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Le cinéma du 21ème siècle, entretien avec Jean-Michel Frodon

Publié le 06/10/2006 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Dans le précédent webzine nous vous avons parlé de Horizon Cinéma que Jean-Michel Frodon, directeur de la rédaction des Cahiers du Cinéma, vient de publier dans la collection 21ème siècle aux Editions du Cahiers du cinéma  un ouvrage qui situe la place du cinéma dans le régime général de l’image. Il n’y a jamais eu autant de films réalisés dans le monde et pourtant, le public se précipite pour en voir un nombre restreint. Le cinéma va mal ? Non, il est en crise. L’une des craintes de Jean-Michel Frodon est qu’il ne se forme un ghetto pour films artistiques à côté d’une autoroute pour un cinéma industriel qui lui aussi, au sein de son système, a ses auteurs. Le cinéma créatif au risque de l’industrie ? Le numérique et la globalisation changent la donne, le cinéma est en mutation mais il est loin d’être mort. Entretien avec Jean-Michel Frodon venu à Bruxelles pour présenter son ouvrage au Théâtre-Poème.

Evolution ou révolution
Cinergie : Dans Horizon Cinéma, vous parlez de la mutation qui s’opère tant au niveau de la numérisation que de la globalisation, mais le cinéma – hormis pendant une cinquantaine d’années – n’a cessé de se transformer : la pellicule colorée, le son sur rouleau de cire, la trichromie, etc. En quoi la rupture est-elle plus importante en ce début de troisième millénaire?
Jean-Michel Frodon : Le cinéma a été en mutation permanente, ou, en tout cas, en constante évolution depuis son invention. Il a même été dans un rapport significatif avec les inventions de son époque avec cette particularité que l’on inventait des tas de choses dont le cinéma ne voulait pas à ce moment-là. Par exemple, dès les débuts du XXème siècle, on aurait pu avoir du cinéma sonore. Les gens qui faisaient les films et qui les regardaient n’en ont pas éprouvé le besoin. Sur le plan purement technique, le cinéma pourrait être en relief depuis cinquante ans. On se dit « c’est pas mal » mais on va plutôt continuer à voir les films sur des images à deux dimensions. On a aussi inventé les fauteuils qui bougent et réagissent à la situation visible sur l’écran. Cela marche très bien, on vend des billets pour ça dans les parcs d’attraction foraine. A côté de cela, il y a eu des changements, dont le plus important est l’arrivée du parlant à la fin des années 1920 et au début des années 30 et, bien entendu, il y a les changements de format, l’arrivée de la couleur. Je crois que l’arrivée du numérique est un changement plus important, même si chacun avait son poids, son incidence, ses effets, etc. en terme de rapport au travail cinématographique, d’activité cinématographique, aussi bien d’activité artistique que d’activité commerciale ou économique que dans le rapport au monde que construit le cinéma.Portrait de Jean-Michel Frodon, directeur de la rédaction des Cahiers du Cinéma
Cette mutation numérique dans les faits se traduit par un très grand nombre de changements presque indépendants les uns des autres même si tous tiennent à la technique du numérique. Ce qui arrive à la petite caméra DV n’a rien en commun avec la HD ou avec des productions comme Matrix des frères Wachowski. Presque rien en commun non plus avec la possibilité de la projection numérique. Ni avec la possibilité de monter, chez soi, sur un petit ordinateur dans des conditions semi-professionnelles. Sans parler des nouvelles formes de diffusion liées à Internet. On a donc là des phénomènes très hétérogènes mais tous liés à cette technologie nouvelle. Je pense, dès lors, qu’il est légitime d'utiliser un mot plus fort : est-ce que c’est une révolution ? Est-ce que c’est une mutation ? De tous les nombreux changements que le cinéma a connus dans son histoire le plus important, à mon avis, est celui qui est en train de se produire en ce moment avec le numérique. Il se trouve – et ce n’est sans doute pas un hasard – qu’il a lieu en même temps qu’un changement d’une autre nature, à savoir la modification des rapports internationaux, la modification des sociétés dans leur structure économique et politique sur l’ensemble de la planète? C'est ce qu’on appelle, la mondialisation ou la globalisation. Elle a des effets en termes d’emplois, de migration, de création de valeurs et utilise massivement les outils numériques. On a donc simultanément, en rapport l’un avec l’autre quoique de natures différentes, ce changement social qu’on appelle la mondialisation et ce changement technique qu’on appelle le numérique. J’ai écrit un petit livre, il y a une dizaine d’années, "La projection nationale" qui essayait de montrer qu’il y a un lien de nature entre le dispositif cinématographique et l’organisation des sociétés en nation. La mondialisation remet en cause le phénomène national comme grande structure d’organisation des collectivités humaines. Evidemment le cinéma, qui a partie liée de manière très intime avec la nation est perturbé, on peut dire en crise, mais pas forcément d’une manière péjorative ou inquiétante. Il est interrogé par ça, travaillé par ça ! Cela comporte des risques nouveaux mais aussi des promesses nouvelles.
Majoritaire-minoritaire

