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Inès Rabadan, cinéaste

Publié le 12/04/2011 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Inès Rabadan aime introduire sa caméra dans le milieu industriel trouvant poésie et émotion dans le travail à la chaîne, dans les gestes répétitifs à cadence fixe. Nous l'avons rencontrée pour retracer son parcours de cinéaste d'origine méditerranéenne, définir avec elle la couleur de son regard et les nuances de ses positions de femme à la caméra.

ines rabadan, realisatrice

C. : Comment es-tu arrivée au cinéma ?
Inès Rabadan : Mon père adorait le cinéma. C’est un amour que j’ai partagé très tôt avec lui, je me suis mis ça en tête et voilà, c’est aussi simple que ça. Dès 14 ans, j’allais tout le temps au cinéma. Je voyais tout. Après, même si on sait que c’est ce qu’on veut, faire du cinéma ce n’est pas aussi simple ! Mais pour moi, il était très difficile d’envisager de faire autre chose. Je suis d’abord entrée à l’université parce que j’avais très envie de faire des études, d’apprendre, et puis je suis entrée à l’IAD. Mon programme de départ incluait les deux écoles.

C. : La question de la lutte des classes a une place prépondérante dans tes films.
I. R. : Cette question m’intéresse beaucoup pour des raisons personnelles, d’origine sociale, et puis des questions relatives à l’humain. Dans quel contexte les gens peuvent-ils être humains ? Quand j’ai fait Suveiller les tortues en 1998 et Maintenant, en 2002, j’avais envie de parler du rapport de classes, mais sous un angle à la fois poétique et imaginaire. Dans Suveiller les tortues il y avait une sorte de farniente qui était une manière de résister. C’est donc une réflexion sur la résistance possible des pauvres face aux riches. Je suis une bourgeoise dans mon mode de vie, comme tous les gens que je connais qui font du cinéma d’ailleurs. Envisager les choses sous cet angle est donc une façon de m’autoriser à parler de ça. Moi, je n’ai jamais travaillé dans une usine, enfin très brièvement quand j’étais étudiante, mais je ne sais pas ce que c’est cette vie-là et, comme en même temps ça m’intéresse beaucoup, je pense que le décalage poétique ou humoristique, que le ton que j’adopte me permet d’aborder les questions humaines dans un sens plus large que de faire un film vraiment militant ou social. Surveiller les tortues est un film 100% sur le rapport de classes, mais ce n’est pas un film social ni même militant.

C. : C’est la même chose lorsque tu montres le travail à la chaîne, ça reste poétique.
I. R. : Oui, mais c’est aussi une manière de montrer l’individu. La machine est quelque chose de très photogénique. L’usine aussi. J’ai filmé longuement les machines, le rythme, le mouvement et puis, on arrive à l’individu, une toute petite personne qui est là et qui fait tout le temps le même geste. J’ai peut-être cédé à la fascination pour la beauté des machines, une fascination qui est réelle, et à côté le maillon humain qui semble super fragile. C’est ma façon d’évoquer ce qui me préoccupe.
Lorsque je vois les films de Chaplin (attention, je prends beaucoup de précaution quand je dis ça, je suis à des millions d’années de me comparer), il est pour moi un modèle absolu. Chez Chaplin, il s’agit bien de prendre la défense d’une certaine classe sociale, mais pas comme on l’entend en général, presque à l’inverse. Il y a une ironie et en même temps une incroyable humanité.

C. : Comment as-tu fait ton choix des lieux. L’usine de surgelés, c’est un choix étonnant, mais l’usine de poupées, c’est carrément surréaliste.
I. R. : Dans l’ordre donc, j’ai choisi l’usine de poissons surgelés, car j’imaginais mes deux personnages comme congelés et ils allaient se décongeler. Je voulais cette différence entre chaud et froid. On tournait en été et à l’intérieur de l’usine, on les voit avec de gros manteaux, à l’extérieur dans le jardin.
Pour l’usine de poupée, la poupée est un objet fascinant. On la retrouve dans beaucoup de films… son côté monstrueux, double etc. Ça faisait longtemps que j’avais envie de filmer une usine de poupées parce que ça raconte aussi la position de la femme, de la fille dans son rapport à son angoisse. Cette façon dont la femme peut être infantilisée dans la société. Je ne savais même pas s’il y avait encore des usines de poupées en Europe, mais finalement on a trouvé cette usine en France et les ouvrières de l’usine ont accepté de faire de la figuration. Elles ont laissé leur place aux actrices. J’ai toujours eu envie de revenir et de faire un film avec elles vraiment.

