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François Schuiten

Publié le 01/12/1996 / Catégorie: Entrevue

François Schuiten ou la tentation du cinéma

Au début de 1993, le dessinateur François Schuiten et le scénariste Benoît Peeters, les inséparables duettistes de la série BD Les Cités Obscures, publient un livre dont le format à l'italienne renvoie à l'écran cinéma, Souvenirs de l'éternel présent.

Il s'agit d'une variation autour du film de Raoul Servais Taxandria, auquel ils ont l'un et l'autre été associés. Trois ans et demi plus tard, ils publient un essai écrit à quatre mains, L'Aventure des images, dans lequel ils se livrent à une réflexion sur le statut et la valeur de l'image aujourd'hui à partir de leurs propres expériences. Et en profitent pour faire le point sur leurs rapports avec le cinéma. Nous avons rencontré François Schuiten pour en savoir plus.

François Schuiten

Cinergie : Souvenirs de l'éternel présent était une variation autour de Taxandria. Comment étiez-vous arrivé sur le film de Raoul Servais ?
François Schuiten :
Ce livre, malgré ses liens manifestes avec Les Cités obscures, se différenciait de la série par son format, par son éditeur mais surtout par la présence, en creux, d'un troisième homme sans lequel il n'aurait jamais vu le jour, un coauteur un peu particulier,Raoul Servais. Souvenirs reste, pourtant, d'abord un album de Benoît et de moi et c'est logique : je pense que si Servais est venu me chercher pour travailler sur la scénographie de son film, c'est parce que mon univers possède des points communs avec le sien. (Je me suis d'ailleurs aperçu qu'il avait, au-dessus de son lit, l'affiche du tram 81 sans savoir que j'en étais l'auteur.) Dans un premier temps, Taxandria devait s'inspirer de l'univers de Paul Delvaux. Or, Servais s'est bientôt rendu compte qu'il ne parvenait pas, avec cet univers, à constituer l'ensemble des images du film. Il rencontrait des difficultés pour trouver, en filmant, la même puissance d'évocation que celle émanant des tableaux du peintre. Il y a en effet chez Delvaux des choses qui ne "marchent" que sous un certain angle, ce qui risquait de donner au film un côté très statique car dès que l'on variait les angles, que l'on recourait à des plongées, contre-plongées, etc., ce n'était plus Delvaux. Servais était bloqué et il est venu me chercher.

 

C. : Quel était votre rôle ?
F. S. :
Je suis arrivé juste après l'étape au cours de laquelle Alain Robbe-Grillet est intervenu et on m'a demandé d'imaginer un univers par rapport à ce scénario. Entre-temps est arrivé le scénariste américain Franck Daniel qui a recomposé les éléments et c'est sur ce nouveau scénario que j'ai travaillé. Je devais concevoir les plans essentiels du film. En studio, Servais et son équipe essayaient de retrouver une dynamique identique à celle des dessins en filmant les acteurs sur fond bleu dans les mêmes rapports d'angles qui avaient été prévus. Et, dans un troisième temps, les dessinateurs, suivant les positions des personnages, recopiaient très précisément les décors. Ceux-ci étaient filmés et cette pellicule était mixée avec celle des acteurs. Mes dessins n'étaient donc pas destinés à servir de point de départ pour la construction des décors mais à être utilisés en tant que tels. C'est la matière même qui allait se retrouver sur écran, dynamisée par la présence des acteurs.

 

C. : Souvenirs de l'éternel présent était-il une sorte de storyboard de Taxandria ?
F. S. :
Non, pas du tout. Nous voulions éviter de renouveler l'expérience ratée d'un livre que nous avions fait avec Claude Renard à partir du film Gwendoline, dont il dépendait trop, sans posséder de fonction propre. Nous désirions élaborer un album qui soit autonome, compréhensible par lui-même, avec son intérêt propre. Ce n'était pas un produit dérivé du film et c'est pour cette raison, principalement, qu'il est sorti avant. Nous ne voulions pas en répéter le scénario mais plutôt nous repromener à travers le monde de Taxandria en racontant notre propre histoire. C'était une autre aventure dans le même monde, construite à partir d'un matériel considérable, quelque deux cent cinquante dessins, des tas de séquences qui ont complètement disparu du montage final. Je pense que cet album a davantage de rapports avec le premier scénario de Raoul Servais qu'avec ceux qui ont suivi. Ne fût-ce que parce que la première vision du personnage est semblable à la nôtre.
Cette expérience fut pour Benoît et moi passionnante. Taxandria est une sorte de film-laboratoire qui pose des jalons pour l'avenir. Il était inévitable que l'on tâtonne pour lui trouver un forme cohérente. Cela nous a permis de réfléchir sur les rapports entre le cinéma et l'image, entre le cinéma et les nouvelles technologies, de tenter de comprendre quand c'est du cinéma, quand ce n'en est pas, quand c'est trop graphique, etc.

 

C. : Avez-vous été tenté par l'adaptation des Cités obscures au cinéma ?
F. S. :
Tout à fait, c'était le projet de La Cité des Ombres. On a rêvé un temps d'un long métrage traduisant à sa façon l'univers des Cités obscures sans chercher à adapter l'un des albums en particulier. A partir d'un synopsis, nous avions développé le scénario sous forme de storyboard. Près de cinq cents dessins au lavis ont été ainsi réalisés. Ce travail, s'il nous a permis de donner à chaque scène un véritable enjeu visuel, eut l'inconvénient de nous faire perdre de vue l'une des spécificités majeures du cinéma : l'incarnation des personnages. En fait, ce storyboard minutieux nous a éloignés de l'essence même du cinéma. N'ayant ni la liberté d'une bande dessinée ni la crédibilité d'une oeuvre cinématographique, le scénario stagnait dans un entre-deux peu convaincant. Cet échec nous a fait sentir avec d'autant plus de force l'abîme séparant les deux médias.
Nous nous rendons compte aujourd'hui que les grandes formes constituées - tel le cinéma de long métrage - nous intéressent moins que les formes passerelles qui sont encore en train de se découvrir. Comme nous l'avons fait avec Le Dossier B, écrit avec le réalisateur Wilbur Leguebe dans le prolongement de l'album Brüssel, nous nous dirigeons plutôt vers le documentaire-fiction, avec moins de moyens, plus de souplesse, plus de liberté, où l'on retrouve une forme de bricolage qui nous convient bien. On aurait envie de faire des films comme on fait des livres, de façon tactile, en ajoutant jusqu'au bout des éléments, en profitant des coups de chance.


À lire : François Schuiten - Benoît Peeters, L'Aventure des images, éditions Autrement. *** Le Guide des Cités, Casterman.
À voir : l'exposition Architectures rêvées, de Eugen Robick à Victor Horta, au Musée des Beaux-Arts de Tournai, jusqu'au 5 janvier. Le catalogue est édité par Casterman.
Site Internet : Les Cités obscures : http://www.urbicande.be/

 

Michel Paquot

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