Cinergie.be

Eliane du Bois- 30 ans de Cinéart

Publié le 01/07/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Cinélibre-Cinéart fête ses trente ans. A son actif, plus d’une dizaine de films ayant obtenu la Palme d’Or à Cannes ( De Yol de Guney jusqu’à Elephant de Gus Van Sant en passant par Rosetta de Luc et Jean-Pierre Dardenne, Le goût de la cerise de Kiarostami, ou Underground de Kusturica). En mai dernier, au Festival de Cannes, la Palme d’Or de Luc et Jean-Pierre Dardenne pour L'Enfant a permis à Cinéart de fêter sa douzième Palme d’Or mais également la richesse de son catalogue. Au mois de juillet pendant le Festival Européen du film de Bruxelles, Cinélibre-Cinéart remettra le couvert. Cinélibre est animé depuis ses débuts par Eliane Dubois. Nous avons demandé à celle-ci d’évoquer quelques jalons d’un parcours exemplaire mais aussi de la genèse qui a présidé la naissance de la « major » des Indépendants comme aimait à le dire le regretté Jacques Ledoux.

En 1968, après la contestation qui a fleuri à l’ULB, La Cambre, L’INSAS et l’IAD, des étudiants des écoles de cinéma décident de créer la Ligne générale pour diffuser les ciné-tracts que nos camarades français ont tournés en France et principalement à Paris. ElianeDubois, tout en montant le film consacré par Luc de Heusch à l’assemblée libre et à la contestation à l’ULB, passe ses soirées avec les militants de la Ligne générale à projeter à Bruxelles et dans nos provinces les films de mai 68, le plus souvent, 16mm oblige, dans des arrières-salles de café. Si le souvenir de Reprise du travail aux Usines Wonder reste dans notre mémoire un souvenir indélébile de ces séances aux débats passionnés, c’est non seulement à cause de la qualité exceptionnelle d’un plan-séquence de neuf minutes, tourné en caméra portée par des étudiants de l’IDHEC, mais à cause du cri désespéré d’une jeune ouvrière hurlant sa colère de devoir rentrer dans une usine-prison. « J’y mettrai plus les pieds dans cette taule !», lance-t-elle à son délégué syndical. Film–choc (il y a 7 ans, Hervé Le Roux a consacré un film passionnant, Reprise, pour essayer de retrouver cette jeune femme), qui va booster la Ligne générale et d’autres militants qui vont se regrouper au sein de l’Unité de Distribution..

 

Cinergie : L’idée de Cinélibre était de fournir une alternative au cinéma commercial en donnant la possibilité de voir un cinéma engagé et alternatif ?
Eliane Dubois : Les premiers sujets du catalogue de Cinélibre, en 16mm, étaient l’immigration, les femmes, l’anti-nucléaire, le Chili, la guerre du Vietnam. On a repris une série de films en 16mm dont on a constitué un catalogue et il y avait parmi celui-ci quelques acquisitions. Sans avoir d’autre base financière que notre bonne volonté et notre force de travail. On a souffert de ne pas avoir de capitaux de départ. Paul Billot qui venait du théâtre, nous a mis en contact avec ses relations dans le milieu du théâtre comme Henry Ingberg et qui nous a proposé via la banque Copine de trouver quelques personnes se portant garantes pour une petite somme.

 

Pour un film qui coûtait 250.000 francs belges, nous devions trouver 5 personnes garantes et la banque avançait l’argent. Cela nous a permis d’acquérir les premiers films qui tournaient dans le circuit 16mm. On a fait circuler Sartre par lui-même(Alexandre Astruc et Michel Contat), Harlan County (Barbara Kopple).

 

C. : Le Prix de l’UCC a-t-il obligé Cinélibre à franchir le pas du 35mm?
E.D. : Le film a fait une carrière en 16mm (10.000 entrées). Comme on en faisait la promotion avec des visions de presse, il a pu participer au Grand Prix de l’Union de la Critique de Cinéma. On s’est retrouvé parmi les cinq finalistes. On a été invité au dîner pendant lequel a lieu les joutes oratoires qui décident de l’attribution du Grand Prix. Harlan County ayant obtenu le prix de l’UCC est ressorti en salles, obtenant une seconde carrière. Les exploitants de l’Arenberg et du Caméo nous ont appelé en proposant de sortir le film le mercredi suivant. Cela a donc été notre première sortie à l’Arenberg d’une copie 35mm. Dans la foulée – puisqu’on nous demandait ce qu’on avait en catalogue – on a sorti Black Jack de Ken Loach et Alambrista de Robert Young.

