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Rapt de Lucas Belvaux

Publié le 04/12/2009 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Cinergie : Après La Raison du plus faible, on a pu découvrir Les Prédateurs, un film de 4h sur l'affaire Elf que tu expliques de manière absolument limpide. Entre-temps, la juge Eva Joly est devenue députée européenne. 
Lucas Belvaux :
Ce n'est pas moi qui l'ai écrit. L'essentiel du travail a été fait par les scénaristes Jacques Maillot et Anne-Louis Trividic. Jacques Maillot a fait toutes les recherches. Je suis arrivé tardivement sur le projet, le scénario était écrit. Cependant je suis très fier du film. 
Pour Eva Joly, je constate que la plupart des juges qui ont traité ce genre d'affaires ne sont pas restés dans la magistrature tellement on leur a rendu la vie impossible. Maintenant, je suis très content qu'elle soit au Parlement Européen et qu'elle puisse continuer son travail là-bas, différemment.

 

C. :La raison du plus faible présente la lutte des classes, un peu comme une guérilla. Rapt, quant à lui, montre la face cachée de l'iceberg financier.
L. B. : Ce qui choque aujourd'hui, ce sont les pratiques financières des grands patrons. Le cynisme, le pragmatisme poussés en qualités ultimes qui entraînent que cela ne les gêne pas de licencier, de délocaliser pour faire monter les actions. Ce qui arrive au personnage du film me choque, quelle que soit la personne à qui cela arrive. Traiter quelqu'un de la sorte, cela m’est insupportable. Le film parle de l'histoire d'un homme soumis à la barbarie, soumis à la violence, jusque dans sa propre famille lorsqu'il rentre chez lui. Cela crée une histoire extrêmement émouvante.
Rapt n'est pas un film sur un grand patron, c’est un film sur un homme. Une fois l'argent et les fringues enlevés, ce grand patron est comme tout le monde. Ce film est aussi clair politiquement que le précédent. Il ne parle pas de la même chose. Il porte sur la dignité de l’homme. Je ne parle pas, dans ce film, en termes de classes sociales ou d’opinion politique. J’essaye de dépasser cela pour parler de ce qui me touche le plus : les droits de l’homme. Je ne fais pas la différence entre un grand patron et un ouvrier. Il a autant droit au respect en tant qu’homme. Après, on peut faire la révolution… Encore que cela dépend de ce que cela implique. Si la révolution signifie des décapitations, je me pose des questions sérieuses. Est-t-on obligé de passer par la violence ? C’est extrêmement clair, je ne suis pas d’accord avec ce qu'est Graff socialement, et politiquement je n’ai rien à voir avec lui, mais je reconnais que c’est un homme, et on ne coupe pas le doigt d’un homme, on ne l’enchaîne pas. Pour moi, c’est insupportable.

 

C. : Avant de vivre cette horrible expérience, le personnage principal n'a pas l'air de savoir ce qu'est l'humain. Jusqu'à ce moment-là, les gens ne l'intéressaient absolument pas. Prisonnier, il découvre quelque chose qu'il ne connaissait pas. Il ne domine plus, il doit obéir...
L. B. : Non je ne crois pas. Il n'est pas inhumain avant son rapt. C’est un être humain, même s'il n'a pas les mêmes valeurs que nous. Il a des maîtresses, il n’a pas beaucoup de compassion pour les gens qui travaillent pour lui, il ne les connaît même pas. Le drame qu'il vit ne l’humanise pas, il va voir les choses différemment, mais toujours de son point de vue, cela ne va pas le rendre meilleur. Ce qu’il apprend dans cette histoire, ce n’est pas l’humanité, mais son humanité, celle de sa famille et de ses proches. Il va surtout se rendre compte qu’il est plus fragile qu’il ne le pensait. Je ne crois pas qu’il soit plus humain à la fin qu’au début. C’est une position très judéo-chrétienne de penser cela, que la souffrance rendrait meilleur, mais au nom de quoi ?

