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En cas de dépressurisation: rencontre avec Sarah Moon

Publié le 02/11/2009 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Quand le cinéma devient bouée salvatrice
Après un premier film autobiographique qui fit l'effet d'un ovni dans le milieu, non pas tant par sa forme que par son sujet, Sarah Moon revient au cinéma, avec une réalisation tout aussi autobiographique, cinématographiquement plus aboutie. Ne le dites pas à ma mère était la révélation d'une jeune femme qui, parallèlement à son travail d’éducatrice en psychologie, vivait, la nuit, ses expériences de stripteaseuse, amoureuse de son corps et du désir suscité. Avec ce film, elle tournait une page de sa vie pour en ouvrir une autre. 
Elle rencontra un homme, un chouette, ils s'aimèrent et eurent un petit Jack. Sarah avait repris goût à la vie diurne, et s'apprêtait à accepter son décalage horaire. Mais la vie est ainsi faite qu'on ne peut pas tout contrôler, et le plus inattendu survient toujours sans crier gare. Quelques semaines après la naissance du petiot, la belle et jolie maman se rend compte que le bébé n’a pas des mouvements très orthodoxes. Le verdict tombe vite. Effectivement, Jack a une déficience du cerveau, accompagnée de crises d'épilepsies. Épreuve douloureuse qu'elle raconte dans En cas de dépressurisation, son deuxième documentaire. 

Cinergie: Mais pourquoi en avoir fait un film ? Fille de Françoise Levie, réalisatrice, et petite-fille de Pierre Levie, producteur pionnier du 7ème art en Belgique, serait-ce parce qu’elle est une enfant de la balle que la caméra s'est imposée naturellement à elle comme moyen d'existence ?
Sarah Moon : J'ai été élevée dans une famille de cinéastes, mais, pour moi, le cinéma n'est pas un vrai métier. C'est avant tout une activité qui m'a fait énormément souffrir. Mon père était chef électro, il partait 9 mois sur 12. Ma mère, réalisatrice, était très peu là. J'ai dû me débrouiller seule assez jeune, et je n'avais aucune envie de faire du cinéma. J'ai préféré la psychologie pour m'orienter vers l'aide aux personnes, notamment les psychotiques et handicapés mentaux. 
J'ai fait mon premier film sur le striptease parce que la vie a fait qu'en plus d'être éducatrice en psychiatrie, j'ai fait du striptease pendant 10 ans. Ce métier m'a permis de découvrir ma féminité et m'a aidé dans plein de choses. Si j'ai fait ce film, c'était pour changer l'image négative qu’on a du striptease. Je ne comptais pas faire un deuxième film. Je me suis mariée, j'ai été enceinte, j'ai continué à travailler en psychiatrie, et j'ai arrêté le striptease. J'allais devenir une femme normale avec une vie normale, avec mon mari et un enfant.
La vie en a décidé autrement. Enceinte, j'ai eu des angoisses terribles, des cauchemars hallucinants ! Je rêvais que je n'avais pas de bras pour m'occuper de mon enfant, que j'accouchais d'un cake en forme de bébé et que sa tête se cassait, etc.
À l'âge de 3 semaines, mon fils s'est mis à faire de drôles de mouvements. Je les connaissais parce que j'avais travaillé avec des personnes épileptiques. Je l'ai emmené à l'hôpital, et on m'a dit que c'était très grave, qu'il avait une malformation du cerveau. Le choc a été tellement grand pour moi que j’ai pensé que j’allais en mourir.
Jack a été hospitalisé, et je m 'en suis occupée. Plus tard, nous sommes revenus à la maison. Mon mari s'est remis à travailler, et je me suis retrouvée seule avec cet enfant qui convulsait toutes les heures. C'est à ce moment-là que j'ai eu envie de filmer, d'avoir la présence d'un regard à mes côtés. Je me sentais très seule. La caméra m'a d'abord servi de tiers pour ne pas me sentir complètement happée par lui. Je mettais la caméra au bord des meubles, et je filmais mes gestes de mère au bord du gouffre. Petit à petit, Jack a commencé à faire des progrès. J'ai laissé la caméra tourner, et une chose incroyable est arrivée : le chorégraphe Wim Vandekeybus m'a téléphoné. Il montait un spectacle sur le corps, et m'a demandé d'y participer. Qui refuserait de danser pour Wim Vandekeybus ? J'ai dit oui. C’est un grand chorégraphe. Il fait des castings à New York, il voit 5000 personnes et il en prend 0. Moi, je n’ai pas fait d’études de danse. C’est incroyable qu'il m’ait prise.