 

C. : L’étape suivante c’est l’épisode du Monty. Vous pouvez y disposer de deux salles ?
E.D. : La recherche d’écrans nous a toujours motivés puisque nous sommes distributeurs. Personnellement, je n’ai jamais voulu être exploitante de salles. Tout en sachant qu’une partie du métier est de sentir ce que les gens pensent d’un film lorsqu’ils sortent de la salle. Sinon nous ne sommes que des intermédiaires entre la production (bien qu’on achète aussi sur scénario) et les exploitants à qui on donne notre bébé. Le contact avec le public, nous ne l’obtenons que lors d’avant-premières. Gérer la programmation d’une salle te permet de choisir les dates de sortie et la durée d’un film en salles, le temps que s’installe le bouche à oreille. Je me dis, en y repensant qu’on était très radicaux, qu’on avait notre avis sur beaucoup de choses. Un peu par hasard on est tombé sur des jeunes gars au Monty, qui avaient envie de fonder des salles de cinéma dans cet ancien cinéma de quartier de la place communale d’Ixelles. On s’est vite dit que puisqu’ils avaient les salles et nous, les films, on pouvait être complémentaires.

 

Le bar tournait à fond puisque le lieu est rapidement devenu un lieu branché, la programmation fonctionnait assez bien. Comme on avait déjà créé Cinédit, l’idée était de montrer les cinématographies du monde en consacrant des semaines au cinéma cubain, chinois, indien, etc. Puis, avec le Goethe Institut on a fait une rétrospective Wim Wenders, Werner Schroeter, Hans-Jurgen Sylberberg avec Serge Daney comme invité. Cinédit était une sorte de ciné-club haut de gamme avec des invités. Au Monty, on a fait une belle semaine avec Paul Vecchiali à qui on avait donné carte blanche pour présenter tous les soirs ses films et à 22 heures les films classiques de son choix. C’est une aventure qui a plutôt bien marché du point de vue de la fréquentation des salles et qui avait de l’avenir. Sauf, que très vite il y a eu un conflit sur le fait qu’on ne voyait pas la couleur de l’argent du bar. On a donc décidé de se séparer.

 

C. : C’est à ce moment-là que vous avez l’idée de migrer à l’Arenberg, rue de l’Arenberg ?
E.D. : Qui ne risque rien n’a rien. On a donné un petit coup de fil pour demander si l’on pouvait acheter l’Arenberg. Réponse : pourquoi pas ? On a donc racheté la société anonyme gérée par André Weis et René Mestdagh qui s’appelait Cinéart. On a rassemblé tous nos deniers. L’idée de départ étant de partager avec Progrès films dirigé par Didier Geluck. Le rapprochement s’imposait dans la mesure où l’on était complémentaires. Progrès Films diffusait des films d’auteurs plus classiques ou de pays de l’Est et nous des films. Plus militants. Mais dans la mouvance de mai 1968, des cinéastes comme Jean-Louis Comolli, ne se posaient plus seulement la question du fond mais aussi de la forme. L’idée étant de ne pas rester au sein d’un petit noyau de gens convaincus mais d’élargir le public. Notre réflexion évoluait en même temps que celle des cinéastes issus de mai 1968.

 

C. : Y avait il une concordance avec l’évolution des Cahiers du Cinéma qui était passé du ciné tract à une réflexion plus large sur le cinéma ?
E.D. : On était assez proche de gens comme Serge Daney. On a fait une semaine des Cahiers du Cinéma à Bruxelles. Au début de Cinélibre, j’ai beaucoup discuté avec eux notamment sur Le Massacre de Kafr-Kassem de Borhane Alaouie qui a été l’une des premières sorties de Cinélibre qui a eu une bonne couverture de presse en France et notamment dans Les Cahiers du Cinéma. J’y ai été interviewée en tant que monteuse du film avec Borhane Alaouie… Cela ne m’est plus jamais arrivé (rires). On croisait dans les locaux des réalisateurs comme Jean-Louis Comolli dont on avait acheté les droits du film La Cecilia. Parallèlement à cette réflexion sur le cinéma, il y a eu une réflexion sur l’entreprise en elle-même. On était passé du monde militant, avec des gens venus d’horizon différents, à une gestion plus conforme à la réalité. On s’est rendu compte que l’on a du endosser les habits du patron. Ce qui n’était pas clair dans notre tête. D’autant qu’on diffusait des films comme Si on se passait de patron ? (rires)

 

C. Est-ce que cela a été un choix douloureux d’abandonner un métier comme celui de monteuse ?E.D. : Cela a été un choix qu’il m’arrive de regretter encore de temps en temps. Je m’y suis résignée J’étais à cheval entre Cinélibre et le montage (notamment en documentaire, en fiction ou en pub). Au début Cinélibre était un hobby. J’y étais attachée parce que je trouvais que c’était plus concret que d’aller défiler dans la rue avec des calicots. Il n’y a pas eu vraiment de rupture dans ma réflexion entre l’INSAS, mai 1968, un voyage à Cuba en août 68 la réflexion, dans les AG, sur l’outil cinéma commencée lorsqu’on avait occupé l’INSAS, le lien qu’on avait avec Paris, avec l’ULB, La Cambre et la création de Cinélibre. Pour moi, Cinélibre ce n’était pas un métier. J’ai mis des années à m’y faire. Quand on sort de l’INSAS on a plutôt envie de réaliser ou de produire. Mais faire des films n’ayant ni salles ni distributeurs ne sert pas à grand-chose. D’où le choix de créer un outil de distribution.