 

C. : Pour en revenir au cinéma et à la structure de tes films, je dirais que tu es très proche de ce que disait Jean Renoir dans La règle du jeu: Tout le monde a ses raisons.
L. B. : Il dit : Hélas, tout le monde a ses raisons. Ceci étant, il ne faut pas non plus que le fait d’avoir une bonne raison justifie tout. Il est là, le problème. Il y a la question du jugement dans le film. Stanislas Graff dit : Je ne veux pas être jugé, vous n’avez pas à me juger. Juger n’est pas condamner, pourquoi ne pas être jugé ? Il n’y a que les coupables qui ne veulent pas être jugés. Même s'il est innocent, refuser le jugement de ses filles (ce sont elles qui le jugent), de ses proches, c’est nier leurs souffrances aussi.
Je ne suis pas toujours d’accord avec mes personnages. Effectivement, tout le monde a ses raisons, hélas ! Après il faut faire avec, c’est la condition humaine qui veut ça.

Il y a quelques années, il y avait une émission à la télévision française qui s’appelait, C’est mon choix. Elle était extrêmement emblématique de notre époque. Des gens venaient réclamer le droit de faire absolument ce qu’ils voulaient parce que c’était leur choix. En général, c’était pour justifier des comportements injustifiables. Cela faisait souffrir des familles entières. Chacun a le droit de choisir, mais à partir du moment où cela commence à impliquer les autres et à les faire souffrir, là on doit se poser des questions si son choix et ses raisons sont acceptables. À chacun de se poser la question.

 

C. : Est-ce que je me trompe si je trouve que tu es proche du cinéma de Melville ? Pour moi, la séquence la plus extraordinaire, c’est quand on voit Yvan Attal qui a maigri, a le regard vide et reste silencieux. Cela me fait penser auSamouraïde Jean-Pierre Melville.
L. B. : Melville est un cinéaste que j’adore. Il y a une séquence dans l’Armée des ombres qui m’impressionne beaucoup, celle de l’exécution du traître. Elle est d’une complexité extraordinaire. Normalement, ils doivent l’exécuter parce qu’il a trahi, cela ne se discute même pas. En revanche, quand ils arrivent dans l’endroit pour préparer cette exécution, cela ne se passe pas comme prévu. Il y a des voisins, des enfants qui jouent dans la rue. Ils pensaient le tuer d’une balle dans la tête et, tout d’un coup, ils ne peuvent plus. Ces types-là, ce sont des résistants, pas des militaires, ni des bourreaux. Ils sont profs, ingénieurs. Ce sont des amateurs, en fait. Tout à coup, le fait de devoir tuer cet homme et de savoir comment ils vont le faire, pose problème. Ils en discutent devant le condamné. C’est une scène très complexe et profonde, j’y pense souvent.

 

Yvan Attal dans Rapt de Lucas Belvaux.

 

C. : Quels sont les cinéastes contemporains qui t’intéressent ?
L. B. : Il y en a beaucoup : Bruno Dumont, Olivia Assayas, Jacques Audiard,… Dans le cinéma étranger, il y a des gens comme Ken Loach. On vit dans une époque avec un cinéma extrêmement riche. Tarantino, Lars Von Trier sont de grands cinéastes.
Après, j’aime plus ou moins tel ou tel film. Je n’ai pas un cinéaste fétiche.

 

C. : Dis-nous ce qui te plaît chez Tarantino ?
L. B. : Le brio, la liberté, le sens du rythme, mais le brio, surtout.

 

C. : Rapt est divisé en deux rythmes. Le premier, jusqu’au moment de la libération, est lent. Pendant cette première partie, on observe des faits, un personnage qui subit une séquestration. Ensuite, vient sa libération, et à ce moment-là, le rythme s'accélère. On dirait que Graff se libère, comme le tempo du film.
L. B. : La partie qui va du moment où il est kidnappé jusqu’à sa libération, c’est une parenthèse dans sa vie, son histoire et sa famille. Sa femme ne sort plus de chez elle. C’est un moment d’attente, même s’il se passe plein de choses, c’est un temps suspendu. On a besoin de ce temps-là dans le film. Ce n’est pas un film trépidant. Dans les lieux de détention, il perd la notion du temps. Il ne sait pas si c’est le jour ou la nuit. Il n’a plus aucun repères. Sa famille ne sort plus à cause des médias. Plus rien ne marque le temps. Cela crée un rythme particulier. Après, le rythme revient, il se passe beaucoup de choses. Dans la dernière demi-heure du film, le rythme semble plus soutenu, mais en fait, c’est le contraste entre le temps suspendu d’avant qui le rend frénétique.



