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Interview d’Alessandro Comodin L’été de Giacomo

Publié le 15/05/2012 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

C’est au FIFF que nous avions découvert L’été de Giacomo avec émerveillement. Alors que Le P’tit Ciné, avec Filmer à tout prix, programmait le film à Bruxelles, à l’Arenberg jusqu’à sa fermeture (désespérante) et que d’autres projections devraient avoir lieu en Wallonie, nous avons rencontré Alessandro Comodin à Bruxelles où il était de passage pour présenter son film. Ce fut une longue discussion en plein air, sous les volutes de nos cigarettes, à bâtons rompus… Où il est fait mention de Pasolini, du numérique, du documentaire et de la fiction, du présent, du passé, de l’Italie et du Frioul, de la marche, de la chasse, de la traque … À votre tour de vous perdre, donc.

DE L’APPRENTISSAGE ET DE QUELQUES DÉBOIRES (et de la découverte d’une méthode)

Cinergie : L’été de Giacomo est ton premier film ?
Alessandro Comodin
 : Après mon film de fin d’étude à l’INSAS, Jagfieber (La fièvre de la chasse), c’est mon premier long métrage. Je n’étais pas forcément parti pour faire un long, mais pour faire un film. Je ne savais pas quoi... Bien évidemment, je voulais en faire un parce que je trouve que les courts métrages ne servent à rien (rires)... Faire un court métrage pour faire un court métrage, c’est une démarche un peu bizarre, je trouve. C'est-à-dire que les gens le considèrent comme une carte de visite pour faire autre chose, alors que c’est un film, tout court (rires).
Jagfieber aurait pu être plus long d’une dizaine de minutes. Cela aurait été plus intéressant de se perdre vraiment avec les chasseurs dans les bois... On n’a pas le temps de rentrer vraiment dans cette ambiance, on met quelques minutes pour y être. Il n’y a pas cette dimension de recherche, presque de souffrance, qui est fondamentale dans la chasse. Je trouve que ça va vite, j’aurais aimé que ce soit un peu plus long. Mais le film s’est fait dans un cadre d’école, et puis ça ne s’est pas super bien passé, je l’ai fini tout seul, dans mon coin, contre tous les profs…

C. : Quel était le problème ?photo du réalisateur Alessandro Comodin
A.C. : C’était le cadre scolaire. Mais c’est vrai que j’ai emmerdé un peu tout le monde avec ce film (rires). Je n’ai suivi aucun conseil, si ce n’est ceux d’Eric Pauwels, qui m’a toujours poussé en me disant « vas-y, vas-y ». Aucun des profs n’était d’accord. Mais c’était bien (rires) ! Et puis c’est ce que j’aime, faire ce que je veux, moi, sans ordre établi à l’avance. L’été de Giacomo, on l’a commencé avec notre petite asbl. On n’y connaissait rien en production, mais on s’est dit « On s’en fout, on y va » et on y est allé. Ça aussi, c’est beau, je trouve, d’arriver à Locarno avec Les Films Nus, une asbl d’ex-étudiants qui n’y connaissaient pas grand-chose en production. On est juste nous-mêmes, libres, et ça c’est un orgueil. Et moi, je veux continuer comme ça, à tourner avec mes copains.

C. : Mais à quoi tenais-tu tant sur ton court métrage ?
A.C. : J’avais trouvé un truc qui m’intéressait vraiment et me plaisait, une forme assez originale, disons, qui m’appartenait, cette recherche, cet entêtement dans les images, les longs plans séquences, le montage, créer une histoire à partir d’un matériel complètement brut, degré zéro du documentaire… Je ne demandais rien aux chasseurs, j’étais juste là à capter ce qui se passait, comme si c’était une danse, je partageais avec eux le moment, mais je n’avais rien fait. Il y avait une mise en scène établie par les règles de la chasse, j’étais là, et je filmais. C’était tout simple, c’était une captation. Au montage, je me suis retrouvé avec de longs plans séquences et j’ai pu créer une histoire presque de fiction avec du matériel complètement brut où le spectateur est plongé pour de vrai dans une narration. Et cette expérience m’avait vraiment beaucoup plu. L’écriture du montage devenait du coup complètement indispensable et très inventive.L’été de Giacomo procède de la même démarche.