 

Si tu veux, notre évolution a été assez proche de celle qu’a connue un quotidien comme Libération. Je ne me rendais pas compte à quel point Cinélibre allait devenir une véritable PME avec tout ce que cela implique : motiver, mobiliser des gens autour d’un projet commun dont il faut veiller à ce qu’il demeure cohérent et ne dévie pas trop. On s’est demandé s’il était intelligent que nos films arrivent sur les écrans traditionnels parce qu’on mettait le doigt dans l’engrenage. Il fallait être aussi performant que les autres en terme de publicité, de dépenses, de promotion pour sinon les concurrencer au moins coexister sur les écrans. Une sortie traditionnelle implique un certain type de promotion, d’investissement, etc. Donc on a un peu abandonné le circuit culturel.

 

C. : Est-ce qu’on est pas en train d’y revenir ? N’est-ce pas le moment de se repositionner dans le circuit scolaire et le milieu culturel. En un mot se repositionner dans l’alternatif ?
E.D. : La réflexion et le résultat ne seront pas les mêmes en 2005. Mais personnellement, je crois par exemple que l’expérience des ciné-clubs de l’époque est une expérience à laquelle il faut repenser. Avoir un ciné-club en 2005, avec de vraies discussions, pas forcément avec le réalisateur), peut être passionnant. Et cela peut être la suite de ce que l’on fait avec les écoles. Si je suis venue au cinéma, C’est parce que Robert Steenhoudt, à l’Athénée d’Uccle, passionné par le cinéma, nous proposait des films en 35mm. Il animait un ciné-club, en préparant des textes, des extraits de presse. J’ai découvert tous les classiques japonais, russes, français, italiens, sans doute venant de Progrès Films (à l’époque je ne m’en rendais pas compte).

 

On était nombreux à être passionnés par ce ciné-club. Plus tard, j’ai retrouvé dans le métier Gérard Dassonville, Marianne Bassler qui ont été conquis par le cinéma grâce à Steenhoudt.. C’est vrai qu’on a besoin de profs ou de personnalités qui, dès le plus jeune âge, peuvent nous faire apprécier toutes les facettes du cinéma. Ce qui est triste aujourd’hui c’est le nivellement de gens qui voient tous la même chose et perdent le contact avec le cinéma classique, le film en noir & blanc. Ils sont complètement paumés dés qu’ils sortent de leurs normes. Ceci dit il y a des gens qui font un boulot depuis 25 ans comme l’équipe des Grignoux à Liège autour des cinémas Le Parc et le Churchill en organisant des soirées pédagogiques. Ils créent des spectateurs qui reviennent plus tard dans leurs salles.

 

Arrêtons de tenir des discours sur le formatage genre : « C’est le public qui le demande ». Le public demande ce qu’il connaît et a perdu toute idée de ce qui existe éventuellement d’autre. Il y a des salles dans lesquelles il ne met jamais les pieds. A Bruxelles, on se rend compte que si on n’est pas, à l’UGC Toison d’Or, à De Brouckère ou à Kinépolis, les gens nous disent que le film n’est pas sorti.

 

C. : La salle pour certains jeunes est une découverte ?
E.D. : Pour les jeunes qui vont pour la première fois au cinéma, pour eux, c’est comme une grande télé. Il y a des gags inimaginables. Ils demandent à changer de programme. Ils veulent zapper ! Il faut se dire que même avec l’arrivée du numérique en HD, la salle reste un lieu vivant, de rencontres, un lieu où il se passe quelque chose qui ne se passe pas lorsqu’on est chez soi. Il y a bien sûr la facilité d’utilisation du petit écran et puis il y a tout ce qui s’annonce, le pay per view,le Video-on-Demand. Tout cela pousse les gens à rester chez eux. Le cinéma n’a jamais été autant consommé, après les trains et les avions ce sera les voitures. C’est hallucinant. Mais comment et avec quel qualité d’approche et quels films ? Ce sont les questions qu’il est temps de se poser parce que le cinéma d’auteurs risque d’en souffrir.

