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Hichame Alaouié, chef op sur l'Hiver dernier

Publié le 15/03/2012 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Au sortir de la vision de l'Hiver dernier de John Shank, nous avons été bluffé par la beauté des paysages, des intérieurs à la lumière ténue, de l'accord parfait de la lumière et des ombres, des nuances de l'obscurité. L'impression d'avoir contemplé une succession de peintures, aux couleurs chaleureuses de la terre, revient quand on repense à l'histoire du jeune éleveur de bovins pris dans les affres de la rentabilité. Nous rappelant que cette sensation de nature captée dans sa rudesse nous avait déjà envahie dans un autre film, Au cul du loup, nous avons tenu à rencontrer le maître d'œuvre de l'image de ces deux longs métrages. 
Hichame Alaouié, chef opérateur, à la lumière et au cadre de l'Hiver dernier, nous reçoit.

Cinergie : Quel est le travail d'un chef op’ ?
Hichame Alaouié : Un chef opérateur s'occupe de l'image du film, c’est-à-dire l’éclairer, la cadrer, la filmer, être l'œil dans la caméra. Dans l’Hiver dernier, j’ai fait la lumière et le cadre. 

C. : En général, et dans le cas de L'hiver dernier, c’est toi qui décide du cadre ou le réalisateur ?
H. A. : Ça varie beaucoup d'un film à l'autre, mais dans ce cas-ci, on a travaillé sur un découpage à l'avance avec John, le réalisateur, en imaginant les plans ou les décors en repérage. Après, sur le plateau, ce n'est jamais comme on l'avait imaginé, alors on s'adapte. Certains réalisateurs laissent plus de place à l'improvisation, tandis que d'autres, à l'inverse, préfèrent tout storyboarder. Lecapitaine reste toujours le réalisateur. Même si on a fait plus de films que lui, son travail, c'est de savoir où il veut aller et d'y arriver. Nous, on est jamais qu'à son service.
Dans ces cas, on connaît la position de la caméra à l'avance ainsi que la focale à utiliser. Pour le tournage de l'Hiver dernier, on a préparé une base de travail, et puis on s'est adapté à la réalité.

image du film L'Hiver dernier f-de John Shank

C. : Le repérage est donc très important pour un chef op ?
H. A. : Oui ! Et puis, ce film est basé sur les décors, ils ont une importance capitale, dans leur choix par rapport au récit, mais aussi techniquement. Il fallait qu'ils puissent être éclairés et filmés comme on le voulait, et qu'ils permettent le déplacement du matériel. Avec Anna, la chef décoratrice, on a transformé certains éléments, mais nous nous sommes basés sur les décors naturels. John et Anna ont beaucoup cherché LA ferme parmi toutes celles de l'Aveyron. Celle qui a été choisie, l’a été pour ses étables et une grange disposés comme le récit l’exigeait. Le rapport au fermier était aussi très important, parce que c'était une ferme en activité, or une équipe de tournage prend de la place, ça chamboule un peu tout. C'est d'autant plus difficile dans une ferme avec des bêtes où la vie et le travail continuent. Il a fallu trouver des gens intéressés et assez flexibles dans leur organisation de tous les jours. On peut avoir le meilleur décor du monde, si on a de vrais problèmes pratiques avec les gens, on ne peut pas faire ce qu'on veut.
On s’est rendu sur place avec John, Anna et l'assistant réalisateur pour vérifier et faire des repérages techniques. Le film se passe sur plusieurs saisons, on ne pouvait pas faire n'importe quelles séquences n'importe quand.

C. : Tu y es allé avec une caméra ?
H. A. : Non, avec mes yeux et ma cellule. Il est rare que je filme au repérage, je préfère prendre des photos et des notes.

C. : Prendre des photos et imaginer le cadre.
H. A. : C'est ça. Imaginer les axes, choisir ceux qui nous intéressent en intérieur et en extérieur, penser la lumière. On s'est beaucoup basé sur la lumière naturelle, mais on ne peut pas tout faire comme ça. En repérage, je regarde comment est la lumière, et de là, j'imagine mes besoins et mes envies pour raconter le film en image. Le scénario raconte une histoire, mais d'après moi, et dans ce film plus particulièrement, la lumière raconte aussi.

C. : Le film traverse plusieurs saisons, les repérages se sont faits à plusieurs moments de l'année ?
H. A. : John y est allé en hiver et au printemps. On a tourné une première période en été pendant 3 jours, au début du film. On n'a pas vu la ferme sous la neige comme on espérait la voir 6 mois après. Le jour où la neige arrive, on s'adapte. J'emploie beaucoup ce mot pour un film, mais il est vrai qu’il faut savoir « s'adapter » à la réalité. Sur ce film, c’est d’autant plus vrai à cause des bêtes, de la nature, du climat.

