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El color del camaleon de Andrès Lübbert

Publié le 27/03/2017 par Juliette Borel / Catégorie: Critique

Il y a 12 ans, Andrès Lübbert a commencé à filmer son père, Jorge, afin d’apprendre à mieux le connaître. Ce dernier étant reporter de guerre, il s’est toujours absenté régulièrement de la maison. Le réalisateur a cherché à combler cette distance, accentuée par le caractère solitaire d’un homme angoissé, en proie aux insomnies et aux addictions. Progressivement, Andrès prend conscience que le récit du passé de son père, celui d’un opposant au régime de Pinochet ayant fui la dictature, n’est qu’une version « romancée » qui cache une vérité bien plus sombre. Ne jamais répondre au téléphone du salon, sursauter au moindre coup de sonnette et garder près de la porte d’entrée une valise pleine, en cas de départ précipité, n’étaient pas le complexe de persécution d’un exilé politique. Andrès découvrira, lors d’une visite chez son oncle à Berlin, dans les archives de la STASI, un dossier reprenant heure par heure, pendant huit ans, les faits et gestes de son père, soupçonné d’appartenir aux services secrets de Pinochet.

el color del cameleonEl color del camaleon s’ouvre sur une énigme à résoudre : le cinéaste, debout, observe au sol des photos conservées par son père, réparties autour de lui. Il va entreprendre de recomposer ce puzzle du passé, cette histoire enterrée. Jorge accepte, le temps d’un film, de se laisser entrevoir. Simple dessinateur industriel pour une compagnie de téléphone, il fut enlevé puis enrôlé de force, par l’unité d’espionnage de la dictature chilienne (la DINA). Il parvient à s’échapper et rejoint son frère Orlando, en Europe. Orlando recueille alors « une épave ». Jorge va tenter de se reconstruire en engageant une thérapie, afin de « traiter la peur et de la structurer ».

Les rapports de ces séances, auxquels Andrès va accéder, sont une des composantes de la structure de ce documentaire qui embarque les deux protagonistes pour Santiago. Le père et le fils s’aventurent dans le labyrinthe obscur d’années monstrueuses. Jorge se dévoile petit à petit. A la manière d’une cure psychanalytique, la caméra réouvre avec lui des portes (au propre comme au figuré), elle cartographie le passé et revisite des lieux enfouis, pour faire jaillir la parole. Ces endroits, a priori anodins, revêtent au fil des descriptions du père, des apprêts cauchemardesques : formation aux techniques d’espionnage électronique, lieux d’enlèvement, test de résistance à l’électrocution, mutilation de cadavre. Jusqu’aux meurtres dont il sera témoin... Mais l’oubli et le refoulement face au trauma sont parfois plus forts. Jorge se retrouve perdu dans cette ville, dans ces bribes de jeunesse à reconstituer. La caméra d’Andrès se fait alors outil thérapeutique permettant d’accueillir ces surgissements, ces états de conscience réactivés, ces instantanés photographiques. Les souvenirs reviennent, sous forme de « flashs », véritables fulgurances de la mémoire. Lors d’une manifestation en hommage aux disparus politiques par exemple : Jorge se réfugie derrière son appareil photo et cette déformation professionnelle de journaliste lui permet d’accepter le monde à travers le prisme de son objectif.

