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I Don’t Belong Anywhere : le cinéma de Chantal Akerman

Publié le 15/10/2015 par Serge Meurant / Catégorie: Critique

Présenté au FIFF 2015, dans la sélection "Regards du présent", le portrait de Chantal Akerman que nous livre Marianne Lambert nous touche par sa simplicité, sa justesse. Il est le fruit d’une complicité, longuement nourrie, éprouvée dans le travail. Chantal Akerman s’y livre d’une manière directe et vivante, avec un grand sens de l’humour. C’est ainsi qu’on la découvre au quotidien, dans une relation joyeuse et maîtrisée tout à la fois avec Marianne Lambert qui la filme et l’écoute, se laisse guider par elle, la devance parfois par la pertinence de ses questions.
Le choix des extraits de films trace une ligne claire à travers la filmographie de Chantal Akerman. Il permet d’en suivre l’évolution, d’en comprendre le sens profond, d’aborder la manière dont la cinéaste dirige ses acteurs, monte ses films. D’autres regards viennent éclairer l’œuvre, comme celui de Gus Van Sant. C’est le questionnement de toute une vie qui se révèle à travers le film, loin de tout didactisme, de toute complaisance.

I don't belong anywhere

 

Le titre du film, I Don’t belong Anywhere pourrait être traduit comme la non-appartenance de la cinéaste à un lieu, à une histoire, à un genre déterminé. Il s’agirait de ce que l’on pourrait appeler une pérégrination, plutôt qu’un exil, des variations cinématographiques, des expérimentations où les cloisons s’estompent et disparaissent, entre fiction et documentaire. 
Le choix du lieu où débute le tournage - une installation étrange aux abords du désert de Judée - permet de comprendre tout à la fois, les racines et le déracinement de Chantal Akerman. « Mon histoire est toute trouée, pleine de blancs et je n’ai même pas d’enfant », dit la cinéaste. Ses parents avaient émigré de Pologne après la Seconde Guerre mondiale. L’histoire de la mère de Chantal Akerman est au cœur de son œuvre. Beaucoup de ses films, jusqu’au dernier, entretiennent avec celle-ci des rapports très forts, complexes, d’amour et de rejet. Sa mère a survécu au camp d’extermination. Son silence, au retour, a pesé sur l’adolescence de la cinéaste qui, à travers ses films, a cru, à certains moments, «parler pour elle» mais parfois aussi «parler contre elle». 
À travers Jeanne Dielman, c’est l’image de la mère et de toute une génération de femmes vouée à l’enfermement, à la répétition qui nous est restituée impitoyablement. La correspondance avec sa mère fournissait la matière de la voix off de News from home. Sa banalité, dans l’expression de l’amour maternel, ne résiste pas au choc de la découverte de New York, à la manière d’un Jonas Mekas dont la jeune cinéaste admire le cinéma expérimental. Gus Van Sant se souvient de la première vision qu’il fit de Jeanne Dielman : «Quand j’étais enfant, je pense avoir observé ma mère quand elle était dans la cuisine. Et voilà qu’un cinéaste vous communiquait quelque chose à travers cette expérience, une expérience banale et qui vous laissait sans voix. Et puis une expérience qui n’en finissait pas.» 
C’est ce qu’exprime aussi, en une opposition radicale, le premier film de Chantal : Saute ma ville où une adolescente se suicide en ouvrant le gaz. Comme si au meurtre commis par Jeanne Dielman, il n’existait pas d’autre alternative que le suicide et la destruction du monde.
 Marianne Lambert ne voulait en aucun cas réaliser un «film commentaire». Elle choisit de replacer Chantal Akerman dans des lieux et des décors où elle a vécu et tourné, à New York, Bruxelles ou Paris, pour l’intime relation entre ses films et sa vie. Et c’est la liberté de ce parcours qui donne à son documentaire son authenticité particulière.
 On pourrait reprendre, pour essayer de définir leur lien, les paroles d’Aurore Clément sur l’adhésion totale demandée aux acteurs des films d’Akerman : «Son cinéma, c’est elle et les gens qui l’entourent le sont aussi. On sent qu’il faudrait arriver à ce que ce soit elle qui parle.» C’est ce qui se passe ici.

L’écriture de Chantal Akerman est si exigeante et si précise qu’elle s’affirme non seulement dans la direction de ses acteurs, mais par le cadrage, et enfin par le montage. Gus Van Sant dit avoir revu Jeanne Dielman, lorsqu’il commençait à préparer Last days. Il dit avoir analysé la manière dont Chantal avait composé chacun des plans du film, chacun de ses angles, l’architecture très particulière de l’espace et des personnages qui s’y meuvent.
 La cinéaste confirme que, dans ses errances à travers Bruxelles, c’est ce côté droit, frontal qui a influencé sa manière de filmer.
 Bruxelles où elle se sent chez elle plus qu’à Paris lui inspire Toute une nuit dont les acteurs sont des proches et des amis. Une séquence magistrale figure dans le film de Marianne Lambert.


Chantal Akerman et Marianne Lambert

 

La rencontre au café d’un couple d’inconnus et le coup de foudre qui les unit dans l’improvisation d’une danse sensuelle, audacieuse, sur la musique d’un juke-box. Et nous retrouvons la force qui émane de ce qui, sans doute, fut au départ inspiration et improvisation dans la réalisation des documentaires de la cinéaste où elle se laisse conduire, presque à l’aveuglette, devenant une sorte « d’éponge-plaque sensible », une écoute flottante où se révèle, au bout d’un long moment, le film. Et le très long travelling arrière sur la route où fut traîné et démembré un homme dans Sud nous restera longtemps en mémoire. Il confirme qu’il y a des choses que l’on ne montre pas et qui, néanmoins, puisent leur puissance dans une image silencieuse.

Claire Atherton, la monteuse de la plupart des films de Chantal Akerman et de ses installations, est une autre amie-complice de la cinéaste. Assises toutes deux à la table de montage, elles nous livrent une magistrale leçon de cinéma où l’on comprend l’importance de la longueur d’un plan pour que celui-ci soit perçu dans toute son intensité vivante. Il y aurait tant à dire encore des chambres, des couloirs, des appartements, des villes qui constituent les décors des films de Chantal Akerman : la petite chambre blanche de Je, tu, il, elle la chambre d’hôtel des Rendez-vous d’Anna, l’appartement de Tel Aviv et sa fenêtre, celui de sa mère qu’elle filme seule avec une petite caméra.
 Comme au terme d’une boucle, nous revenons enfin à l’image de Chantal Akerman qui ne cesse de nous parler, juchée sur la sculpture, dans le désert de Judée. Elle s’éloigne ensuite sur une route qui peut-être ne mène nulle part. 



Cinquième film de la collection «  Cinéaste d’aujourd’hui ».

Belgique, 2015, NB+ Couleur / 67’.

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