ines rabadan, realisatriceC. : En entrant dans une usine pour y faire un film, on ne se sent pas un peu coupable ?
I. R. : Il faut savoir que les gens dans l’usine nous accueillent super bien. Bien sûr que moi, en tant que cinéaste, je ressens l’écart qu’il y a entre moi parlant de ce monde et le monde tel qu’il est vraiment, la vraie vie de ces filles. C’est évident que moi, je romance ça, et si toute ma sympathie va à ces personnages-là, je suis dans une position privilégiée. Je parle d’elles, mais je ne vis pas ce qu’elles vivent. Ça, c’est un problème qui se pose à l’art en général, au discours que l’on donne sur telle ou telle chose.

C. : D’où vient cet intérêt pour les ouvriers ?
I. R. : On parle de ce qui nous anime, ce qui nous émeut… de ce qui nous touche. Moi, c’est ce rapport humain sous cet angle-là. Je suis frappée par l’injustice de l’origine sociale, par la cruauté de ce rapport. Donc mes projets tournent autour de ça : une patronne et sa bonne etc. Ça m’intéresse de voir où l’on est humain et où l’on cesse un peu de l’être dans ce rapport-là.Je viens d’une famille un peu mixte socialement, ce qui justifie un peu cette préoccupation. J’ai eu une grand-mère bonne à seize ans, et une autre grand-mère qui avait une sonnette dans sa salle à manger pour appeler la sienne. Il y a une sorte de grand écart dans ma propre famille, et je suis le résultat de ça.
Avec Belhorizon, je crois que je voulais régler mes comptes avec ma famille du côté maternel d’une manière fantasmagorique, mais je les ai quand même tués ! C’est d’ailleurs sans doute ce qui ne marchait pas avec ce film. Il est difficile de faire un film sans aimer son personnage.
Aujourd’hui je suis sortie de ça. Le problème reste un moteur, mais je me sens vraiment prête à raconter des histoires.

C. : La rencontre qui a lieu au Festival Méditerranéen interroge les cinéastes sur leur statut de femme. Est-ce que le fait d’être une femme derrière la caméra a posé un problème ?
I. R. : Les femmes cinéastes rencontrent les mêmes obstacles que les autres femmes dans la société. Personnellement, je n’ai jamais eu le sentiment de rencontrer des obstacles spécifiquement liés à ma condition de femme. Je ne crois pas avoir rencontré quelqu’un dans la chaîne des gens qui te permettent de faire un film, producteurs etc, qui était anti femme. Par contre, quand on regarde bien, il y a plein de filles dans les écoles de cinéma qui font de supers films. J’étais jury des films de l’IAD cette année, et les meilleurs films, et je le dis tout à fait objectivement, étaient faits pas les filles. Au bout du deuxième ou troisième long métrage, il n’y en a presque plus. Je pense que les femmes se dissolvent dans tout le reste, la vie familiale, la nécessité de survivre, les enfants… Les choses de la vie quotidienne prennent le pas sur les femmes pour plein de raisons qui sont héritées et en partie physiologiques. Les femmes ont le sentiment qu’elles doivent « prendre soin ». Elles sont handicapées par toutes ces choses auxquelles elles tiennent, mais aussi auxquelles la société les contraint en partie. Rien ne les aide à faire en sorte que ce sacrifice n’ait pas lieu. Le tournage qui permettrait d’aller chercher ses enfants à l’école n’existe tout simplement pas. C’est un choix difficile, sans doute plus difficile à faire pour les femmes que pour les hommes. J’ai plutôt l’impression que c’est comme ça se passe. Le racisme à l’égard des femmes tend à les cantonner à certaines choses. Etre une femme ou être d’origine espagnole, je n’ai pas l’impression que cela m’ait handicapée.