Portrait de Jean-Michel Frodon, directeur de la rédaction des Cahiers du CinémaCinergie. : Vous insistez sur le passage d’un cinéma majoritaire à un cinéma minoritaire. On imagine que vous voulez dire que par rapport à la place qu’il a occupé de nombreuses années, où il était l’image du monde, le cinéma concurrencé par la télévision, Internet voire le téléphone mobile a perdu sa place prédominante ?
J.-M.F. :
 Oui, c’était déjà vrai avant l’ère du numérique, d’Internet, du téléphone mobile, auxquels on pourrait ajouter les jeux vidéo puisque c’est une fabrique à imaginaire très importante. Quand on emploie le mot cinéma, on utilise un vocabulaire, une rhétorique telle que l'employait André Bazin lorsqu’il écrivait son livre "Qu’est-ce que le cinéma ?" Au moment où il écrit, au milieu des années cinquante, il n’y a rien de plus moderne que le cinéma. C'est le plus jeune, le plus puissant et de loin le plus dominant des systèmes de représentation. C’est la manière dont les êtres humains se montrent à eux-mêmes le monde, se racontent des histoires, se reconnaissent dans ces récits, partagent des émotions, des sentiments, des idées, etc.Aussitôt après, en Europe en tout cas, à partir des années soixante, la télévision monte en puissance comme phénomène sociologique, quantitativement parlant, et devient le média dominant au détriment du cinéma. Le cinéma n’est plus le moyen de représentation et de construction d’imaginaire collectif principal. Il va devenir de plus en plus un phénomène minoritaire. Ce n’est pas grave, ce n’est pas indigne, ce n’est pas honteux et j’ai même tendance à penser que c’est souvent du côté des minorités qu’il se passe les choses les plus inventives, les plus créatives ou qui aident le mieux à comprendre l’ensemble d’une situation et que c’est un peu le cas pour le cinéma aujourd’hui. Il est clair qu’actuellement, dans l’ensemble des modes de représentation et de circulation, il n’est plus dominant, et ne le sera sans doute plus jamais. Il n’a pas vocation à l’être. En même temps – il y a eu toute une rhétorique autour de cela (« la mort du cinéma »)  – on a cru que parce qu’il était minoritaire, il allait mourir. Or, je le trouve extraordinairement vivace, se renouvelant beaucoup du point de vue de la production dans un environnement, évidemment, nouveau, compliqué, qui exige d’inventer de nouvelles réponses.

C. : Lorsque vous citez une phrase de Jean-Luc Godard : la règle (la culture) et l’exception (art) vous dites partager la colère mais pas le propos. Que voulez-vous dire ?
J.-M.F. : Je crois que je comprends bien ce que veut dire Jean-Luc Godard. Je partage l’émotion qui inspire sa formulation  : il y la culture, qui est de la règle, et l’art, qui est de l’exception. La règle voulant la mort de l’exception. La culture veut la mort de l’art et l’Europe veut la mort de Sarajevo. Cela vient d’une tension très sincère et qui part d’un questionnement que je partage mais qui ne me fait pas arriver au même point. Ce qui est passionnant et très fécond dans le cinéma, c'est le trafic ininterrompu entre l’art et la culture, entre l’art et le commerce ou entre l’objet singulier qui divise, qui questionne et qui dérange. Le cinéma reste quelque chose qui peut fédérer des dizaines de millions de personnes à travers le monde dans un rapport très vaste.Jean-Luc Godard lui-même a appartenu à la génération fondatrice d’une revue que je m’honore de diriger aujourd’hui et qui s’est fait connaître en défendant des œuvres considérées uniquement comme du commerce et pas du tout comme des œuvres d’art en leur temps. Ils ont montré combien l’art pouvait y être actif. Cet art-là, que Godard et les autres jeunes critiques des Cahiers du Cinéma ont aidé à faire reconnaître dans l’industrie, est en permanent danger de muséification. Je pense qu’il faut toujours être dans la tension entre les deux et pas dans la condamnation de l’un au nom de l’autre. Quelqu’un qui défendrait la culture sans l’art serait un fossoyeur, et quelqu’un qui défend l’art contre la culture – comme Jean-Luc Godard, qui est un grand artiste il n’y a aucun doute à ce sujet dans le cas de Godard – est quelqu’un qui se voue à une forme de solitude, de coupure avec ses contemporains, ce qui nest pas souhaitable sur le principe, en général. Et ce n’est pas un jugement sur telle ou telle personne. Certains des plus grands artistes étaient en conflit  avec leur environnement.Si on pose cette question en terme de politique publique par rapport au champ artistique, les gens qui sont en charge doivent s'intéresser à la fois aux enjeux de l’art et à ceux de la culture. Quelqu’un qui ne serait que du côté de l’art trahirait son mandat démocratique, et quelqu’un qui ne serait que du côté de la culture perdrait le coeur battant, vivant et des fois épouvantablement emmerdant que sont les arts.
Critique et crise