Le dispositif filmique redonne des mots à tous ces silences accumulés depuis des années. Cependant, Jorge peut aussi se heurter à des limites. Il se mure alors, refuse d’avancer et de fouiller plus loin. Sa défense consiste à reprendre son autorité paternelle, en décrétant l’arrêt de la prise, en reportant à plus tard, ou bien en retournant les rôles de manière artificielle et en interviewant son fils. Le filmeur devient filmé, et est renvoyé à son statut d’enfant. De la même façon, lorsque l’émotion de Jorge affleure, lorsque ses barrières tombent, il devient celui dont on doit prendre soin, et cette fragilité déconcerte son fils : « c’est étrange de réconforter un parent.»
Les frontières entre les postures sont donc floues, l’analysé se confond avec l’analysant puisque leur histoire est commune. A travers le portrait du père, c’est celui, en creux, du fils qui se dessine. Cela amène quelquefois Andrès à être maladroit dans « sa soif de réponse » et le dialogue arrive dans une impasse. Le manque de recul réclame alors la présence d’intervenants extérieurs. Comme dans la thérapie, il y a besoin d’un autre pour parvenir à parler de soi. Ils trouveront l’alternative avec l’enregistrement de la voix du comédien lisant les rapports du suivi psychologique, en studio. Jorge va le diriger, ajuster la prononciation, le ton. Ils feront aussi appel à un ami d’Andrès, chercheur et journaliste pour les droits de l’homme, qui s’entretiendra avec l’un et avec l’autre. Il questionnera le père, l’amènera à aller un peu plus loin, vers des points plus sensibles. Puis il interrogera le fils sur la notion de responsabilité, il lui fera prendre conscience du statut de victime de son père : même si les non-dits de Jorge peuvent laisser place aux fantasmes, aux suppositions, il est impossible de juger ou condamner des actes contraints, commis sous la torture.

el colore del camemeonL’expérience du père, les atrocités subies, annulent donc toute tentation de manichéisme. La DINA avait mis en place un véritable processus de manipulation psychologique, de « déshumanisation ». Les supplices endurés rappellent inévitablement les lavages de cerveaux opérés dans Orange Mécanique : musique classique tonitruante, corps immobilisé et paupières écartées mécaniquement, afin de ne pouvoir éviter la diffusion continue d’images d’une violence inouïe. Naïvement, le spectateur y voit tout d’abord une approche clairvoyante de la part de Kubrick. Mais l’explication est toute autre. Elle repose sur un lien de causalité pervers et cynique : les agents de la DINA, et certains lieutenants de la Marine américaine, se sont en fait inspirés directement des techniques exposées dans Orange Mécanique. Ainsi, si la réalité peut influencer le cinéma, la réciproque est vraie. Pour le meilleur et pour le pire. Le pouvoir du documentaire sur le réel, lui, réside dans sa force de dénonciation : des images d’archives récentes viennent révéler à quel point les bourreaux sont encore socialement installés, et pour certains haut placés, à la tête de défilés militaires officiels. Le travail de mémoire et de dénonciation doit donc rester actif.

El color del camaleon cherchait au départ à justifier un vide, celui laissé par les absences d’un père journaliste de guerre, si souvent parti en mission. Et d’une certaine manière, Andrès a trouvé sa réponse : ces nombreux reportages, dans des pays en conflit, ont permis à Jorge de tenir debout. Il a ainsi pu métaboliser les compétences abjectes inoculées par la DINA. Sa très grande résistance psychologique à la violence et son endurance physique ont trouvé une finalité. Son métier a mis un sens aux ravages intérieurs.
Le projet de son fils, générateur de liens, l’a ensuite guidé vers une seconde résilience, qui repose sur la naissance du dialogue et de la transmission. Et si aujourd’hui, en se racontant à son fils, la parole le libère, c’est déjà elle qui l’avait délivré physiquement au Chili. Car après s’être tu si longtemps, c’est lorsqu’il est parvenu enfin à se confier à son propre père que celui-ci a pu l’aider à s’extraire de l’enfer et à fuir en Europe. Cependant, ces périodes de silences imposés, de secrets gardés, auraient sans doute mérité plus de place dans le film : matérialiser le poids du silence pour faire sentir celui de la parole. A nous, spectateurs, de nous projeter dans ce déchirement intérieur, dans cette angoisse indicible.
Et encore maintenant, tout ne peut être dit, ni entendu. Malgré ces zones d’ombres préservées (et nécessaires), la découverte de ses origines aura permis à Andrès de tracer ses propres lignes de fuite, de se définir, en réaffirmant son identité, et en précisant sa volonté de faire des films.

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