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Žižek, de qui, de quoi, le cinéma est-il fait ?

Publié le 07/09/2009 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Livre & Publication

Žižek, de qui, de quoi, le cinéma est-il fait ?

ZizekBienvenue dans le monde de Žižek (que les lecteurs de Trafic connaissent bien). Drôle, insaisissable, provocant, critique, sceptique, féroce à contresens (lorsqu'il nous affirme que Deleuze et Foucault sont pervers), provocant (Alexandre Kojeve présenté comme un espion soviétique et non comme l'homme qui a fait connaître Hegel en France), lacanien, aussi incorruptible que dans un film de Brian De Palma, surnommé « Marx Brother » par le New York Times, Slavoj Žižek (prononcez JiJek), philosophe et psychanalyste, est aussi un globe-trotter du cinéma. Il se moque, dans un style hilarant, de l'obscurantisme de la séquence post-moderne du cinéma (n'importe qui, n'importe comment vers le presque rien de l'insignifiant). Nous sommes restés pantois en lisant ses propos sur Apocalypse Now redux de F.F. Coppola. Partant de l'idée que l'Occident libéral s'est allié en 1940-1945 avec le communisme afin de pouvoir détruire son propre excès, le fascisme, il imagine une version, du film, Apocalypse Now redux, où « Willard propose au Vietcong un pacte pour la destruction de Kurz... une répétition de la coalition antifasciste ». Rien de moins. Gonflé. On vous l'avait dit (p.54 de Bienvenue dans le désert du réel, éditions Flammarion). Dans Cinéma et Philosophie (on vous en parle dans ce numéro 141), Juliette Cerf cite un extrait de son texte sur Face off de John Woo.

On vous propose Lacrimae Rerum, essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et quelques autres, aux éditions Amsterdam.

Nous démarrons sur l'analyse la plus intéressante qu'il nous ait été donnée de lire sur Krzyztof Kieslowski, sous le titre : « La théologie matérialiste de Krzyztof Kieslowski. ». Žižek nous explique que tout le cinéma de Kieslowski mais aussi de Tarkovski (ce qui rachète ce dernier de l'obscurantisme idéologique) repose sur un matérialisme cinématographique dans lequel « l'impact physique est immédiat » dans la texture de leurs films.

Mieux encore, le passage de Kieslowski du documentaire à la fiction, nous explique Žižek, est une décision éthique. Bigre, comment cela ? En réalisant Premier amour, un documentaire de 1974 dans lequel la caméra suit un jeune couple et la grossesse de la jeune femme, on voit lors de la naissance du bébé, le jeune père pleurer. « À l'obscénité d'une telle intrusion illégitime dans l'intimité de l'autre, Kieslowski réagit en déclarant son effroi des larmes réelles ». Krzystof Kieslowski : « Les larmes réelles me font peur. En fait, je ne sais pas si j'ai le droit de les photographier. Dans ces moments-là, je me sens comme quelqu'un qui se retrouve dans un royaume dont l'accès est, en fait, interdit. C'est essentiellement pour cela que j'ai fui les documentaires ».

L'univers de Kieslowski est un univers gnostique, « un univers toujours, encore, inachevé, créé par un Dieu pervers, confus et idiot, qui a bâclé le travail de la création et produit un monde imparfait, multipliant depuis les tentatives pour ce qui peut encore l'être ». Nous vivons donc dans un monde imparfait dans lequel il s'agit de recréer une nouvelle réalité plus satisfaisante, une autre chance (La double vie de Véronique) voire encore, la possibilité de plusieurs chances (Le Hasard).

Žižek nous rappelle le souci répété de Kieslowski de raconter la même histoire d'une façon différente (Les Décalogues 5 et 6), mais aussi son projet de réaliser vingt versions différentes de La Vraie vie de Véronique et de projeter chacune d'entre-elles dans une salle de cinéma différente (d'où son peu de souci lorsque Miramax lui a imposé une fin différente du film aux Etats-Unis).

D'emblée, en analysant son chef-d'œuvre, le Décalogue, Žižek nous explique que les corrélations entre chaque épisode avec un seul commandement est stricte, mais que Kieslowski fait un saut de puce dès le premier. Le Décalogue 1 se réfère au second commandement, le 2 va vers le 3, etc., jusqu'au décalogue 10 qui nous ramène au premier. « Ce qu'il accomplit est très proche de ce que fait Hegel dans sa Phénoménologie de l'esprit : il « met en scène », le commandement en question en l'actualisant dans une situation de vie exemplaire, qui permet de rendre visible sa « vérité » et de tirer de ses prémisses les conséquences inattendues qui les subvertissent. On est presque tenté d'affirmer que, d'une façon hégélienne, chaque commandement ainsi déplacé engendre le suivant ».

Kieslowski aurait-il comme source, mine de rien, le père Hegel ? Sapristi, là, on plonge dans le décolleté de la totalité, on capture l'essentiel. « Il y a, à cet égard, écrit Žižek, une profonde ambiguïté dans la pensée de Hegel. (...) On peut effectivement affirmer que Hegel est la philosophie du « dépassement » (de la négation), de la présence idiote (insensée, contingente, inerte) du Réel, de sa déréalisation : il ne fait aucun doute que même l'expérience la plus contingente et traumatique sera finalement réintégrée dans une totalité signifiante ».

Interconnexion entre négation et thèse pour arriver à la synthèse (le décolleté de la totalité). Sans blague ? Nous sommes sans voix. Cela ressemble à une bande sonore structurée comme en montagne russe. Oui ou Non ?! Traçons, si, si, il y a une coïncidence, disons une oscillation similaire « entre le règne du hasard et l'interconnexion sous-jacente et secrète des événements dans l'œuvre de Krzyzstof Kieslowski. Mieux encore, où se situe donc « l'ambiguïté du rôle du hasard dans l'univers de Kieslowski : le hasard préfigurerait-il un destin plus profond, régulant secrètement nos vies, où la notion de destin ne serait-elle, elle-même, qu'un stratagème désespéré pour pouvoir supporter la contingence radicale de la vie ». Bingo, on gère.

Les dix épisodes du Décalogue sont analysés en trente pages. Le dixième épisode commence sur le premier commandement : « Tu n'auras pas d'autres dieux devant moi ». On aboutit, en quelque sorte, à un cercle concentrique, avec ce Décalogue 10, au retour d'un démarrage basé sur le passage par Krzyztof Kieslowski de la morale à l'éthique qui figure dans chaque épisode. « Le point de départ est toujours un commandement moral, dont la violation conduit le héros à découvrir la dimension proprement éthique. Le Décalogue 10 est exemplaire de ce choix entre éthique et moralité (…) les deux frères optent pour la vocation de leur défunt père (la philatélie) au détriment de leurs obligations morales (le frère aîné non seulement abandonne sa famille, mais vend même son rein, payant de sa propre chair, sa vocation symbolique).

Žižek poursuit en nous envoyant des dizaines de fusées d'une telle intelligence, très souvent en trois propositions (trois, vous avez dit trois, cela ne vous rappelle rien ?) Suivent donc trois textes passionnants sur Tarkovski, Lynch et Hitchcock. De ce dernier, on vous reparlera, lors de la réédition aux éditions Capricci, du très attendu, Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock.

Au secours, n'en jetez plus, la cour est pleine.

Lacrimae rerum, essais sur Kieslowski, Hitchcock, Tarkovski, Lynch et les autres. Editions Amsterdam.