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Delépine et Kervern, réalisateurs de Louise-Michel

Publié le 09/01/2009 par Cineuropa / Catégorie: Entrevue

Révoltés contre les injustices

Lunettes noires pour l’un, barbe broussailleuse pour l’autre et tutoiement de rigueur pour les deux : Benoît Delépine et Gustave Kervern désacralisent l’exercice de l’interview, oscillant de l’ironie caustique à l’analyse incisive. Un double langage qu’ils développent toute l’année pour l’émission satirique Groland sur Canal + et qui nourrit leurs œuvres cinématographiques. 

Rencontre avec un duo de réalisateurs iconoclastes conjuguant avec humour la flamme de l’anarchie et le sang-froid de l’autodérision pour des aventures cinématographiques hors normes. 

Delépine et Kervern, réalisateurs de Louise-Michel

Cineuropa : Quel a été le point de départ de Louise-Michel ?
Benoît Delépine : Une petite série que nous avons faite sur Canal + : Don Quichotte de la Revolucion, l’histoire d’un anarchiste complètement fou et d’un Sancho Panza livreur de pizzas qui partaient à l’assaut des grandes multinationales. A la fin, ils voulaient tuer un patron, mais le vrai chef était en fait à la Défense, puis cela les emmenait à Bruxelles et enfin dans un paradis fiscal. A partir de cette trame, nous avons tout changé pour arriver à ce qu’est aujourd’hui Louise-Michel.

 

C. : Ouvrières victimes des délocalisations, malades au stade terminal, transsexuels, petites gens… Le film est centré sur les laissés pour compte et les minorités sociales.
Gustave Kervern
: ils nous émeuvent plus que les patrons ou les bourgeois, ou que les milieux littéraires ou artistiques souvent traités par le cinéma français. Même si nous n’avons jamais été ouvriers, nous sommes révoltés contre les injustices. 

 

C. : Votre récit de vengeance sociale n’hésite pas à passer par le meurtre.
B.D. : imaginons un western avec des peones exploités par de grands fermiers qui se réveillent et vont tuer le fermier du village : cela ne choquerait personne. Aujourd’hui, il y a un tel couvercle sur l’hypothèse de la lutte des classes que le fait de buter un patron devient comme si on faisait tomber la statue d’une église. C’est aberrant. Dans le cinéma, il y a toujours eu des films comme ça, sauf maintenant tellement on est tenu en laisse.

 

C. : Comment avez-vous choisi votre duo d’acteurs principaux
G.K. : Yolande Moreau, nous l’aimions déjà quand elle faisait les Deschiens ou dans son film Quand la mer monte. On ne voyait personne d’autre pour interpréter le personnage de Louise. 
B.D. : Elle n’a pas peur d’elle-même, de son physique, d’avoir l’air moche : elle n’a peur de rien. Il n’y a que des gens comme ça qu’on puisse faire travailler sur nos films, pas des acteurs qui passent leur temps à se regarder et à penser à leurs plans de carrière. Et Bouli Lanners qui avait joué dans Avida était lui aussi une évidence.

 

C. : Deux comédiens belges, mais aussi Benoît Poelvoorde dans un petit rôle : est-ce un hasard ?
B.D. 
: les Belges n’ont pas peur du ridicule, de parler, de faire preuve de fantaisie. En France, tout le monde a peur de tout.
G.K. : Les comiques français pensent d’abord à leur compte en banque. 

 

C. : Pourquoi évoquer le personnage historique de Louise Michel ?
B.D. : Notre ami Noël Godin (auteur de l’Anthologie de la subversion carabinée) nous a initié aux grands anarchistes du passé. Louise Michel, l’une des premières féministes, symbolisait parfaitement notre histoire. Même si elle n’était pas transsexuelle, elle s’habillait en homme sur les barricades et elle a raconté qu’elle s’était déguisée en femme pour tenter d’assassiner Thiers. 

 

C. : Ce film est votre premier en couleurs
G.K. 
: Il n’y avait pas de raisons de le faire en noir et blanc comme les précédents. Autant nous avions cherché à faire des beaux cadres sur nos deux premiers films, autant le fond était plus important que la forme pour Louise Michel. Mais nous avons quand même cherché des cadres intéressants parce que nous faisons des plans fixes.
B.D. : nous n’avons qu’un axe de caméra, donc nous essayons de rendre surprenante l’action qui s’y déroule. Nous préférons la caméra fixe pour des raisons artistiques, mais aussi de production (cela nous permet de tourner vite) et surtout car nous faisons beaucoup travailler des non-professionnels : en obtenir des moments de grâce est déjà génial, mais leur faire refaire sous trois angles différents est impossible. 

 

C. : Trouvez-vous facilement des producteurs ?
G.K.
: nous avons de la chance car nous avons réussi à entrer dans ce fortin qu’est le cinéma français d’abord grâce à un producteur belge (La Parti Production) sans qui n’aurions jamais pu faire Aaltra. Ensuite, nous sommes tombés sur un dingue qui s’appelle Matthieu Kassovitz et qui a accepté de produire notre second et notre troisième film. Mais je ne suis pas sûr que les portes nous soient grandes ouvertes ailleurs. 

 

C. : Dans quel type de cinéma vous reconnaissez-vous ?
B.D. 
: dans les films de Dino Risi par exemple avec cet humour noir d’une grande cruauté, mais fondé sur le social. Les défavorisés sont si peu représentés actuellement au cinéma. Pourtant, un des plus grands de tous les temps, Charlie Chaplin, n’a parlé que de ça et c’était là qu’il était le plus intéressant. Aujourd’hui, les réalisateurs que nous préférons sont Aki Kaurismaki ou les frères Coen des débuts avec leurs petits métiers, leurs vendeurs de bagnoles et les côtés minables des “salauds de pauvres”.

 

Fabien Lemercier

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