C. : Tu as eu des discussions avec le réalisateur sur le découpage, la tonalité du film ?
H. A. : Ce n’était pas vraiment des discussions précises sur la tonalité, mais plutôt des extraits de films ou des références à des peintures, des photos. Pas un en particulier, mais plutôt au cas par cas, en préparant certaines séquences. Je travaille avec John depuis quelque temps déjà, j'ai travaillé sur ces courts métrages. J'ai eu la chance de suivre l'évolution du scénario. J'ai dû avoir la première version 3 ans avant le tournage. C'est un film qu'on voulait réaliste et naturaliste. On n'a pas vraiment fait d'essai photographique, on tournait simplement à partir d'un lieu et d'une lumière donnée, en la poussant parfois pour la rendre plus expressive. C'est beaucoup d'adaptation au lieu, à la séquence, et selon l'histoire que je me raconte avec la lumière. Je sais comment je veux pousser l'image, mais je pars d'une réalité. On n'a pas les moyens de recréer totalement la lumière dans une ferme, donc on est forcément lié à la lumière du soleil.

C. : Considères-tu ce film comme proche de toi ?
H. A. : Au niveau visuel, c'est un film assez proche de moi. La nature est quelque chose que j'aime bien filmer, tout comme la lumière naturelle, mais j'ai fait des choses très différentes et j'espère encore en faire. L'intérêt d'un chef opérateur, c'est aussi ça, s'adapter en touchant à des univers différents, renouveler son esthétique et sa manière de travailler à chaque projet. Après, une bonne image, c'est une image qui colle au film, même s’il y a toujours quelque chose de plus personnel, des univers qui nous sont plus proches que d'autres.

C. : Y a-t-il un plan dont tu sois particulièrement fier ?
H. A. : Il y a un plan que je trouve très beau et qui est révélateur du film. C'est une séquence à la fin du film, après que les bêtes aient été saisies. Johan rentre chez lui et il mange de la soupe. C'est juste un plan fixe, assez sombre, qui n'a pas vraiment de temporalité. C'est un plan dans le scénario où il était écrit : « intérieur cuisine, pas d'heure ». On a fait quelques jours en équipe réduite, sans électricité, en lumière naturelle entre autres pour ce plan. On ne le voit pas, et heureusement, mais il y avait un grand soleil dehors, un des plus beaux jours qu'on ait eu. Il n'y a aucune source de lumière, il n'y a pas d'électricité, ce sont juste des cadres en diffusion, des drapeaux et des jeux avec le diaphragme. C'est un plan qui raconte quelque chose sur le personnage, et qui répond à l'indication du scénario de John « pas d'heure ». Ce plan regroupe beaucoup d'éléments que j'aime bien et qui sonnent justes, c'est le principal. On peut faire le plus beau plan du monde, s’il n'est pas à sa place, ça ne sert à rien. J'aime beaucoup travailler en lumière naturelle, devoir l'utiliser et la travailler.

C. : Que veut dire travailler la lumière ?
H. A. : Le soleil tapait directement dans la fenêtre. Il y avait une grande tâche de lumière dans la pièce. Travailler la lumière, c'est la transformer, la couper, la diffuser, l'adoucir, changer éventuellement la température des couleurs, les rendre plus froides. Utiliser ce qui existe et le modeler, sans sortir de grosses sources de lumière. C'est plus dans l'adaptation et la finesse.

C. : Y a-t-il un plan qui a été très difficile à réaliser ?
H. A. : Je pense à un plan qui n'est pas repris dans le film. Lors de la veillée avec tous les gens du village, on voit les enfants partir vers la forêt. Il y avait normalement une séquence où on les suivait, et un jeune racontait une histoire à des enfants dans la forêt. Pour un chef opérateur, quand on dit « séquence extérieur - nuit forêt », c'est toujours délicat. Il faut qu'on voie quelque chose, mais, en même temps, il faut sentir la nuit et l'obscurité, on est entre la lumière et l'ombre.

C. : Et la séquence de la veillée avec le feu dans la nuit ?
H. A. : C'était assez simple, en fait. Il y avait un grand feu, alimenté avec du gaz pour avoir une force constante, c'était une grosse installation, mais une fois en place, c'était assez simple. Ce sont des séquences assez sombres, et c'est toujours un peu délicat de ne pas aller trop loin et de garder le caractère de la lumière. Tout le film est un peu sur le fil. L'histoire que je me suis racontée, c'est la lumière qui part vers le sombre, vers l'obscurité. Le film commence en été et finit en hiver. Avec John, on avait décidé d'aller loin dans l'obscurité, et la frontière entre le « trop sombre » et le « pas assez » est très délicate.

C. : Vous avez tourné sur pellicule ?
H. A. : Oui, du 35 mm. C'était un enjeu important pour John et pour moi. Tous les films qu'on a faits ensemble, c'est du 35 mm. La texture, la matière, l'ambiance lumineuse, l'image est très importante. La production l'a bien compris, et ils se sont battus aussi pour imposer la pellicule. Ce n'était pas gagné d'avance pour des raisons d'argent, mais ça n'aurait pas du tout été le même film, on n'aurait pas eu les mêmes nuances, les mêmes sensations en numérique, j'en suis certain.

