Cinergie.be

Frédéric Fonteyne sur la démarche qu'il a eu en dialoguant avec le public

Publié le 01/03/2005 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Dossier

Cinéphilie ou Contre-Culture ?

Le concours de jeunes critiques organisé par Cinergie est né d'une conversation entre Philippe Suinen et nous, après une interview, sur le peu de souci qu'ont les jeunes générations d'un cinéma autre que celui des blockbusters. Philippe Suinen saisissant la balle au bond nous a proposé d'organiser un concours. Il s'est fait grâce au CGRI, à La Libre Belgique, qui nous a soutenu depuis le début et a publié tout comme cinergie.be le texte de la lauréate, Natacha Pfeiffer, et à la Communauté française, sans qui Cinergie n'existait plus, mais aussi grâce au concours de Wallimage, d'Artémis Production, de Cinéart, de Boomerang Pictures et de la Commune d'Ixelles. Il a pu se concrétiser grâce au Festival du Film d'Amour de Mons et de la Communauté française de Belgique, mais aussi et surtout grâce au beau film de Frédéric Fonteyne, La Femme de Gilles. Un film qui est bien plus qu'une distraction, mais un cadeau. Merci Frédéric.

 

 

Frédéric Fonteyne, réalisateur

 

Cinergie : On constate de plus en plus la disparition du jeune public dans les ciné-clubs. Et pourtant on s'aperçoit que lorsqu'un réalisateur se donne la peine d'aller vers les jeunes, par exemple en présentant son film en milieu scolaire, ceux-ci écoutent et s'intéressent à un cinéma qu'ils connaissent mal et dont ils sont peu informés.

Frédéric Fonteyne : Cela m'a aidé de présenter le film partout dans le monde et en Belgique en allant vers les étudiants. C'est important d'aller à leur rencontre. Mais c'est là qu'on se rend compte qu'il y a un vrai travail à faire pour les éduquer à la cinéphilie, ce qui représente un boulot immense. Il est certain que pour moi ça a été un choc de voir où ils en étaient en faisant leur connaissance. J'avais un peu l'impression d'être dans un autre pays. On parle de " public belge " mais j'ai l'impression que le problème est européen, voire mondial : il s'agit de consommateurs plus que de personnes qui s'intéressent à la culture, c'est pour ça que l'identité belge n'existe presque plus - et le problème est le même dans d'autres pays comme l'Italie - il y a un véritable problème identitaire européen. Selon moi le problème est général, pas seulement belge. Je me rends de plus en plus compte que le Belge francophone n'a pas d'identité véritable si ce n'est d'être un consommateur.

 

C. : Cela rejoint beaucoup les préoccupations de Jean-Claude Batz dans son dernier ouvrage (voir Dossier du numéro 91) Avec en moyenne 3 heures de télé par jour en Europe sur six heures de temps libre, notre jeunesse consomme " à l'américaine. "

F.F. : Exactement. L'identité des jeunes belges francophones est totalement américaine, il s'agit d'une culture de masse. Je ne sais pas si on peut parler d'identité mais c'est dans ce schéma qu'ils se situent aujourd'hui. Quand on parle d'identité ou de culture belge, ils sont à des kilomètres de ça.

 

La Femme de Gilles de Frédéric Fonteyne

 

C. : Peuvent-ils encore être touchés par d'autres films que les blockbusters ? Ils ne connaissent sans doute pas autre chose que ce que la publicité leur " ordonne " de voir...