Jaquette du film En cas de dépressurisation de Sarah Moon Howe.Heureusement que Wim est passé par là, parce que je ne serais peut-être plus là pour en parler maintenant. J'ai commencé à partir en tournées quelques jours par mois. Quand je rentrais à la maison, je retrouvais mon enfant handicapé.C'est cet aller-retour entre l'extérieur et l'intérieur qui m'a donné envie de faire ce film. Je bougeais avec des danseuses à travers le monde dans des endroits magnifiques, et quand je rentrais à la maison, je devenais la femme au foyer complètement dévouée. Voilà comment le film est né.J'ai commencé à filmer mon fils avant qu'il aille mal. . J'ai des images de lui entre 0 et 3 semaines.Pendant les mois qui ont suivi, les plus graves, je ne l'ai pas filmé, je devais garder mes yeux pour l'observer.Je ne me suis pas filmée enceinte. J'ai dû reconstituer des séquences. J'ai acheté un faux ventre de femme enceinte, je suis retournée au yoga prénatal avec le père de mon enfant en sachant déjà tout ce qui allait se passer. Je suis vraiment retournée dans mon passé. J'ai utilisé une femme enceinte pour faire ma doublure.J'ai refait toute une reconstitution et un travail thérapeutique sur cette grossesse


C. : Au départ, faire un film était thérapeutique, mais cela s'est transformé en démarche cinématographique, avec un projet introduit à la Commission de sélection et recherche de production.
S. M. : C'est ce va-et-vient entre la vie des tournées et la vie quotidienne qui m'a donné envie de le faire. J'ai écrit un scénario, très écrit, presque comme une fiction, l’histoire d’une mère qui, pour ne pas être complètement prise par le handicap et les problèmes de santé de son enfant, décide de partir quelques jours par mois pour souffler un peu. Quand le scénario a été écrit, il était logique de présenter un dossier à la Communauté Française pour essayer d'avoir de l'argent. C'était aussi pour légitimer ce qui m'arrivait, que tout cela serve à quelque chose.
Pour faire un film à l'heure actuelle, il faut savoir exactement ce que l'on veut raconter, les tenants et les aboutissants. J'avais besoin de savoir où je devais aller et ce que j’allais filmer. C'était important pour moi de savoir que j'avais l'appui d'institutions. Cette histoire très personnelle et très intime a touché des gens de la Communauté Française et de la RTBF.
Mon histoire à la maison intéressait d'autres personnes, et cela m'a donné du courage. Je me suis dit que finalement je ne vivais pas seule au fond de mon puits. Tout ce qui a été mis en place autour du film m'a aidé à me battre et à passer au-dessus de ma dépression.
Il y a une pression énorme sur les mamans. Il faut toujours qu'on soit parfaite. Les mamans doivent être parfaites, elles ne peuvent pas craquer. Il faut être belle, il faut travailler… ce sont des choses que je ressens tous les jours. Quand on est maman d'un enfant handicapé, on se doit d'être admirablement dévouée ! C'est ce que je symbolise dans mon film par le masque.
Je suis très intéressée par les mamans d'enfants handicapés qui osent tout envoyer valser, et vivent une vie de bâton de chaise, qui osent continuer à être des artistes. C'est un sujet qui me passionne : comment font les parents artistes d'enfants handicapés pour continuer à exercer leur art ?