C. : Vous proposez, pour distinguer le cinéma de la diffusion audiovisuelle, la notion de critique dans son double sens. Un regard singulier sur le monde et la crise du cinéma ?
J.-M.F. : Horizon Cinéma s’est longtemps appelé : Le cinéma en situation critique.
J’avais choisi ce titre à cause de son double sens. Le cinéma est en "situation critique" pour les raisons qu’on a dites de statut minoritaire et on peut le considérer comme menacé, même si je pense que ces menaces ne sont pas aussi mortelles que certains l’ont dit. Il est confronté à des difficultés considérables. Et en même temps, "situation critique" au sens où ce statut minoritaire lui-même lui donne une vertu d’analyse critique de l’environnement dans lequel il est, le monde dans lequel nous vivons c’est-à-dire, en général, le monde des images au sens large : le monde de la publicité, du clip, des jeux vidéo, etc. Il y a des dispositions analytiques et réflexives, propres au dispositif  cinématographique face ou avec les autres procédures d’images et de représentation qui sont devenues dominantes. Donc aujourd’hui, je considère que le cinéma est une arme de compréhension critique du monde dans lequel nous vivons.
Ce qui ne veut évidemment pas dire que tous les films le sont. Très loin s’en faut. Mais l’usage du cinéma recèle cette potentialité, cette promesse.

C. : Dans certains pays, le cinéma n’est plus qu'un facteur d’audimat pour la diffusion télévisuelle. C’est le cas notamment en Grande-Bretagne et en Allemagne. Pensez-vous qu’une nouvelle relation s’établit entre cinéma et télévision ?
J.-M. F.: En tout cas il y a des menaces. Il est clair que, chaque fois qu’on fait progresser les systèmes de soutien ou d’encadrement qui peuvent être ceux de quotas de diffusion mais aussi de financement, la situation va mieux. Je ne partage pas ce constat global. Je ne dirai rien de la Belgique, je ne connais pas assez bien la situation. J’aurais dit la même chose que vous de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. Je ne le dirai plus aujourd’hui de l’Allemagne mais encore de la Grande Bretagne. Dans le cinéma allemand, en moins de dix ans, des tas de choses tout à fait imprévisibles se sont passées. Quand j’allais en Allemagne, voir les réalisateurs, il y a dix ans, j’étais catastrophé autant par ce qu’ils disaient que par les films qu’ils faisaient. Et puis, on a vu, petit à petit, pour des raisons liées à l’action publique plutôt locale que nationale, pour des raisons liées au volontarisme de très jeunes réalisateurs, de critiques, d’enseignants, revenir une douzaine de premiers films. L’Allemagne est un des pays où il se passe des choses prometteuses. On n’a pas le Fritz Lang ou le Murnau du XXème siècle ni même un Fassbinder ou un Wenders, mais il y a une vitalité du jeune cinéma d’aujourd’hui. C’est un phénomène très constant dans le cinéma (et qui fait partie des plaisirs de mon travail de critique) de découvrir que ce sont dans les endroits les moins prévisibles que des choses apparaissent ou renaissent : le cinéma allemand était peut-être le plus beau du monde dans les années vingt et il s’y est passé des choses passionnantes dans les années 70. Des choses naissent aussi dans des territoires inattendus. Cela a été le cas en Iran, en Argentine, à Taïwan, en Thaïlande en ce moment. Ce sont les symptômes ou les élans d’une dynamique de la forme cinématographique. Ce que font ces gens-là, ce n’est pas de la télé, ni du jeu vidéo, ni de l’imagerie qui bouge pour mettre sur les téléphones portables. C’est quelque chose qui vient de l’imaginaire cinématographique, du rapport au monde, au collectif, à la réalité qui a été construite par le cinéma et le différenciait de ce qui le précédait. Le cinéma, ce n’est pas du théâtre, de l’opéra, etc.
Nous avons encore l’habitude de raisonner en terme de film national et ce n’est pas forcément la chose à faire. Ce n’est plus en terme de cinéma belge, de cinéma français, de cinéma allemand qu’il faudra se poser des questions mais en terme de zones de cinéma, des zones qui peuvent faire cohabiter des gens qui sont très très loin physiquement sur la planète. Mais enfin, le dispositif cinématographique existe toujours à l’échelle nationale, et il peut entrer dans des phases catatoniques et renaître. De même, il peut apparaître là où il ne s’est rien passé de très mémorable pendant le XXème siècle pour des raisons à chaque fois très singulières, à analyser pour chaque cas. Grâce à la fois aux moyens modernes (télévision, Internet) et aux moyens moins modernes (les festivals internationaux, les revues de cinéma), ce cinéma peut acquerir une visibilité et devenir un lieu de proposition. Par exemple, il y a des gars qui font un truc improbable en Indonésie et on finit par le savoir...
DVD et Home cinéma