F.F. C'est difficile de se faire une idée précise. J'ai eu différentes expériences de projections. Le problème ne touche pas uniquement les jeunes, il s'étend à leurs professeurs. Eux aussi devraient être éduqués car tous les professeurs ne sont pas cinéphiles. J'ai visité des écoles, à Bastogne notamment, où il y avait eu un travail préparatoire (lecture du roman, discussion avec le professeur) et cette préparation m'a permis d'avoir de vrais échanges avec eux. Ce qui m'intéresse avant tout lorsque je présente mes films à des jeunes, c'est qu'ils me parlent, me disent ce qu'ils ont ressenti, me fassent part de leurs émotions, de leurs critiques. Un débat peut alors s'installer. La Femme de Gilles est un film susceptible de soulever un débat. Ainsi moi aussi j'apprends des choses, c'est très intéressant pour moi lorsque le dialogue s'installe, lorsque les jeunes parlent, font l'effort de préparer le sujet, et disent ce qu'ils ressentent. On peut dès lors aller plus loin que les questions habituelles du genre "Où s'est déroulé le tournage ?" et "Comment avez-vous choisi les acteurs ?" ce qui est un peu le cas quand ils n'ont pas été préparés à la projection. Même pour quelqu'un qui aime le cinéma il n'est pas facile de parler tout de suite après la projection du film donc c'est parfois plus compliqué. Parfois je me demande pourquoi j'assiste à certaines projections... Mais bon, sur une salle de 200 ou 300 personnes, si je peux en toucher 3 ou 4, qui peut-être deviendront des cinéphiles, c'est déjà ça de gagné. Il suffit de toucher une poignée d'entres eux pour qu'il se passe quelque chose. Mais il est souhaitable qu'il y ait un travail préparatoire préalable. C'est là où le bat blesse : il ont des cours de culture générale, d'histoire, de littérature. Alors pourquoi pas de cours de cinéma ? J'ai découvert la littérature par l'école grâce à certains profs. Je suis persuadé que par le biais de l'enseignement certains pourraient s'ouvrir à un autre cinéma que celui qu'ils voient dans les multiplexes. J'ai d'ailleurs l'impression qu'il s'agit d'un produit totalement différent : un produit d'appel pour les jeunes en multiplexes où ils ne savent même pas ce qu'ils vont voir. Ils vont voir ce genre de films parce qu'ils en ont entendu parler. Mais il y a d'autres choses, un autre cinéma. Des films qu'ils peuvent aimer ou ne pas aimer mais qui les fait réagir, à propos desquels ils peuvent discuter, un cinéma auquel ils ne s'attendent pas. Un cinéma dont ils ne peuvent pas dire " c'est ce à quoi je m'attendais. "C'est pour ça que cet "autre" cinéma est très important : ça les renvoie à leurs propres vies et pas à ce qui est prévisible.

 

C. : On remarque que les deux pays qui résistent le mieux à ce formatage du cinéma sont la France et la Corée, là où - coïncidence ? - les jeunes apprennent le cinéma dans l'enseignement secondaire.

F.F. : J'ai constaté ça en France : il y a une énorme différence dans les débats. Les débats français sur le cinéma sont très intéressants, passionnants, drôles. En Belgique cela n'existe pas. Quand il y a des avant-premières, tout est vite emballé, il n'y a que peu de conversation. Je m'en rend compte à chaque nouveau film que je fais : avant il y avait comme en France un public pour les films d'auteur. Ce public-là disparaît aujourd'hui. Mais par contre j'ai aussi l'impression que le public en a marre de ce formatage et a besoin d'autre chose. C'est l'espoir que j'ai : que ce formatage amène un ras-le bol mais il manque en Belgique, à Bruxelles de lieux où on peut découvrir des films qui changeront cet état de fait.

 

C. : On a raté deux générations de cinéphiles… Il est important qu'à l'avenir il y ait un enseignement sur le cinéma. Un étudiant de l'IAD me disait que toute sa classe était devenue cinéphile le jour où André Delvaux est venu présenter l'un de ses films.

F.F. Voilà, c'est un bon exemple car lors de ces rencontres on découvre un personnage, on découvre un film et la passion qu'il y a derrière tout ça. C'est quelqu'un qui vous ouvre la porte et vous dit : " Oui, les films sont faits pour toi, tu peux entrer. " Il faut leur ouvrir cette porte et les inviter dans ce monde qu'ils ne connaissent pas…

 

C. : Lorsqu'on se donne la peine d'aller vers les jeunes, de leur parler d'un cinéma différent ils ne le rejettent pas d'office. Ils sont matraqués continuellement par le rouleau compresseur du marketing commercial.

F.F. : Mais les adultes, leurs professeurs sont pareils. Moi j'ai découvert le cinéma grâce à mes parents qui étaient un peu cinéphiles, notamment grâce à un ami de mon père qui tenait un ciné-club, mais aussi et surtout grâce à la télévision avec Selim Sasson, les films en version originale, les ciné-clubs, et les émissions sur le cinéma… Il en reste quelques-unes mais ça diminue. Quand on découvre Taxi Driver à l'adolescence ça vous parle directement. C'est ce genre de choc cinéphilique qui m'a donné envie de faire du cinéma et qui a forgé ma vocation. A cette époque il y avait encore une possibilité d'être un vrai cinéphile. Aujourd'hui il n'y a plus de ciné-clubs à la télévision. Celle-ci a terriblement évolué mais dans le mauvais sens : elle ratisse tout par le bas. C'est terrible.