C. : Pourquoi n'as-tu pas joué dans ce film-ci ? Pour mieux maîtriser le plateau ?
L. B. : Non. Je ne joue pas systématiquement dans les films que je réalise. Parfois, je n'ai pas le choix, pour des questions financières. Ici, il n'y avait pas de rôle pour moi. C'est plus fatigant d'être acteur en même temps. On perd aussi des choses dans le rapport avec les acteurs et l’ambiance générale du plateau quand on n’est pas acteur et qu’on est simplement metteur en scène. Dès que l’acteur est aussi metteur en scène, c’est extraordinaire, dans le sens « pas ordinaire ». Tout à coup, il y a quelque chose en plus qui amène de l’attention, de la concentration, et, en même temps, une liberté de parole entre l’équipe technique et les acteurs. Le fait d’avoir un metteur en scène qui traverse le mur invisible entre les comédiens et les techniciens, cela fait un trou dans le mur et tout le monde s’y engouffre. La parole sera plus facile entre les acteurs et les techniciens, donc ils se sentiront plus à l’aise. Metteur en scène, c'est occuper la place du chef. C’est moins chaleureux sur le plateau.

 

C. : Pourquoi avoir placé des faits qui se sont déroulés dans les années 80 de nos jours ?L. B. : En racontant un personnage de fiction même s’il est complètement fidèle au Baron Empain, petit à petit, on oublie que c’est lui. On n’oublie pas vraiment, mais on voit quelqu’un d’autre et le personnage fictif élargit le propos. Cela me libère de la reconstitution historique qui demande une grande rigueur et des contraintes très lourdes. Cela m'a permis d’en faire une fiction, et d'y ajouter des éléments personnels. Le fait de ne pas devoir reconstituer donne une liberté à la fois au cinéaste et au spectateur.

 

Lucas Belvaux.

C. : Yvan Attal a beaucoup maigri pour le film ? Tu l'as voulu aussi maigre ?
L. B. : Je ne lui ai pas demandé de maigrir autant. C’est lui qui est parti dans ce trip. On ne peut pas demander ça à un acteur. Avant le tournage, je lui ai demandé de maigrir un peu. Mais pour son physique durant la séquestration, je ne lui avais rien demandé du tout. Je pensais utiliser les artifices du cinéma pour donner l'illusion de son amoindrissement. Yvan a voulu aller à fond et, je dois reconnaître qu'il a eu raison. Les privations qu'il s'est infligées lui ont fait vivre les conséquences physiques, le ralentissement dans les gestes, des pertes d’énergies générales, des moments d’irritabilité, d’émotivité et d’euphorie extrême. Il a pu jouer toute la complexité de la personnalité de Graff. Maintenant, comme il a vécu tout ça dans sa peau, il pourra le reproduire sans devoir s'infliger les privations.
Je n'ai pas réalisé ce film pour attendrir. Ce n’est pas un film où on a de la sympathie pour les personnages. Ce n’est pas la question. La question est ailleurs. Quand on fait un film, on ne peut pas anticiper les réactions des spectateurs. On ne peut pas tout maîtriser. Je me rends compte que le film surprend. Les spectateurs sont un peu mal à l’aise par rapport à l’objet, ils ne savent comment se positionner par rapport à ce personnage.
On est dans une période où plus grand monde n’a de sympathie pour les grands patrons, et, en même temps, se retrouve ému par ce qui arrive à ce personnage. Cela met les gens mal à l’aise, mais je ne comprends pas pourquoi, il n’y a pas de raison. On est ému par une histoire triste. Au bout d’un moment, on oublie que c’était un patron. À la fin, il le redevient un peu et là on se dit :
Merde et pourtant, j’ai été ému. Ben oui, on est ému parce que c’est terrible ce qui lui est arrivé. Ne pas être touché par cette histoire, c’est ça qui serait horrible. Ce qui me met mal à l’aise, c’est de voir des films où la violence est purement spectaculaire, on y prend du plaisir, et les gens ne sont pas du tout gênés d’avoir plaisir à regarder des scènes de tortures, ils sortent de cela indemnes. Un film peut être extrêmement violent, mais si cette violence n'est pas gratuite, elle ne me rend pas malade. 

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