OÙ LE RÉEL S’EN MÊLE (d’une idée de film au film lui-même)

C. : Quelle est la genèse de ton projet ?
A.C. : Au départ, c’est un documentaire sur Giacomo et puis, au fil du tournage qui a duré deux ans, c’est devenu un film avec Giacomo. Giacomo est un copain, c’est le petit frère de mon meilleur ami en Italie et il est sourd depuis peu après sa naissance. Il allait avoir 18 ans et il m'a dit « Ecoute, j’ai décidé de faire une opération ». C’est une opération chirurgicale assez lourde, ça s’appelle un implant cochléaire. Il m’en parlait comme d’une sorte de miracle. Avec cette opération, il croyait qu’il allait vraiment entendre, être comme les autres. Je trouvais son histoire très touchante. Surtout que d’ordinaire, ce sont des opérations décidées très tôt, par les parents, quand l’enfant a 2 ans. Lui, à 18 ans, il a décidé qu’il allait le faire. Je l'ai suivi, sans savoir vraiment ce qui me touchait dans son histoire. Le long temps de tournage a été un long temps d’écriture. J’avais au départ quelques notes d’intentions et j’ai tourné. En gros, l’idée était de faire un parallèle entre deux supports, le numérique et la pellicule. Le numérique aurait couvert tout le processus d’apprentissage du son de Giacomo. Après l’opération, Giacomo a eu une longue période de rééducation où il allait deux ou trois fois par semaine voir une orthophoniste qui se cachait la bouche pour qu’il ne puisse pas lire sur ses lèvres et qui prononçait des mots, des phrases que Giacomo devait répéter. C’était très intéressant. J’avais trouvé une place assez inventive où j’écrivais des mots pour l’orthophoniste qui faisaient écho avec l’autre support, la pellicule. J’avais décidé faire une sorte de parallèle entre un été hypothétique qui aurait précédé cette opération, sans forcément le dire, et ces images documentaires, brutes, son apprentissage du son. Et je voulais les mettre en relation. C’était ça le projet initial.

C. : Tu souhaitais filmer la naissance de Giacomo à un autre monde ?
A.C. : C’est ça, il y avait une idée de métamorphose.Dans mon dossier, je parlais des Métamorphoses d’Ovide, de tout l’aspect très sensoriel de la langue. Et puis, Giacomo a un esprit très imagé, une culture très catholique, il est très croyant. Cela faisait écho avec l’aspect plus imaginaire de la fable. Il y avait le côté un peu miraculeux, religieux de l’opération et un côté totalement laïc, venu des contes, de la mythologie, quelque chose de païen. J’ai tout tourné. J’avais deux matières totalement différentes que je voulais faire dialoguer. Mais en revenant de mon dernier tournage, en pellicule, mon sentiment - sans voir les images parce qu’on a mis du temps à trouver l’argent pour pouvoir les développer (rires)-, mon sentiment, c’était que le film aurait pu être une longue ballade au fleuve et seulement ça. Cette matière entre guillemets « médicale », de son processus d’apprentissage, était très intéressante, mais elle aurait demandé une trop grande manipulation de ma part. L’apprentissage de Giacomo ne s’est pas fait en ligne droite. Au tout début, il pouvait parfois entendre des mots, et c’était génial ! Mais six mois plus tard, quand il était sensé les comprendre, il n’y arrivait plus. Peut-être tout simplement parce qu’il n’était pas attentif, ou qu’il était fatigué, je ne sais pas. Mais du coup, c’était une matière très contradictoire. Et puis, même si j’avais trouvé une forme qui me plaisait beaucoup, ce serait devenu un film beaucoup plus centré sur la surdité, un peu moins évocateur. Si j’avais commencé mon film par une séance d’orthophonie, où Giacomo essaie de répéter des mots qu’il n’entend pas, etc., le spectateur aurait d’emblée axé le film sur la surdité. On a décidé au montage de rester beaucoup plus ouvert, de laisser au spectateur beaucoup plus de place pour voir ce qu’il désirait, de prendre les éléments qui pouvaient directement l’interpeller. C’est ce que je préfère. Dans L’été de Giacomo, le spectateur a le champ libre pour trouver du sens lui-même. Parler de l’opération, de l’apprentissage, cela aurait amené plein d’autres pistes... Et je voulais qu’on soit avec lui tout simplement. Le film est devenu un film avec lui, où l’on partage des moments ensemble.

