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D'une extrême à l'autre

Publié le 05/06/2015 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

Hier après-midi, passage abrupt de la Quinzaine des Réalisateurs à la Semaine de la Critique. C'est qu'entre l'opus fleuve et éprouvant de Sharunas Bartas, Peace to Us in Our Dreams et l'espèce de règlement de compte familial opéra rock'n trash de l'Américain Krisha de Trey Edward Shults, on a beau chercher les points communs... Mais on pourrait les inventer : la famille, des destinées de femmes et la difficulté à être bien avec soi-même et les autres, peut-être ? Hum...

Peace to Us in Our Dreams de Sharunas BartasSharunas Bartas signe une œuvre étonnamment duelle, presque un diptyque. La première heure du film est muette, ou presque, comme souvent chez lui. Dans la campagne, une famille se retrouve, en croise plus ou moins une autre de son voisinage. Elle trimballe avec elle des douleurs ineffables qui se racontent dans des visages auréolés de lumière face caméra, des corps qui tentent de renouer avec la campagne environnante, mais se cabrent, se hérissent, se tendent, dans des silences et des regards profonds, perdus, à fleur de peau. Longs plans fixes radieux, cadrages au cordeau, natures mortes à la chandelle, toute cette première partie tente de fondre les corps au monde. Dans la seconde partie du film, là, soudainement, ça parle. Une femme débarque en pleine nuit et libère sa parole face à cet homme (qu'interprète lui-même Sharunas Bartas). Puis, ce sera sa fille. Puis ce sera sa femme. Longue confession face caméra, champ-contrechamp difficilement soutenables qui viennent au cinéma raconter la durée difficile et poignante du temps qu'il faut pour se dire. Lui, en face, accouche plus qu'il ne reçoit ces longues confessions, écoute, conseille, se raconte finalement. Trois longues conversations qui disent l'insoutenable douleur de ne pas trouver les mots pour se montrer à l'autre, pour se trouver soi-même. Peace to Us in Our Dreams est une épreuve, une longue traversée scintillante, qui nous tire délicatement dans d'insondables et souterraines douleurs existentielles qui cherchent leurs apaisements. Et le film se termine sur la violence des actes quand les mots n'arrivent plus à venir se déposer sur l'écorce du monde. De soi à l'autre, du dedans au dehors, le chemin est à l'épreuve d'un dire irrésolu et toujours en suspension.

Krisha de Trey Edward ShultsLoin de l'élégance éthérée et lumineuse de Bartas et de ses douleurs sourdes, Krisha réduit le traditionnel film de famille américain autour de la dinde en eau de boudin. Il le piétine hystériquement, le ballade en ronde infinie grâce à une steadycam qui n'en finit pas de tourner sur elle-même, à une musique stridente et répétitive genre slashermovie, en malaxe la matière temps à son gré, déconstruisant la temporalité d'une seule et même journée. Et cette Krisha-là a d'abord des airs de vieille Carrie, menaçante et sanglante dans sa robe de bal rouge avant que de finir démaquillée, défaite, mais à elle-même, façon Love Streams. Film de famille tourné en famille, Krisha raconte donc le retour d'une sœur dans le clan familial à l'occasion du traditionnel Thanksgiving. La faute qu'elle a commise est grande, on le comprend vite, et sa rédemption n'est pas loin. Sauf que le fils qu'elle a abandonné n'est pas prêt de lui pardonner, que l'alcool qui lui desserre les nœuds du ventre auquel elle ne doit pas toucher pour prix de son pardon n'est pas loin, sauf que rien ne se passe comme prévu... Après une première partie très inventive qui s'amuse à rejouer quelques codes du film d'horreur, le film bascule dans le mélodrame poignant, le règlement de compte familial à la Dogma, solidaire des émotions violentes de son personnage principal qu'il ne lâche jamais. Souvent amusant et drôle, il frôle parfois le vulgaire, l'outrance et la grimace, barbouillant avec jubilation du même coup le classique film de famille américain. Et il finit par renverser les rôles : le monstre n'est pas là où l’on s'y attendait. Au final, Krisha  réussit à construire un très beau personnage féminin, dans la lignée des grandes héroïnes américaines, celles qui, par leurs émotions violentes et hors normes, explosent les cadres, font surgir la folie qui affleure dans la norme, et solitaires, tentent d'affirmer, presque malgré elles, leur singularité.