 

C. : Internet pourrait aider à résoudre ce problème dans quelques années mais actuellement c'est l'éducation et le travail sur le terrain qui doivent y remédier avant tout.

F.F. : Il est évident que les images sont le langage avec lequel on vit. Alors pourquoi pas de cours là-dessus ? On passe de nombreuses heures devant la télé, pourquoi ne pas montrer la différence entre les différents spectres de l'image ? Montrer la différence entre les images combatives et qui réveillent et d'autres qui peuvent endormir et abrutissent... C'est fondamental qu'il y ait une éducation là-dessus. Oublier ça c'est comme si on ne nous apprenait pas à lire ou à écrire, c'est pareil… C'est le monde à l'envers. Les adultes qui ne sont plus du tout cinéphiles font aussi partie de cette génération post-80' ou la cinéphilie est devenu un tout petit village très peu peuplé. Il faut que des gens puissent à nouveau transmettre cette passion-là à notre jeunesse. Mais où sont ces gens qui connaissent le cinéma et qui pourraient transmettre cette passion ?

 

C. : Une solution appliquée en France est de prodiguer des cours donnés par des gens formés. Que pensez-tu du DVD comme outil pédagogique? Pourrait-il remplacer le 16 mm des années 50-60-70 dans les ciné-clubs ?

F.F. : C'est un outil extraordinaire. Si à 15 ans j'avais pu avoir un DVD extraordinaire comme celui du Parrain de Coppola… Il vous explique des trucs extraordinaires, presque des cours en eux-mêmes, ce sont des mines d'informations... Malgré tout ce n'est pas parce qu'un film ne marche pas en salles qu'il trouvera automatiquement son public, une deuxième vie à sa sortie en DVD. Je n'y crois pas trop. Le DVD a ce côté " home cinéma ", c'est quelque chose que l'on fait à deux ou trois. Le ciné-club partait plus d'une démarche où l'on se dit : " Sortons et allons écouter quelqu'un nous expliquer le film… ", pas forcément le cinéaste mais quelqu'un qui vous prend la main pour vous dire : " vous êtes ici chez vous ". Le DVD c'est plus une démarche individuelle. Aujourd'hui à la limite ça m'emmerde de regarder un DVD seul chez moi. Je préfère avoir un public. Mais dans une école, oui, c'est possible : montrer les bonus aux élèves avec un prof qui les aide serait une excellente idée.

 

C. : Globalement quel jugement portes-tu sur ton expérience avec ce jeune public des écoles ?

F. F. : J'ai eu ce choc de voir à quel point ils peuvent être loin de ce que j'aimerais, loin d'être passionnés par le cinéma. C'est une évidence : il faut impérativement leur apprendre ce langage audiovisuel. Mais j'en ressors quand même avec une sensation qu'on est très loin de tout ça. J'ai la sensation désagréable qu'on en est arrivés à une espèce de point de non-retour. Malgré tout je crois aux gens qui vont au cinéma, je crois qu'on peut leur faire découvrir de nouvelles choses qui arrivent mais je ne crois plus à ce cinéma de la Belgique francophone et cette image qu'on essaie de lui donner…

 

Une liaison pornographique  de Frédéric Fonteyne

 

C. : L'Europe a le même problème : les films européens nationaux circulent très peu. C'est une situation un peu absurde, un peu comme si les Texans faisaient du cinéma uniquement pour les Texans. Comment vois-tu ça ? Comment briser ces frontières ?