C. : Mais le film s’ouvre sur Giacomo qui joue de la batterie et l’on voit son appareil.
A.C. : Pour moi, le film pourrait, devrait commencer après le titre, c'est-à-dire au moment de la balade. Mais j’ai eu plusieurs échos de personnes qui ne connaissaient pas du tout l’histoire et qui se posaient alors la question de savoir s’il n’était pas débile mental, s’il n’avait pas un autre problème que celui de la surdité. Et je ne voulais pas créer cette confusion-là. C’est le seul plan dans tout le film où je raconte quelque chose, où j’indique que le type dont on parle est sourd. Et basta.

C. : Les images que tu nous montres datent de quand ?
A.C. : L’aventure du film a duré deux ans et demi. On a tourné pendant un an et demi, en petites tranches. D’abord, avant l’opération, le premier été, en 2009, pendant quatre semaines. Ensuite, j’y suis allé six fois deux semaines pour filmer l’opération et l’orthophonie. J’ai accompagné la famille dans ce truc important pour eux. Et puis on a tourné six semaines pendant l’été 2010. La seule image qui appartient au premier tournage, c’est le premier plan, celui de la batterie. Le reste a été tourné pendant l’été 2010 en deux semaines. Et tout le reste, on l’a jeté.

FILMER L’ÉPAISSEUR DU PRÉSENT (la traque, le cinéma documentaire et la fiction)

C. : Du passage de Giacomo du monde du silence au monde du bruit, il n’en reste plus rien, donc.
A.C. : Non. Mais il en reste le sentiment, ce sentiment de passage, je crois, entre le passé et le présent. Des images du présent donnent l’impression d’être des souvenirs. Et ça, pour moi, c’est parfait, c’est tout ce que j’aime au cinéma. Quand on filme le présent, il y a, dans une réalité très prosaïque qu’on connaît, des traces du passé, des choses qui appartiennent à l’imaginaire et au souvenir, des histoires entre les lignes. Et c’est la puissance du cinéma documentaire, et du cinéma tout court, de mettre à jour cette profondeur-là.

C. : Dans ton cinéma, on a le sentiment en effet que tu traques le moment où quelque chose d’un monde sauvage, ancestral, vient se déposer dans le présent et rompre l’ordre social.
A.C. : En tout cas, ce n’est pas rationnel. Tout ce que je fais, c’est du ressenti. Mais oui, c’est une traque et une partie très importante de la traque, c’est l’attente. On va vers quelque chose, on ne sait pas quoi, où, mais on le cherche et on a la patience d’attendre ce moment. En gros, le scénario, c’était une liste d’endroits où l’on mettait Giacomo et Stefania et on voyait ce qui allait se passer. Et c’est génial parce que cette recherche, cet entêtement donne des choses que, forcément, je n’avais pas du tout attendues, mais qu’inconsciemment, je cherchais. Et tout le film part de bribes de choses que le réel m’a données. Giacomo n’était jamais monté sur le porte-bagages d’un vélo, il n’avait jamais mis les pieds dans la boue, et le voir faire tout ça pour la première fois - et c’était vraiment la première fois - c’était vraiment un bonheur énorme. Je revivais avec lui des choses, je redécouvrais ces endroits-là, qui sont les endroits de ma jeunesse. Cesare Pavese disait dans une nouvelle, qu’on ne voit jamais les choses la première fois, mais qu’on les voit toujours la deuxième fois. On découvre les choses en même temps qu’on s’en souvient. C’est très vrai pour moi, et dans le film, c’était exactement ça. Je cherchais à redécouvrir des choses à propos de moi (rires).

