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Hommage à André Delvaux

Publié le 01/10/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Hommage
Hommage à André Delvaux

Hommage

André Delvaux nous a quitté le vendredi 4 octobre de cette année, en pleine activité, puisqu'il donnait une conférence à Valence (Espagne). Venu au cinéma via la musique - cet excellent pianiste a accompagné les films muets projetés au Musée du Cinéma - André Delvaux a réalisé en 1965 : L'Homme au crâne rasé, adapté d'un roman de Johan Daisne. Son premier film a rencontré un succès à l'étranger qui lui a permis une sortie en salles chez nous. Cela allait être les débuts d'une aventure pour le long métrage belge de fiction que les années nonante allaient mettre en évidence. En outre, André Delvaux a transmis son art à de multiples réalisateurs puisque co-fondateur de l'INSAS, avec Raymond Ravar, il y a enseigné l'art de la réalisation pendant une trentaine d'années. Lors du centenaire du Cinéma, nous lui avions demandé de nous envoyer un texte que nous avons publié dans "A Chacun son cinéma" (éditions Luc Pire). Nous vous proposons, en hommage, à ce grand cinéaste ses propos qu'il avait intitulé, comme par hasard, "Je viens de rêver". Par ailleurs nous avons édité un entretien avec le cinéaste et O. Lecomte, il y a deux ans, qui est accessible dans notre rubrique archives.

 

ANDRE DELVAUX 

Je viens de rêver

Je viens de rêver que je m'éveille. C'est donc bien éveillé, en toute lucidité pour vous répondre, que je me demande quand et pourquoi je suis devenu cinéaste, si c'est bien tel jour précis ou telle année qui porte un chiffre : 1956 ? Ou 1965 ? Ou si c'est plutôt arrivé petit à petit, par poussées sournoises ou velléitaires, par hasard ou par volonté ? Sans que je m'en aperçoive, entre des moments d'écriture musicale, tentatives de composition, improvisations au piano de l'écran du Séminaire qui n'était pas encore le Musée du Cinéma d'aujourd'hui, sur un Sjöström ou un Murnau, suite à d'interminables discussions avec des étudiants à peine moins âgés que moi ?
Alors, cinéaste ? Ou musicien ? Professeur ? Rêveur isolé dans ma vallée avec ma femme (aujourd'hui disparue), ma fille, mes chiens et mes chats, mes arbres, ma maison ?

En tous cas, pourquoi le cacher : ce sont toujours les rêves des autres que j'ai rêvés dans mes films; je n'ai presque rien écrit moi-même et ne puis pas dire, le constatant, qui je suis vraiment ni comment je le suis devenu. A peine si j'ai réussi une vie, si j'en ai raté d'autres, qui le dira ? Attendons que la bulle éclate en silence, et on verra bien.
Les rêves que d'autres ont rêvés : les trains qui passent sous le pont de l'enfance à Louvain en crachant des bouillons suffocants de fumée blanche, une machine ronde et rouge qui grésille en torréfiant le café en bas de la rue de la Joyeuse Entrée, les massepains de Saint-Nicolas sur la nappe blanche à l'aube d'un jour de neige, l'odeur de l'orange où j'enfonce un sucre à sucer. Et les rails en fer blanc que j'enfouis dans la terre du jardin pour qu'on n'en voie que la double ligne brillante...
Qui suis-je alors ? L'enfant dans ses premières années ne parle qu'un patois obscur qu'on le force à remplacer par un français d'école dont il ne comprend pas un mot. Il pleure beaucoup, je m'en souviens bien. Mais passé le pont, comme dit Murnau "faut se faire à tout", les fantômes viennent à lui : les tombes de Louvain et de Heverlee, ce Dieric Bouts jamais retrouvé, les amours toujours enfouies, les êtres perdus.
En quelques années, je deviens moi et d'autres à la fois, qui entrent en cinéma comme on entre en religion. On a tous deux vies, dit Pessoa. La fausse, qui est celle de notre rapport avec les autres, pratique et utile, prête à retourner en poussière. Et la vraie, celle que nous avons rêvée enfants et que nous continuons à rêver adultes sur fond de brouillard, dans les gros flocons du train qui passe le pont.

Tout est réel ici, magique et réel. Qu'est ce que c'est alors que cette nébuleuse du Réalisme Magique ? Tabucchi, maître ès R.M., rapporte que dans ses trois derniers jours à l'hôpital Saint-Louis des Français de Lisbonne en novembre 1935, Pessoa rencontre ses doubles qui l'un après l'autre lui rendent une dernière visite. On plaisante, on rappelle des secrets oubliés, on retrouve de succulentes recettes de soupes, de tripes à la mode de Porto, de homard sué (lagosta suada), on se plaint un peu. Le cher António Mora parle encore quand Pessoa s'endort et que dans le silence sidéral d'un seul coup s'éteint la nébuleuse de tous ceux qui furent Pessoa. Seule reste l'oeuvre.
C'est comme ça que je voudrais m'endormir, moi aussi.

André Delvaux, 1995

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