C. : La pellicule est plus sensible aux nuances dans l'obscurité ?
H. A. : Elle est plus nuancée, elle n'est pas plus sensible - parce qu'aujourd'hui dans le numérique, on peut travailler plus dans les basses lumières - mais quand on parle d'un dégradé à la limite, la limite est plus fine et nuancée en 35, selon moi. On tombe plus facilement dans quelque chose de trop sombre en numérique. Sur un visage, par exemple, un dégradé est beaucoup plus nuancé, il y a une palette plus grande de couleurs et de luminosité sur le visage, en 35. En numérique, c'est noir et puis, tout d'un coup, c'est blanc. En 35, il y a toute une palette entre les deux. Dans les tonalités du film, dans les couleurs de la nature, entre l'automne, l'été, l'hiver, c'est important pour moi d'avoir cette palette de nuances.

C. : Avec John, vous aviez des références pour choisir les tonalités ?
H. A. : On a pas mal parlé de There will be blood (Paul Thomas Anderson), L'assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford avec Brad Pitt (Andrew Dominik) et Les moissons du ciel (Terrence Malick). Ces films nous ont nourris pour différentes parties d'Hiver dernier. On a beaucoup parlé de la séquence de l'incendie du puits de pétrole dans There will be blood pour la séquence de la grange qui brûle. Il y a aussi un autre film par rapport à la nuit, c'est L'esprit de la ruche (Victor Erice). Mais de nouveau, ce sont des bases de discussions, John ne vient pas en disant « Je veux ça ! ». En peinture, on a regardé plusieurs choses différentes, autant des contemporains que des anciens, beaucoup dans les clairs/obscurs par rapport aux intérieurs. C'est un film où il y a beaucoup de séquences en crépuscule. C'est la fin d'un monde, et le début d'un nouveau avec ce personnage qui fuit, qui s'enfonce et qui ne veut pas changer de monde. Je trouvais ça important qu'en lumière il y ait aussi ce côté entre deux, le jour et la nuit. On ne sait pas trop, on bascule. On a essayé le plus possible de pouvoir tourner en lumière crépusculaire naturelle sans rien ajouter, ce n’est pas toujours facile. C'est pour ça que Les moissons du ciela été abordé, les 3/4 du film sont faits entre le jour et la nuit. Ça a son importance dans ce film. Tout au long, on a essayé de garder ça le plus possible, autant en été et en automne qu'en hiver. Il y a une séquence dans la grange, il fait jour, mais il y a de la lumière à l'intérieur. Ce sont des ambiances que j'aime beaucoup, qui sont sur un fil. Au niveau de l'énergie sur un plateau, c'est excitant, il faut aller vite, au moment où la lumière est prête, on n’a pas beaucoup de temps, pas beaucoup de prises. Ça induit quelque chose dans l'énergie, que ce soit les comédiens, la caméra. C'est quelque chose que j'aime énormément, et qui se prêtait très bien à ce film.

C. : Tu as été chef op sur l'Hiver dernier et sur le film de Pierre Duculot, Au cul du loup. Dans ces deux films, on retrouve la même ambiance dans la façon de présenter les paysages et les intérieurs.
H. A. : Oui, mais c'était très différent ! Déjà le premier est en pellicule, et l'autre en numérique. On peut faire des similitudes parce que les deux films sont dans des formats scope 2.35, ça induit beaucoup de choses dans la manière de filmer la nature. C'est vrai qu'il y a des intérieurs un peu similaires. Je n'avais jamais comparé. C'est peut-être dans la façon de cadrer la nature…

image du film L'hiver dernier de John ShankC. : Quand tu as commencé tes études, tu savais déjà que tu voulais faire l'image ?
H. A. : Non, pas du tout. J'hésitais entre montage et image. Je me suis dit que je préfèrerais faire image parce que c'était en extérieur, et que rester dans un studio de montage, ce n’était pas pour moi. Ce n'est pas forcément une très bonne raison, mais honnêtement, j'ai vraiment découvert quelque chose à l'INSAS. Je filmais déjà, j'avais déjà une sensibilité au cadre, à la caméra, mais tout ce qui était lumière, c'était assez abstrait pour moi. Je ne savais pas très bien ce que ça voulait dire. L'école m'a ouvert à ça, c'est un sujet sans fin. Je n’ai pas toujours dit que je ferais la lumière, pas du tout. Je me disais, c'est peut-être malin d'apprendre une technique et de pouvoir partir en équipe réduite, de pouvoir être moi-même mon chef opérateur. J'ai fait pas mal de documentaires, mais l'image en fiction a été une vraie découverte. Je remercie l'INSAS pour ça, et mes professeurs de l'époque. J'ai beaucoup de gratitude envers eux.

C. : Tu peins, tu fais de la photo ?
H. A. : Je fais pas mal de photos. J'ai fait de l'aquarelle, il y a longtemps, mais je ne crois pas que j'ai du talent à ce niveau-là. Avant d'être chef opérateur, j'ai été assistant caméra et, à ce moment-là, je faisais beaucoup de photos. J'en fais un peu moins maintenant, mais c'est grâce à la photo que j'ai gardé la flamme.

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