C. : Au fleuve, il y a une séquence où la caméra est dans l’eau : on est complètement immergé avec eux. Est-ce que c’est ça pour toi, faire du cinéma documentaire, s’immerger dans un instant ?
photo du film l'été de Giacomo d'Alessandro ComodinA.C. : Je ne sais pas ce qu’est le cinéma documentaire, mais pour moi, c’est ça, oui. Et puis c’est tellement beau que la caméra vibre avec eux. C’était indispensable pour moi de les filmer, de les cadrer, d’avoir la caméra dans l’œil… S’ils vont se baigner, on va avec eux et puis voilà (rires). On a pris des risques d’ailleurs. On est monté sur les manèges, on s’est sanglé avec des cordes pour ne pas faire tomber la caméra. Et quand ils dansent, on était comme des fous sur la piste, on filmait les jeunes et on dansait au même rythme. C’était indispensable d’être avec eux. Je n’ai pas une formation de cadreur, pour moi, il s’agit juste de ressentir. Grâce à cette démarche-là, le réel peut nous donner des choses auxquelles on ne s’attendait pas. C’est en allant avec eux dans des endroits, en restant avec eux, en vivant avec eux, que des petites choses deviennent très importantes. C’est génial ! C’était comme une transe de les filmer. Tourner en 16 mm était parfait pour ça. En numérique, cela n’aurait pas été beau. Mais au-delà de ça, les contraintes de la pellicule nous mettaient dans une transe qu’on leur transmettait. Dès qu’il y avait le clap, il fallait y aller. Je lui disais « Ne regarde pas la caméra, il faut y aller, fonce ». Et on y allait. Cette contrainte-là, elle m’est indispensable. Et du coup, il y a cet irrationnel, cette urgence, cette transe avec la pellicule.

C. : À Namur, on m’a dit que tu ne savais pas dans quelle catégorie présenter ton film, en documentaire ou en fiction. Qu’est-ce qui pourrait pour toi faire la différence ?
A.C. : Je ne sais pas vraiment, mais en tout cas, je m’en fous un peu des catégories. Les catégories sont juste là pour pouvoir comptabiliser l’argent et mettre les films dans des cases. Du coup, ça crée des discours qui n’ont pas lieu d’être. J’ai monté le film comme si c’était une fiction. Je n’ai pas cherché à faire un truc ou l’autre, je voulais faire un film. Mais la démarche est documentaire. Je n’ai pas écrit une histoire, un scénario, des dialogues. Tout est improvisé, je traque et il y a une liberté énorme qui est celle du documentaire. Peut-être que la différence, c’est qu’avec le documentaire, c’est moi qui vais vers un personnage, et dans la fiction, c’est le personnage qui vient vers moi.

C. : Au-delà de son histoire, qu’est-ce qui t’a fait aller vers Giacomo ?
A.C. : Je me suis vu en lui, il me rappelle ma jeunesse. J’étais aussi maladroit. Les filles, j’avais envie de les embrasser, mais je n’y arrivais pas, du coup je sortais des énormités, des trucs stupides (rires) juste pour combler un peu le vide. Et puis, j’avais moi aussi un problème avec cet endroit. À son âge, je suis parti vivre ailleurs. Maintenant, ça va, mais c’était violent… Pendant quatre ou cinq ans, je ne voulais pas revenir en Italie. J’ai fait un an d’études à Bologne, puis je suis parti en Erasmus, à Paris 8 et je ne suis pas revenu. Tout ce qu’on ne voit pas, le off, le hors champ, c’est des lieux que je déteste. C’est le Nord est de l’Italie, à mi-chemin entre Venise et Trieste, c’est des non-lieux avec des zones industrielles, c’est vide, c’est pas beau, il n’y a rien, aucun lien social. Autrefois, il y avait l’église, maintenant ce sont des grands centres commerciaux. Les jeunes s’ennuient à mort. Ça n’a pas été facile de revenir dans mon passé, vivre chez mes parents… Mais comme c’est mon endroit, je suis très violent. Après, quand on filme, que c’est beau, qu’on est avec Giacomo, perdu dans la forêt, même si c’est à 500 mètres de chez moi, on est complètement libre. En revoyant les images, je me suis dit « C’est ça l’histoire », ce n’était pas tout le reste que j’avais filmé, des choses dures, le rapport de Giacomo à sa mère qui est un rapport bizarre, un peu incestueux, très tendre mais lourd de sens… J’avais fait de longs travellings sur la campagne, sur ces petites entreprises, sur ces champs vides, je voulais parler de ces non-lieux. Et finalement, ce que j’ai voulu vraiment garder de tout ça, c’était cette idylle-là, cette sensualité-là, qui dépasse tout.

C. : Tout ce qui te touche alors dans ce lieu de ton enfance, c’est ce qui est inhabité ?
A.C. : Oui, tout à fait, où j’étais seul, où je pouvais rêver d’histoires… Depuis que je suis jeune, poussé par mes parents, j’ai toujours voulu quitter cet endroit. En Giacomo, j’ai senti cet élan-là. Quand il m’a annoncé qu’il allait se faire opérer, j’ai senti ce désir de changement, « Allez, j’y vais, je fais ce que je veux, je suis sourd, mais je m’en fous, je veux entendre », un élan un peu dionysiaque, violent même. Quand on lui a donné la batterie, il n’en avait jamais fait, et il a commencé à taper, à crier comme un fou… Il y a une rage en lui qui vient de son handicap, du fait d’être exclu et qui fait écho en moi avec ce que j’ai pu être, adolescent, dans cet endroit, un désir de s’échapper, de vivre vraiment.

GIACOMO, STEFIE ET BARBARA (et les filmer)
C. : D’autant que Giacomo a une vraie forme d’innocence, il est très libre.
A.C. : On a mis du temps à trouver la bonne distance, la bonne façon de cadrer, les bons mots pour lui expliquer ce qu’on allait faire. Mais on était 4 quand même sur le tournage et c’était des scènes assez intimes. Le premier été, d’ailleurs, on ne savait pas quoi faire, je me mettais loin, je faisais des cadres fixes... Et puis je lui ai dit « Il faut que tu te lâches ». Il était beaucoup dans le contrôle, il a toujours peur de dire un mot de travers. Là, il nous a offert des moments que difficilement, une personne entendante pourrait offrir.

C. : Tu filmes des rapports de Giacomo et de Stefania très différents à la caméra.
A.C. : Stefania jouait beaucoup plus, elle était tellement consciente de son corps et de son langage qu’elle était toujours attentive, mais elle se laissait aller parfois à des moments de tendresse envers Giacomo ou des sourires. Surtout, à un moment, un accident à la toute fin du film a fait que Stefania s’est laissé aller. Ils jouaient avec la boue, elle en a reçu plein les yeux, et elle n’y voyait vraiment plus rien. Elle a eu vraiment peur de devenir aveugle. On a arrêté le tournage et puis elle était comme illuminée, on a décidé de recommencer à tourner. Ça a donné ce long plan sur son visage où ils discutent de petites choses et où, pour la première fois je pense, elle se laisse aller pour de vrai. Parfois, quand je revois le film, je me demande si ce n’est pas aussi un film sur ma sœur. Giacomo est très présent, mais elle aussi, comme en négatif. C’est aussi un film sur elle, je crois, sur sa jeunesse. On me dit parfois que Stefania est monocorde, qu’on voit qu’elle a été manipulée parce qu’elle était une complice sur le tournage. Je ne suis pas du tout d’accord. Si on fait bien attention, il y a des gestes, des expressions, des moments où Stefania est totalement là, pas juste pour emmener Giacomo au fleuve mais là, vraiment, avec lui.

C. : Outre la scène où ils dansent tous les deux, l’autre scène de la batterie le raconte bien.
A.C. : Ah oui, c’est un moment très fort, un vrai moment de folie de Giacomo. On ne s’attendait pas à ça, et puis il y a eu cette scène de jalousie qu’il lui fait parce qu’elle sortait avec plein de mecs en même temps... Lui aussi a compris que, quelque part, il fallait la brusquer.

C. : La fin de ton film laisse un grand sentiment de nostalgie.
A.C. : Je suis convaincu qu’on avait besoin d’un épilogue, on ne pouvait pas en rester là, avec l’histoire avec Stefania. Si tout a été tourné au même temps, c’est fou de voir comment Giacomo pouvait se comporter avec sa copine, l’embrasser, lui rouler des pelles comme ça, d’une façon très exhibitionniste, presque pornographique. En même temps, le ressenti que moi que j’en avais, c’est que c’était d’une froideur, d’une tristesse bien loin du simple désir qui passait avec Stefania. Du coup, filmer le désir était beaucoup plus cinématographique que filmer l’amour en tant que tel, l’amour comme on le définit. C’est ça aussi qui donne le sentiment d’un passage à autre chose…