C. : Comment voyez-vous le DVD (avec ses transformations en HD-DVD ou blu-ray) comme un prolongement ou une alternative à la salle ? La haute définition risque de booster le home cinéma.
J.-M. F. : Je n’ai pas d’avis sur le blu-ray et le HD-DVD. On va publier l’avis de spécialistes dans Les Cahiers du Cinéma prochainement. La question étant : est-ce que c’est juste un gadget (au sens non péjoratif du terme) qui permet d’obtenir le double ou le triple de pixels qu’auparavant mais fondamentalement cela ne change rien, ou est-ce que c’est un nouveau pas en avant, un changement de nature dans le rapport au film?
En revanche, le DVD tel que nous le connaissons aujourd’hui est un événement important dans l’histoire du cinéma, un événement ayant eu lieu en plusieurs temps : la télévision (regarder un film sur petit écran à la télévision), la VHS (avoir des films), et le DVD. Malgré les inconvénients, les inquiétudes que l’on peut avoir, j’ai tendance à considérer que, globalement, l’invention du DVD est une bonne chose pour le cinéma. Il permet une autre forme d’amour pour les films que celui que permettait la salle. Donc, pour ce que j’en vois, il n’est pas massivement concurrent à la salle, il ne se substitue pas, il s’ajoute. Les gens qui aiment le cinéma ont plutôt envie de voir plus de films en salles qu’avant, et plus envie d’en regarder en DVD, loué ou acheté.
Le DVD possédé devient un objet avec lequel on a un rapport affectif, comme un livre dans une bibliothèque. Cela entretient une forme de circulation qui ne nuit pas de façon majeure au cinéma. De plus, il y a un certain nombre de choses sur les DVD qui sont, ou pourraient être passionnants, qu’on appelle du vilain nom de bonus. L’usage que l’on en fait est globalement médiocre mais, potentiellement, si je comprends bien les technologies blu-ray ou HD-DVD, cela va déployer considérablement les possibilités de travail à partir du film sur le support DVD. Et, pour finir, je ne vois pas avec inquiétude le développement du home cinéma. De toute façon, les gens regardent et regarderont des images audiovisuelles chez eux, à la télévision. Si le home cinéma réintroduit ce rapport de la projection à la maison (que je crois très important parce qu’il est très difficile à définir)  – toute cette dramaturgie très étrange qui est celle du cinéma – ce n’est pas du tout un danger, mais plutôt une promesse de retrouver une émotion, un mystère par rapport aux images qui a été très endommagé par l’écran télé. Je pense que la salle de cinéma a, pour les décennies que nous pouvons prévoir, une valeur anthropologique. Cela a à voir avec quelque chose qui est propre à l’être humain. On se met à plusieurs dans le noir pour se faire raconter une histoire. Dans la caverne préhistorique, on s’assemblait en rond et un gars disait "taisez-vous, je vais vous raconter quelque chose". Il s’est produit un phénomène, qu’à mon avis, on a pas assez souligné : l’extraordinaire rapidité du cinéma : le 28 décembre 1895, c'est la première projection publique des frères Lumière , dans les cinq années qui suivent, on tourne et on montre des films presque partout dans le monde. Et tout cela avant 1900. L’humanité attendait le cinéma, et le cinéma a accompli une forme de besoin que je crois anthropologique. Dans le monde tel que nous le connaissons, ce qu’Aristote a identifié comme besoin social humain, le théâtre n’était pas seul, il y en avait une autre forme qui lui ressemble pour partie et  pour partie ne lui ressemble pas du tout qui est celle du cinéma. Cela marche toujours. Par rapport au home cinéma, réitérer à la maison ce qu’est la promesse de la projection – cela se passe dans le noir, on ne pourra pas manger, on ne sera pas dans le même rapport aux images, ce n'est pas une radio avec des images qui bougent comme la télévision – me rend optimiste et curieux de voir ce que cela va donner.