 

C. : C’est comme l’offre pléthorique du DVD. Que choisir ? Qui guide les choix ?
E. d. B. : Le problème est que l’offre s’est démultipliée de manière telle qu’un être humain ne sait plus absorber ce qui lui est proposé. Pas seulement dans le cinéma. C’est vrai en littérature aussi. Le problème des éditeurs est le même que le nôtre. Si le critique n’identifie pas les singularités, le public ne suivra pas. Auquel il faut ajouter la surenchère en terme de marketing. Etant donné la somme de choses qui arrive en même temps sur le marché, chacun veut faire ressortir son film, sa pièce de théâtre, son livre. Il faudrait donc faire chaque fois un événement ce qui n’est pas possible.

 

C. : Une des prochaines sortie de Cinélibre c’est The World de Jia Zhang-Ke. Tu as vu Made In China deJulien Selleron?
E.D. : Oui, je le trouve très, très bon. Jia Zhang-Ke est quelqu’un de magnifique dans tout ce qu’il exprime.Made in China est un documentaire qui a su saisir plein de choses émouvantes sur la Chine et Jia Zhang-Ke. Celui-ci est un cinéaste qui fait partie de ces rencontres attachantes que l’on peut faire au fil des années. C’est le cas de Ken Loach qui nous envoie toujours ses scénarios avant que les agents de vente ne s’occupent du film. En plus, sans y être obligé, il nous place en début de générique. Jia Zhang-Ke fait partie de ses cinéastes qui dés le premier film nous a montré quelque chose de fort et de singulier sur la Chine d’aujourd’hui. C’est ce que l’on recherche mais ce n’est pas avec cela qu’on gagne notre vie !

 

Le fait d’avoir créé Cinéart à côté de Cinélibre est une sorte de métaphore du cinéma. On ne peut voir celui-ci ni sous le seul angle commercial ni sur le seul angle culturel. Le cinéma commercial se renouvelle grâce au cinéma d’auteur. La difficulté vient de ce qu’un film doit rapporter suffisamment d’argent pour que le suivant puisse se faire. L’industrie doit tourner, certes, mais celle-ci sans son laboratoire de recherches meurt aussi. C’est la raison – et je sais qu’on nous en fait le reproche – pour laquelle nous sortons aussi des films commerciaux. Sans quoi on foncerait droit dans le mur. D’autant que le territoire belge est petit et qu’on ne dépasse donc pas le seuil d’un certain nombre d’entrées.

 

C. : Le développement de la cellule DVD est-il un complément ou un projet amené à se développer ?
E.D. : On a toujours voulu rester éditeur. Donc logiquement, après la salle, c’est le support DVD. On a des droits de plus en plus long sur la durée (15 à 20 ans) parce qu’on paie les droits d’exploitations des films trop chers. Ce qui va changer, dans l’avenir, ce sont les modes de diffusion. Ce qui signifie un changement dans les modes de financement ce qui laisse entendre changement de direction artistique. On a pu le constater avec la récente mainmise de la télévision devenue indispensable dans les montages financiers : cela donne un cinéma du prime time formaté.

 

Le DVD, je l’ai d’abord vu comme un complément. Mais si pour les films qu’on aime bien, on devait s’arrêter aux 3.000 spectateurs qu’on fait sur toute la Belgique ce serait désespérant. Le DVD permet au film de continuer à exister dans une très bonne qualité. En moyenne si l’on compare les chiffres des entrées salles et de la vente DVD, on est proche du 50/50. C’est un peu inquiétant ce qui se passe au niveau des salles même si trois nouvelles salles vont s’ouvrir au Palace…et il y aura une boutique DVD (rires). Le DVD ouvre aussi à un cinéphile des possibilités formidables grâce au travail de l’archiviste et de l’historien. On découvre un film en salles et, ensuite, avec le DVD les possibilités de lecture et d’informations sont immenses. On n’a pas la tristesse de très vite devoir subir des copies usagées. L’édition de classiques du cinéma permet aux jeunes générations de découvrir un cinéma que la télévision ne leur permet plus de voir.

 

C. : Luc et Jean-Pierre Dardenne ont été récompensés à Cannes par une deuxième Palme d’Or. Tu es l’heureuse distributrice de cinéastes que tu as suivis depuis leur premier film ?
E.D. : Je les ai suivis bien avant. On a commencé avec Nous étions tous des noms d’arbres, un film co-réalisé avec Armand Gatti. On a continué avec Falsch. On les a abandonnés sur Je pense à vous qu’on a pas aimé. Eux-mêmes ont pris du recul par rapport à ce film. Ils nous ont présenté la Promesse et on ne s’est plus quitté. Ils ont bâti une œuvre film après film. Et, le dernier, l’Enfant, multiplie les qualités des précédents. Il a l’ouverture et l’émotion qu’a La Promesse, la rigueur de Rosetta et du Fils. C’est fort et émouvant. Avoir une seconde Palme d’Or belge a été d’autant plus agréable qu’il s’agissait d’une grande surprise !

Tout à propos de: