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Insyriated – Une famille syrienne de Philippe Van Leeuw

Publié le 07/02/2018 / Catégorie: Critique

Incontestablement le film le plus récompensé à la cérémonie des Magritte 2018, Insyriated a remporté au total 6 prix dont celui du Meilleur Film, du Meilleur scénario, de la Meilleure réalisation, de la Meilleure image, du Meilleur son ainsi que de la Meilleure musique originale.

Nous plongeant dans un huis-clos à la fois oppressant et sensible, Philippe Van Leeuw parvient avec Insyriated à transcrire l'universalité de tout conflit armé. Après nous avoir confrontés à la réalité du génocide rwandais (Le jour où Dieu est parti en voyage, 2009), le cinéaste transcende littéralement le quotidien d'une famille syrienne tandis que l'absurdité de la guerre fait rage. Il signe un film aussi perturbant que majestueux qui ne peut qu'éveiller le spectateur à sa propre humanité (que d'aucuns qualifieraient de conscience). Un huis-clos étourdissant.

Insyriated – Une famille syrienne de Philippe Van Leeuw

Avant de nous confiner à l'intérieur d'un appartement, le cinéaste ancre en une scène le contexte où il se situe. Dans la cour d'un quartier résidentiel, une certaine quiétude est mise à mal par des tirs de snippers. L'agitation prend le dessus puis laisse place au silence. Nous quittons cet espace pour découvrir un appartement derrière la fenêtre duquel se tient un homme. En un regard, Philippe Van Leeuw nous glace le sang et nous hypnotise tout à la fois. En un regard, il nous ouvre les portes de l'intimité d'un homme dont le visage et le corps fatigués, marqués par le temps et par la vie, expriment déjà l'indicible.

Nous confrontant d'abord à cet homme, le réalisateur esquisse un mouvement circulaire qui se dessine comme l'invitation à pénétrer un espace qui se révèle rapidement être un décor surréaliste face à la réalité extérieure ; un décor préservé autant que chéri, un lieu de vie aujourd'hui espace de survivance. En un mouvement, Philippe Van Leeuw nous plonge dans l'intimité d'une famille et nous place au cœur d'un troublant théâtre dont il impressionne la réalité à mesure que les personnages entrent en scène gommant, grâce à l'épure de son approche, toute notion de représentation.

Il nous rend d'abord complices d'un couple de jeunes parents. Témoins de leur amour, nous découvrons leurs craintes comme leur aspiration à s'enfuir pour Beyrouth, tout en mesurant le danger auquel ils doivent faire face. Un danger qui pèse lourdement sur eux – comme sur tous – et dont Delhani (Juliette Navis), la bonne, prend particulièrement conscience en découvrant que l'étudiant est pris pour cible par les snippers et tombe au sol. Comment réagir ? Oum Yazan (foudroyante Hiam Abbas) impose le silence. Rien n'est envisageable tant qu'il fait jour. Nous sommes dans son appartement, et elle impose la règle de faire comme si la guerre n'avait pas cours. Un combat, riche de ses paradoxes, qui se traduit dans une forme de ritualité pourtant sans cesse mise à mal. Cet appartement, c'est toute sa vie. Au cœur de celui-ci, elle est persuadée que ses enfants sont à l’abri. Mais s'ils ont tenu jusque-là, est-ce encore possible ? Rien n'est moins sûr…



 Additionnant les points de vue de personnages habilement caractérisés sur la réalité qu'ils sont en train de vivre, Philippe Van Leeuw nous conduit à avoir le recul qu'il leur est impossible d'envisager sur leur propre situation. Le silence du patriarche se veut éloquent tout comme la naïveté préservée autant que possible des plus jeunes enfants. Se muant parallèlement en un portrait de trois générations de femmes, le film offre à Oum Yazan (véritable matriarche) un rôle d'autant plus central qu'elle fait littéralement corps avec l'appartement, les murs deviennent les vaisseaux.

La simplicité apparente de l'approche est gage de la pleine maîtrise du réalisateur à transcender à la fois la réalité du contexte où se situe l'action et celle, plurielle et pourtant identique, des personnages. Parvenant à excacerber le ressenti de tous, à travers l'addition mais aussi la confrontation des points de vue, Philippe Van Leeuw nous conduit à vivre une pleine sensation d'étouffement qu'il ponctue néanmoins de respirations ; à vivre ce que nous refusons de voir dès lors que (heureusement) nous y échappons. Foudroyant, certes, mais éclatant.

 

Nicolas Gilson

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