Nouvelle vague - Asie

C. : Il me semble que l’une des particularité du cinéma asiatique ou iranien est d’avoir repris les méthodes de la Nouvelle Vague, tourner à tout prix, en équipe réduite, avec peu de moyens. Si l’on prend l’exemple de Johnny To, il réalise trois films par an.
J.-M.F. : Il y a plusieurs facteurs. Sur le plan économique, de l’organisation du tournage et de la production au sens large, je dirais qu’ils l’ont fait parce qu’il y avait une énergie telle, un besoin de cinéma tel qu’ils ne pouvaient pas ne pas le faire. Ils l’ont fait dans les structures industrielles et là où n’y en avait pas, ils l’ont fait ailleurs ou à côté. Lorsque les structures industrielles étaient sclérosées, pour des raisons économiques, pour des raisons de profit, mafieuses comme à Hong Kong, ou de censure politique comme en Chine populaire ou à Taïwan avant la levée de la loi martiale, ils l’ont fait clandestinement. Et comme toujours dans le cinéma, ils ont inventé les outils avant qu'ils existent. Ils ont fait du 16mm, du Super 8mm. Ce qu’on a dit qu’ils faisaient grâce à la DV, ils l’ont fait avant qu'elle existe. Comme ils tournent maintenant en petite caméra DV, la technique a rempli un besoin qui s’était déjà manifesté et auquel on avait trouvé des techniques de substitution. De ce point de vue-là, je pense que la comparaison avec la Nouvelle Vague est absolument pertinente, en termes de moment d’explosion d’une société. Au-delà de la théorie cinéphile, au-delà de ce qui a été écrit dans Les Cahiers du Cinéma – et Dieu sait si cela me tient à cœur – ce moment-là en Europe et dans le monde entier, quinze ans après la deuxième guerre mondiale, est une explosion générationnelle, c’est un changement d’époque, qui va se traduire notamment dans le cinéma mais aussi avec le rock and roll. Sur ce plan-là, c’est une vague qui balaie l’occident. Le Japon s’occidentalise ainsi qu'une partie de l’Europe de l’est qui voit apparaître une efflorescence de formes cinématographiques dont la Nouvelle Vague française reste comme le modèle qui a été le mieux théorisé. Mais le phénomène a lieu aux Etats-Unis, au Japon, en Italie en Allemagne, en Scandinavie. Ce raz-de-marée social a trouvé une forme cinématographique artistique. C’est ce qui s’est passé en Asie ces quinze dernière années. Ce sont des sociétés émergentes qui changent d’époque. Elles entrent à toute vitesse dans un monde plus moderne, importent énormément de spécificités culturelles. Du coup, cela donne des formes nouvelles qui ne se contentent pas d’imiter ce qui se fait en occident. C'est très visible dans le cinéma, encore que les arts plastiques chinois soient extrêmement vivants et créatifs. Il se passe un phénomène très intriguant et très passionnant à savoir que ce qui est considéré comme moderne en Occident s’avère être traditionnel en Orient. Quand les cinéastes modernes, que ce soit Rivette, Antonioni, Bergman remettent en cause le rapport au temps et à l’espace, le récit qu’ils en font ressemble d’assez près aux façons traditionnelles, même archaïques de raconter, de peindre du monde asiatique (aussi bien le monde arabo-persan que l’Asie au sens large). Donc restants proches de leur culture, ils croisent esthétiquement des chemins qui ont été ceux de la modernité occidentale. Cela crée des courts-circuits que nous, critiques ou spectateurs de cinéma formés à la modernité d’Antonioni ou de Godard, reconnaissons comme cousins ou voisins (Kiarostami ou Jia Zhang-Ke). Ils ne viennent pas du tout de l’héritage cinématographique moderne mais de leur propre héritage local culturel.
http://www.cahiersducinema.com/

 

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