C. : Finalement, ce que tu décris de Giacomo et Barbara, ce sont des gestes très codés. Alors on peut se poser la question de savoir s’il s’agit d’un rapport à l’âge, au temps, ou d’un rapport au monde, à l’ordre social ?
A.C. : Humm (soupirs…) Je ne sais pas du tout (rires). Mais je ne connaissais pas Barbara, ils se sont vus deux fois pendant le tournage, et on a tourné deux après-midi avec elle. J’avais très peu de matières, je ne pouvais pas m’approcher d’elle de la même façon. Je me suis mis à sept mètres de distance, j’ai mis une longue focale, j’ai fait des cadres fixes… On suit très doucement ce qui se passe, leurs moindres gestes, mais d’une façon très distanciée. Je ne pouvais pas la filmer autrement. Evidemment, cela prend un sens différent. Je n’ai pas voulu parler d’ordre social, mais il y a un peu de ça. Giacomo a passé 18 ans à désirer être comme les autres, à désirer des filles sans se le permettre parce qu’il était sourd, différent, que tout le monde se moquait de lui dans ce petit village. Et maintenant qu’il est grand, qu’il s’est fait opérer, qu’il se sent autorisé à avoir une copine, à faire l’amour avec elle, et bien, c’est pas la joie (rires !). Je trouve que ça résume beaucoup de choses que nous pouvons tous vivre. Pour moi, avec Barbara, on revient à la réalité et tout le reste a le statut du souvenir, de l’idylle, libre, un peu dionysiaque. On redescend sur terre, on revient à l’ordre, oui, comme tu dis. Quand on a filmé cette séquence au fleuve, c’était deux trois mètres plus bas, il y avait des cailloux, la lumière est très froide parce qu’il y avait eu un orage la veille… L’usage de la longue focale, notre façon d’avoir une pudeur vis-à-vis d’elle, tout cela joue, effectivement, pour créer une redescente à l’ordre, oui, c’est vrai.

C. : Mais on ne retombe pas dans les bras de n’importe qui. Barbara est très belle dans sa solidité.
A.C. : Oui, c’est un bout de pierre, Barbara, un rocher. Elle ne parle pas beaucoup, mais elle peut sortir des trucs immenses comme sa lettre. Je ne savais pas ce qu’il y avait dans cette lettre, on est tombé dessus par hasard parce que Giacomo la lisait avec elle, on ne savait pas ce qui s’était passé entre eux et puis il s’est mis à pleurer, elle l’a rassuré, etc. On a pensé qu’ils s’étaient quittés. J’ai demandé à Barbara si elle voulait bien la lire sans savoir ce qu’il y avait dedans. Et elle a dit « Oui, bien sûr », ce que moi, si j’avais personnellement écrit une lettre pareille, je n’aurais pas fait. C’est totalement personnel, on n’a pas forcément le courage, mais elle, oui. À côté de ça, elle ne dit pas grand-chose, elle est juste là. Et puis, elle a un visage un peu dur, qui ne sourit pas beaucoup, un peu timide. Mais elle a une force énorme.

photo du film l'été de Giacomo d'Alessandro Comodin

DE LA POESIE AU CINEMA EN PASSANT PAR PASOLINI

C. : Comment est venu en toi le désir de cinéma ?
A. C. : Je ne sais pas. Dans ma région, il n’y avait pas de cinéma, je n’y connaissais rien. Mon premier film de Godard, je l’ai vu à 20 ans, quand j’étais à l’université quoi. Mais je me souviens, au lycée, il y avait un cours de vidéo et, très vite, j’ai pris le rôle du mec qui filmait tout ce qui se passait. À la fin du lycée, ils nous demandaient de faire un travail multimédia, un truc dégueulasse évidemment, et moi, j’ai fait un film, au même endroit, au fleuve et je lisais les poèmes de Pasolini en frioulan. Je crois qu’il y a beaucoup de ça aussi dans mon film. J’étais très touché qu’il écrive dans ma langue et surtout par cet aspect très mythologique qui est dans l’œuvre de Pasolini. Déjà, dans ses poèmes, des poèmes de jeunesse, il décrivait des jeunes qui se baignaient dans le fleuve comme si c’était Narcisse ou Pan, comme des personnages de la mythologie grecque. C’est peut-être ça qui m’a donné envie de continuer, qui m’a parlé d’une façon cinématographique pour la première fois. Ce sont des poèmes (rires)… une manière d’habiter le présent très ordinaire, très prosaïque, mais qui rappelle des choses qui appartiennent à la collectivité, au sacré, à une conscience collective beaucoup plus large qu’on peut tous partager. Ces poèmes sont très sensoriels. La langue aussi est sensuelle dans ses sons, dans ses langues. Je me souviens de mes études au lycée où j’ai fait du grec, du latin. Je n’étais pas forcément un bon élève, mais ce que j’adorais sentir, c’était comment ces histoires, ces phrases, même dans une langue complètement désuète, pouvaient me parler physiquement, à moi. C’est ce qui me donne envie à moi de continuer à faire du cinéma. 

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