ines rabadan, qur le tournage de BelhorizonC. : Comment qualifierais-tu la particularité d’un regard féminin derrière la caméra ?
I. R. : Pour moi, le regard féminin est différent du regard masculin. Bien sûr, chaque regard est différent, c’est une évidence, mais le fait d’être une femme est une détermination très importante. Ce n’est pas un détail d’être une femme ou un homme. Cette donne-là, la réalisatrice la pondère plus ou moins. Je veux dire qu’on peut être plus ou moins une femme à la caméra, ne fut-ce que dans le choix des personnages. Quand je vois un film comme Te doy mis ojos d’Iciar Bollain sur les femmes battues, est-ce qu’un homme aurait pu réaliser ce film ?
Je ne sais pas, peut-être. On peut dire que Antonioni ou d’autres ont fait des films dans lesquels les personnages féminins étaient très riches, mais, je ne crois pas qu’un homme puisse faire un film pareil…
Il faut dire aussi qu’un certain nombre de sujets touchent plus les femmes que les hommes et sont donc moins susceptibles d’être produits puisque les hommes dominent dans le parcours qu’un film doit faire pour être produit. Je crois qu’il y a une sorte de censure inconsciente des sujets. Te doy mis ojos était déjà le résultat de tout un travail en Espagne mis en place par des femmes. De plus, toutes les petites structures sont susceptibles d’être tenues par des femmes, et tout ce qui est plus important, c’est toujours des hommes. La présidence du CNC, la présidence de la Communauté française, c’est quand même souvent des hommes, donc ça fait forcément un filtre pour certains sujets ou pour certains types d’héroïnes. Mais je répète, c’est dans le fait d’être peu touché par certaines choses. Je ne crois pas qu’il y ait une volonté consciente de mettre de côté les femmes ou les sujets qui les intéressent. Les films de copains ont encore de beaux jours devant eux. Mais quand est-ce que ça va s’arrêter ? À quand les films de copines ?

C. Le film présenté au Festival Méditerranéen Surveiller les tortues met en scène Arno. Pourquoi ce choix ?
I. R. : J’ai écrit le film pour lui en fait ! Enfin, quand j’ai écrit ce film je l’ai fait en me disant que ce serait lui. J’ai déposé le scénario chez Arno. Je ne le connaissais pas et ça lui a plu, tout simplement. Pour moi les acteurs ne sont pas forcément des gens qui font le métier d’acteur. Je ne nie pas le métier, mais le cinéma c’est avant tout des présences, des « être là ». Si la bonne présence c’est mon voisin, ça peut être tout aussi magnifique qu’avec un professionnel. Je parle pour le cinéma, pas pour le théâtre.
J’aime bien, par exemple, les réalisateurs qui jouent dans des films, avec cette distance, cette connaissance du cinéma, sans forcément l’ego de l’acteur. Ce sont des choses qui m’intéressent. On a vu des centaines de films dans lesquels il y a des amateurs magnifiques et des centaines de films dans lesquels il y a des acteurs absolument nuls. Ce qu’il faut avant tout, c’est une adéquation entre le désir de filmer une personne et l’échange que ça crée.
Sur le papier, au départ Surveiller les tortues était difficile à faire accepter. J’entendais partout : « il ne se passe rien », ou « on ne peut pas filmer des gens dans un jardin à ne rien faire »… Moi, j’étais persuadée que ça pouvait tenir la route avec ces acteurs-là. J’avais l’intuition que le poids de leurs présences donnerait une force, une existence aux personnages, à leur passé, aux difficultés de leur travail… plus la drôlerie. Arno était parfait pour donner ce poids et cet humour.

C. : Tu travailles actuellement dans un atelier avec des femmes et tu leur laisses la caméra…
I. R. : Oui ! je suis en train de finir le montage d’un film qui s’appelle Où sont les hommes ? qui a été réalisé par quatre femmes dont une vient d’un groupe de réinsertion sociale et les trois autres d’un refuge pour femmes battues. Elles ont fait un film dans mon atelier et je suis très fière de ce travail… C’est vraiment bien, et en plus, c’est drôle alors que leur vie ne l’est pas du tout. Les rencontres sont plus importantes pour moi aujourd’hui que faire à tout prix un long métrage de fiction avec tous les compromis que cela implique. Et j’ai l’impression que ça devient de pire en pire… Donc, pour l’instant, je n’en ai pas envie.
Je suis en train de produire un film expérimental qui est coproduit en France par Patric Jean. Ce sera un double portrait de patronne et femme de ménage et je ne dis pas encore en quoi il sera expérimental!

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