C. : C'est le sujet du prochain film ?
S. M. : C'est le sujet de ce film-ci. Je pars danser, je ne reste pas à la maison pour m'occuper de mon enfant. Je décide de partir quelques jours par mois, de laisser mon enfant à son père et de dire j'ai besoin de temps pour moi. Comme dans les avions, en cas de dépressurisation, de problème d'oxygène, les hôtesses conseillent aux parents de mettre le masque à oxygène d'abord sur soi et puis sur l'enfant. Pour pouvoir bien élever un enfant, il faut avoir de l'oxygène. Il y a beaucoup de femmes que je vois à l'hôpital ou à l'école qui n'ont plus d'oxygène, qui sont à bout de souffle. C'est le sujet de ma prochaine émission radio. J’ai remis un dossier pour faire une émission radio où j'interviewe 6 parents artistes d'enfants handicapés pour savoir si la différence de leur enfant a influencé leur art et si, finalement, ce n'est pas un mal pour un bien.

Sarah Moon Howe, réalisatrice du film En cas de dépressurisation.

C.: Pourquoi avoir préféré la radio à la caméra ?
S. M. : Que voulez-vous que je montre de parents d'enfants handicapés ? Leurs visages ? Ce n'est pas très intéressant. J'aimerais connaître leurs souvenirs du moment où ils ont appris le handicap. De quel son ils se souviennent, du bip bip du monitoring… Qu'est-ce qu'on leur a dit ? Qu'est-ce qui leur a indiqué que la vie s'arrêtait, et puis quel a été le son qui leur a rappelé que la vie était encore là ? C'est un vrai travail sonore que je veux faire avec eux. Faire un film, c'est très lourd. Mon fils me prend beaucoup de temps, et je ne pourrais pas reprendre une vie normale, travailler temps plein. La radio est une manière plus légère de travailler.
Le cinéma, c'est un moyen comme un autre de s'exprimer sur la vie, sur les chocs. Mais ce n'est pas le cinéma à tout prix. Je ne me considère pas comme cinéaste, même si j'ai fait deux films. Je suis bricoleuse de ma vie et j'essaye de faire quelque chose tous les jours. C’est cela qui m'aide à tenir le coup.
J’aime beaucoup prendre la caméra et la poser. J’aime prendre le temps de composer une image, mais diriger une équipe, c’est difficile pour moi. C’est la réalité qui a inspiré les images que l’on voit dans le film. Le montage a vraiment été un moment de joie parce que tout se mettait en forme. Cette histoire qui m’avait tellement choquée, qui m’avait fait penser que je ne serais plus jamais la même femme, je pouvais tout d’un coup la recréer avec le montage. C’est extraordinaire. C’est comme une psychanalyse. C’est re-raconter l’histoire qui n’est pas tout à fait la réalité, mais qui n’en est pas tout à fait éloignée.
Ce film m’a aidé à sortir du gouffre. L’avoir fini, voir qu’il est programmé en salles, cela me donne du courage. Maintenant, il va falloir que je fasse face aux critiques, mais c’est inévitable quand on s’expose.

C. : Quel est le quotidien avec Jack aujourd’hui ?
S. M. : Il va beaucoup mieux ! Il va à l'école, dans un établissement spécialisé public, où je ne paie que les repas chauds, et qui est extraordinaire. On a vraiment beaucoup de chance en Belgique, parce qu’il existe des établissements magnifiques qui suivent les enfants. Ils sont six dans sa classe. Il a deux puéricultrices, une institutrice, une kiné, une logopède, une psychomotricienne qui sont là tous les jours pour sa rééducation. C'est une école formidable ! Tout le monde est gentil, c’est hyper chouette. Les chauffeurs de car qui viennent chercher les enfants sont impeccables. C’est une bénédiction cette école, et cela donne vraiment des résultats. Jack parle et marche de mieux en mieux. C’est un endroit où il y a encore des dizaines de héros qui se dévouent à ces enfants avec le sourire. Souvent, dans les écoles normales, je trouve que les institutrices sont un peu aigries alors que là, c’est vraiment la mélodie du bonheur. À l’annonce du handicap de votre enfant, vous avez peur, vous savez que la vie ne va pas être facile pour lui. Finalement, la réalité vous montre qu’il y a toujours des choses belles ; comme la rencontre de cette école et des personnes qui aident les enfants dans les hôpitaux.

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