Clay, le chef du gang, n’apparaît qu’à deux reprises et ses apparitions ne se justifient que par un regard, un sourire.
Nous avons parlé de la poésie des images. Elles aussi sont construites avec de grands carreaux blafards, des lampes violentes, des rideaux larges et pâles, le tout sur fond gris et noir. Les intérieurs font plus vrais que nature, dépassent un réalisme fade, sont ternes, un peu sales, très évocateurs.
Tel qu’il se présente, Coup manqué est un film irritant parce qu’il semble imaginé à partir de formules vides, inintéressantes, parfois mal appliquées. Ces formules sont gratuites, c’est un travail torturé qui accumule les bavures, les imperfections.
Il n’empêche que c’est un film d’un modèle peu courant, et que, à ce titre – mais à ce titre seulement- il peut intéresser un certain public.

Le Soir  11/01/1957