F.F. : Le miracle avec Une Liaison Pornographique c'est qu'il a circulé partout alors qu'en principe il n'aurait pas dû. Il a été accueilli dans beaucoup de pays européens et il a mieux marché dans ces pays qu'en France ou en Belgique. Il a fait d'excellentes recettes dans des pays auxquels on ne le croyait pas forcément destiné. C'est donc l'inverse qui s'est passé, c'est un miracle, une exception et c'est regrettable. On parle de culture en Europe, en Belgique : elle est la base, c'est de ça que tout découle, c'est ce qui fait que les gens sont vivants et ont une identité. C'est par-là que tout devrait partir. Et c'est l'inverse qui se produit : la culture est en train de devenir le petit truc en plus qu'il reste quand tout le reste arrive à boucher les trous, le dernier truc qui doit parler quand on aura résolu le reste. Mais non, il faut remettre la culture au centre. Tout doit découler de là. Si on recréait des gens avec une identité vivante ça aurait des répercussions sur tout le reste, même sur la politique. Car aujourd'hui les gens votent comme s'ils allaient au supermarché. Il n'y a plus de lien et s'il n'y a pas ça dans la culture, il n'y a plus de Belgique, plus d'Europe, juste un marché, un magma mondial… Si on n'inverse pas la vapeur, ça va se dégrader de plus en plus et on en arrivera à des horreurs comme les dernières élections présidentielles françaises. Sans culture, plus de confiance dans la politique non plus, les gens n'ont plus envie de voter ou votent pour n'importe qui… Il faut donc être vigilant car ça n'arrive pas que dans les autres pays. Il y a un problème identitaire grave pas seulement en Belgique mais dans toute l'Europe.

 

C. : Jean-Claude Batz dit dans son ouvrage que ce n'est pas seulement le sort de notre cinéma qui se joue, mais celui de toute la civilisation européenne : cela se constate dans la manière de manger, les rapports hommes-femmes, la convivialité, etc.

F.F. : Oui, on se demandait tout à l'heure pourquoi les Belges ne vont pas voir leur cinéma belge. A la limite je m'en fous, moi je veux qu'ils aillent voir des films différents : coréens, argentins, etc. Je ne suis pas du tout nationaliste par rapport à ça, je suis de la nation de tous les films qui m'intéressent dans le monde, de tous les gens qui vont les voir…

 

C. : L'Asie ne serait-elle pas en train de nous donner une leçon ? Son cinéma devient très fort tout en gardant son identité.

F.F. : L'exemple coréen est très important : tout à coup on se dit qu'il y a un homme politique qui décide : " je veux faire du cinéma une priorité. " Et le reste découle de ça : ça donne un cinéma qui existe, extraordinairement vivant. C'est une décision politique, une prise de conscience : on peut agir là-dessus. La Corée est un exemple très fort. Les cinéastes coréens sont très intéressants et ils font eux aussi la démarche d'aller vers le public, ils savent faire preuve d'ouverture. La responsabilité des cinéastes est très forte : comment faire pour qu'on arrive à ramener les gens dans une salle ?

 

C. : La Corée, la Chine et bien d'autres produisent des films qui ne sont pas hollywoodiens mais qui fonctionnent avec le public. Ils rivalisent sans problème avec les Américains en créant un nouveau modèle, en restant eux-mêmes et en attirant du monde dans leurs salles.

F.F. : C'est là leur grande force : ils produisent des films pour leur marché en gardant leur identité. Mais malgré tout il est encore très difficile, même pour eux, de rivaliser avec les Américains. C'est le cas de seulement une poignée de leurs films.

 

 

Max et Bobo

C. : Quelles solutions vois-tu pour l'avenir ?

F.F. : Penser que dans certaines salles, certains endroits où il y a des passionnés, tout à coup une communauté de gens intéressants peut se former. Mais rarement chez les jeunes. A un moment donné il faut que les gens arrêtent d'aller au Quick parce qu'ils savent déjà ce qu'ils y trouveront dans leurs assiettes. Il ne seront ni déçus ni surpris. Ca devient un marché, il faut donc créer des lieux, créer une demande, une nouvelle contre-culture où l'on se dit : " je veux aller voir autre chose que ce que je connais déjà. " C'est mon espoir : qu'il y ait une espèce de ras-le-bol général et que la culture formatée creuse sa propre tombe. Le capitalisme tue ce dont il a besoin, il se tire une balle dans le pied. L'être humain a besoin de diversité, d'expériences différentes et il faut que ce besoin se manifeste.

 

C. : Quels sont tes projets après La Femme de Gilles qui était un film audacieux, pratiquement sans dialogues, un film sur le hors-champ, la sensation, le non-dit… Sur quel projet vas-tu embrayer ?

F.F. : Nous travaillons pour l'instant, Philippe Blasband, et moi sur deux idées différentes. Mais ce sera quelque chose de totalement différent. Je préfère rester discret sur mes projets... Après la sortie d'un film, il faut faire son deuil, prendre du recul et voir ce qu'on a réussi et ce qu'on a raté pour pouvoir passer à autre chose. Heureusement aujourd'hui pour moi, ce deuil se fait de plus en plus vite.

Tout à propos de: