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DVD-philes: Pour un seul de mes deux yeux d'Avi Mograbi

Publié le 06/10/2006 par Katia Bayer / Catégorie: Sortie DVD

DVD-Philes : Pour un seul de mes deux yeux

En 2005, Avi Mograbi complète sa filmographie avec Pour un seul de mes deux yeux. Son septième documentaire est présenté, cette année-là, en sélection officielle (hors compétition) à Cannes et remporte une mention spéciale au 16ème Festival International du Documentaire (FID).

Nouveau regard sur le conflit israélo-palestinien, Pour un seul de mes deux yeux, juxtapose quatre catégories d’images : la transmission du mythe de Massada, celle de Samson, des conversations téléphoniques et des scènes filmées dans les territoires occupés. En filigrane, un étrange constat, observé par Avi Mograbi, autant dans les légendes que dans l’actualité : en situation de désespoir, certains préfèrent mourir que continuer à vivre. A l’instar de Samson, figure biblique, qui demande à Dieu de le doter de suffisamment de force pour provoquer la fin de ses ennemis et la sienne, ne serait-ce que pour « venger un seul » de ses yeux crevés. Ou de l’ami palestinien du réalisateur qui, amer, lui confie : « Quand les gens commencent à considérer que la vie n’est pas si importante que ça, c’est le début de la fin. Quand la vie ne vaut pas grand-chose, ça devient facile de dire : "oui, je veux mourir". » Un film à thèse qui plaît ou non mais qui rappelle qu’un point de vue a le loisir de témoigner, à sa façon, d’une réalité donnée.
L’édition DVD proposée par Cinélibre est accompagnée d’un entretien du réalisateur avec André Joassin. Mograbi fournit entre autres des indications quant à son projet, à la quasi absence de mise en scène (voir interview ci-dessus), aux mythes transmis aux jeunes générations («Tout le monde connaît "laissez-moi mourir avec les Philistins"»), au tournage parfois très physique et à l’importance du montage. Dans le bonus, il narre également les contextes de création de ses six documentaires précédents qui mêlent déjà événements politiques et questions personnelles. C’est le cas de Détails : des scènes brèves tournées en prévision de Pour un seul de mes deux yeux mais que Mograbi isole et désire montrer parce qu’elles sont suffisamment expressives pour se passer de séquences précédentes ou suivantes.

Cover du dvd Depuis Déportation, son premier film daté de 89, Avi Mograbi s’interroge sur les événements, petits et grands, vécus par les israéliens et les palestiniens mais aussi par ses proches et lui-même. Cinéaste d’un réel politiquement complexe, il maintient son engagement d’homme, d’artiste, de voisin, d’ami, de juif et d’israélien dans son dernier opus.
Ce mois-ci, il était invité à Bruxelles pour rencontrer des étudiants de l’ERG et de l’INSAS et pour participer à « Apache#13-Palestine : Image et Politique », un colloque organisé conjointement par les Halles de Schaerbeek et Le P’tit Ciné. L’occasion de croiser un être de caractère parmi les plus militants de son pays. Entrevue avec Avi Mograbi à propos de son cinéma et de Pour un seul de mes deux yeux en particulier.


C : Pourquoi vous êtes-vous orienté vers le cinéma plutôt que vers un autre art d’expression ?
Avi Mograbi : Choisir le cinéma a été très naturel parce que je suis né dans une famille de cinéma. Mon père avait un grand cinéma à Tel-Aviv et j’avais l’habitude de voir des films avec lui dans une salle de projection privée. C’était bien avant la vidéo et le DVD : il regardait des films en 35 mm pendant des heures et des heures et j’étais assis à côté de lui. J’ai ainsi grandi en regardant beaucoup de films. Il ne voulait pas que je devienne réalisateur absolument mais éventuellement. Je n’ai pas étudié le cinéma mais la philosophie et les arts, et je suis revenu au rêve original en commençant à faire des films. Il n’y a pas eu de décision consciente : « je vais faire des films plutôt qu’autre chose ».


C : Rapidement, vous décidez de vous intéresser au documentaire pour exposer vos idées. Que pensez-vous de ceux qui associent ce mot à un autre : « objectivité » ?
A.M. : Je pense que la dernière chose que le documentaire est, c’est d’être objectif. Un documentaire est toujours le point de vue de quelqu’un et c’est subjectif. Quand un documentaire prétend être objectif, je deviens méfiant à son égard car je me demande : « qu’est-ce que ce réalisateur essaye de me vendre ? ». Il essaye peut-être de me parler de quelque chose qui est complètement vrai (« voici comment les choses sont ») et pas seulement comment il croit que les choses sont. Et il essaye peut-être de mettre ça dans un format qui apparaîtra objectif. Alors, je deviens très méfiant (…) quand les matériaux qu’il utilise ne sont pas spontanés mais dramatisés ou planifiés. (…) Parfois, la spontanéité et le fait que vous savez que ceux que vous voyez à l’écran sont des vrais gens compensent un scénario qui n’est pas écrit du tout.image du documentaire


C : En ce qui concerne votre dernier film, 
vous revendiquez que les images sont d’origine mais que le seul écart a été de faire doubler, pour des raisons de sécurité, la voix de votre ami palestinien avec lequel vous conversez de politique par téléphone. Est-ce pour autant un ressort fictionnel ?
A.M. : Le fait que j’ai changé la voix de mon ami n’en fait pas pour autant une fiction. J’aurais pu changer sa voix électroniquement : vous n’auriez même pas mentionné la fiction. Mon dernier film est, comparé aux précédents, un pur documentaire. Aucune scène n’est dramatisée, rien n’était écrit à l’avance, il n’y a pas d’acteurs. Je n’avais pas de contrôle sur les situations qui étaient toutes complètement spontanées et qui n’étaient pas connues avant qu’elles n’aient eu lieu. Evidemment, la présence de la caméra pouvait changer les réactions des participants mais les situations se passaient de toute façon avec ou sans elle.


C : Habituellement, les documentaristes éprouvent une responsabilité face aux gens qu’ils filment. Sentez-vous que cette question a évolué à travers vos films ?
A.M. : La question se pose toujours. Je rencontre la plupart des gens figurant dans mes films dans des situations spontanées. Qu’ils soient palestiniens, soldats aux postes de contrôle, gens rencontrés dans la rue - comme dans Août (avant l’explosion) - ou aux célébrations du cinquantième anniversaire de l’Etat d’Israël (Bon anniversaire, Mr Mograbi), très peu de gens que je filme sont des gens que je connais d’avant ou avec lesquels je garde contact après. (…) Parfois, c’est injuste mais avec les gens que je connais personnellement, je peux être sûr de la décision éthique que je prends. Par exemple, bien que mon ami au téléphone estimait que je ne devais pas remplacer sa voix, j’ai eu l’opportunité d’en discuter avec lui, de reconsidérer sa situation et de prendre la bonne décision. La même chose au montage : que laisser et qu’enlever ? Il a dit beaucoup de choses dures et certaines ont été retirées. Il y a des personnes que je ne connais pas et que je ne revois pas comme cet homme debout sur la pierre. Même s'il disait : « Filme, filme et montre ça au reste du monde », le fait qu’il le dise à ce moment ne veut pas dire que plus tard, il pensera toujours ainsi. (…) C’est une responsabilité éthique ou morale, pas seulement à son encontre, mais aussi envers d’autres personnes. Quand vous ne connaissez pas les gens, c’est un dilemme dont vous ne pouvez pas discuter avec eux. Vous faites un choix qui n’est pas nécessairement le meilleur ou le bon et peut-être plus tard, les gens seront offensés ou ne seront pas heureux de ce que vous avez fait. Mais filmer, c’est prendre des risques : vous devez questionner votre propre intégrité quotidiennement au sujet de vos propres décisions et avec bon espoir, je ne regretterai pas ce que je fais demain.


C : Dans votre œuvre, vous ne vous contentez pas d’être derrière la caméra puisque vous apparaissez également dans le plan. Est-ce votre relation à l’image s’est modifiée dans Pour un seul de mes deux yeux?
A.M. : Je ne pense pas. Je suis apparu devant la caméra à nombreuses reprises, pas seulement dans ce film. Dans le film sur Sharon aussi [Comment j’ai appris à surmonter ma peur et à aimer Ariel Sharon], il y avait des situations très similaires à celles de Pour un seul de mes deux yeux où je parle au téléphone. Mais elles sont très différentes puisque je parle avec des gens qui ne sont pas des amis. Mais si vous regardez l’image, c’est la même.


C : On vous voit mais on vous entend aussi dans vos films. Toujours dans le dernier, vous intervenez parce que des enfants, immobilisés à un check-point, ne peuvent pas renter chez eux après l’école. Est-ce que le cinéaste peut influencer la séquence?
A.M. : Avant tout, j’aurais aimé l’influencer. Je ne l’ai pas influencé en tout cas, pas de la manière que je voulais. Mais j’étais là et j’ai vu ces enfants. Même si je n’avais pas eu de caméra en main, je serais intervenu de toute façon. Pourquoi tenir une caméra devrait changer ça et me priver de ce que je ferais quand même ? Vous savez, je fais beaucoup de choses dans ma vie, avec ou sans caméra et toutes ne terminent pas en films. (…) Evidemment, à différents niveaux et de différentes manières, j’interviens toujours devant ce qui se passe parce que chacun le fait. Mais aussi dans des films précédents comme Août, j’ai participé à la situation parce que le fait de tenir une caméra ne signifie pas que vous prétendez ne pas être là.


C : Vous souscrivez au numérique. Quels avantages lui attribuez-vous ?
A.M. : Bon anniversaire, Août et Pour un seul ont été tournés en DV et avant, Comment j’ai appris était tourné en I8. Dans le dernier, j’avais l’avantage d’avoir 240 heures de matériel (rires) ! (…) En fait, le développement digital m’a permis de faire des films parce que j’ai besoin d’avoir le contrôle de toute la production et d’être en situation de faire un film même si je n’ai pas l’argent. Et évidemment, une fois que vous possédez une caméra et un ordinateur pas spécialement sophistiqué, vous pouvez filmer, monter et presque obtenir le film fini avec vos petits moyens de production. Le premier film que j’ai fait, en 89, était Déportation - il a été tourné en 16 mm et c’était la dernière fois que je tournais en pellicule -. Je ne l’utiliserai probablement plus dans mes films vu la façon dont je travaille. Pour filmer en pellicule, vous avez au moins trois personnes dans l’équipe (le caméraman, le preneur de son et l’assistant réalisateur) et peut-être une autre voiture parce que le matériel est beaucoup plus lourd. La production devient beaucoup plus compliquée. En pellicule, l’idée que je sorte directement [de la voiture], que j’attrape la caméra à l’arrière quand je le sens et que je travaille à la maison en un seul clic semble impossible.


C : On a tendance à résumer le cinéma israélien au seul nom d’Amos Gitaï. Pourtant, en cinq ans, le nombre de productions a doublé (8 à 10 films avant 2001 / 10-20 depuis) et de nouveaux cinéastes se sont fait connaître [David Ofek (N°17), Dover Koshashvili (Mariage tardif), Eran Riklis (La Fiancée syrienne) Radu Mihaileanu (Va, vis et deviens), …]. Et on peut supposer que grâce au numérique, le nombre de points de vue va continuer à augmenter. Qu’est-ce qui explique cette mutation ?
A.M. : C’est très simple. L’augmentation radicale du nombre de productions s’explique par le fait qu’il y a cinq-six ans, on a réussi à faire voter une loi relative au cinéma à la Knesset, au Parlement. C’était un projet pour lequel tout le monde (sociétés, réalisateurs, producteurs, scénaristes, acteurs, techniciens,…) avait travaillé. Et maintenant, il y a un budget alloué annuellement au cinéma alors qu’avant, chaque année, c’était des négociations entre la Fondation pour le cinéma et la télévision [équivalent de la Commission] et le gouvernement. Au lieu de faire des films, on négociait ! Donc, désormais, il y a de l’argent public en Israël pour faire 20 longs métrages par an. Les différentes chaînes de télévision sont aussi supposées investir, en heures et en argent, pour les documentaires et les longs métrages. Elles ne le font pas parce qu’elles aiment ça mais parce que leurs licences en dépendent.
C’est vrai que tout cela se passe au moment où le documentaire a émergé grâce au développement du numérique. Avant, beaucoup de gens ne pouvaient faire des films parce qu’ils n’avaient pas les moyens, parce qu’ils n’avaient pas d’aide publique ou la participation d’une télévision. Vous savez, à l’époque, il y avait des histoires en Israël à propos des réalisateurs qui devaient hypothéquer leurs maisons afin d’obtenir des prêts pour faire des films. Et évidemment, les films se plantaient toujours et ils perdaient leur maison !
Aujourd’hui, vous n’avez pas à hypothéquer votre maison pour acheter une caméra DV !


C : Autre plus pour les films israéliens : l’investissement des coproducteurs étrangers…
A.M. : La coproduction, c’est quelque chose de très bien et c’est très bénéfique mais ça ne détermine pas - en tout cas pour moi - si il y aura un film ou non. C’est toujours l’argent public israélien qui le détermine et la coproduction [avec la France via Les Films d’Ici] me permet d’augmenter la capacité du film, de le transférer en 35 mm et de collaborer avec des artistes français.


C : Vous êtes satisfait de la réception de Pour un seul de mes deux yeux?
A.M. : D’un côté, je suis très heureux parce que c’est mon film le plus vu et mon public augmente tout le temps. Il a été accueilli d’une manière géniale à Cannes et a recueilli d’excellentes critiques. Vous voyez, il n’y a pas de raisons de ne pas être heureux. De l’autre côté, je serais encore plus heureux si plus de personnes voyaient le film ! (rires).


C : Le film est resté à l’affiche 3 semaines à Tel-Aviv…
A.M : Oui, c’est une durée très courte. Peu d’israéliens sont venus voir le film. Même si mes attentes n’étaient pas énormes, quand c’est arrivé, j’ai été déçu parce que il s’agit du public que je vise.


Avi Mograbi, Pour un seul de mes deux yeux - DVD Cinélibre, coll. Cinéfiles Documentaire, diffusion Twin Pics

 

 

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