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Jean-Christophe Berjon, délégué général de la Semaine Internationale de la Critique

Publié le 06/06/2008 par Katia Bayer / Catégorie: Entrevue

À Cannes, l’Espace Miramar accueille la programmation de la Semaine Internationale de la Critique. Une bande délurée de critiques français y projette, dans une ambiance informelle et ludique, des courts et longs métrages, après la présentation de sa bande-annonce synthétisée par « le nouveau souffle du cinéma ». Cette année, trois (quasi quatre) longs métrages belges faisaient partie de la sélection de la Semaine. Rencontre avec Jean-Christophe Berjon, incorrigible mangeur de bonbons, piqueur de spatules mais aussi délégué général de la manifestation.

Cinergie : Dans quelles circonstances la Semaine Internationale de la Critique est-elle apparue, en 1962 ?
Jean-Christophe Berjon : Historiquement, jusqu’en 1961, la compétition officielle était noyée dans de l’académisme. Les films venant de l’étranger étaient sélectionnés par les pays et non par le festival. Il n’y avait donc que des cinéastes officiels alors que dans un certain nombre de pays, les cinéastes beaucoup plus intéressants ne sont pas ceux-là. D’autre part, à l’époque, c’était important de n’avoir qu’un plateau de stars et de maîtres reconnus, contrairement à aujourd’hui. Les premiers films n’étaient pas branchés, ne faisaient pas tendance. Maintenant, tout le monde se prévaut d’avoir révélé des cinéastes mais à l’époque, ce n’était pas le cas : les premiers films ne retenaient pas l’attention.

Du coup, le festival officiel a poussé les critiques français à s’y intéresser en leur disant : « puisque vous fréquentez de nombreux festivals, vous pourriez sélectionner des films un peu plus casse-gueule dans ce que vous voyez, et surtout les jeunes cinéastes dont ce n’est pas notre vocation de montrer. » Ainsi est née la Semaine de la Critique, une émanation du Syndicat français de la critique de cinéma, avec la bénédiction de la part de la Sélection officielle. Nous sommes là pour révéler et explorer ce qui se passe dans la jeune création, pour lancer les cinéastes et les pousser vers la lumière.

C. : Pourquoi les réalisateurs de demain devraient-ils être identifiés par les journalistes ?
J-C. B. : À la Semaine, tous les sélectionneurs sont des critiques de cinéma. Notre mission est de prolonger ce qu’on fait toute l’année en tant que critique de cinéma. C’est-à-dire ? Amener les spectateurs à voir des films fragiles et différents qu’ils n’iraient pas voir par eux-mêmes parce qu’ils ne sont pas associés à un budget de communication important et à une affiche attirant l’œil. Dire « ça, c’est bien et ça, pas », c’est un peu désuet comme vision : on n’est pas là pour mettre des notes. On est là pour aider à montrer du meilleur cinéma ou un autre cinéma. À Cannes, rendez-vous de la profession mondiale, on peut aider des films, sensibiliser la presse à leur égard, et même leur permettre de trouver des distributeurs, et d’exister dans d’autres pays. Notre mission de critique revêt une intensité et un enjeu extraordinaires.C’est très excitant d’essayer d’amener le public à aller voir autre chose, de lui dire : «  ce petit film allemand, belge flamand ou argentin va vous toucher et vous amuser. Vous allez prendre du plaisir, même plus que pour un film à grand succès. Soyez curieux. On l’a été pour vous.  On a regardé 150 trucs, on vous en montre 10 à l’arrivée. Venez les voir. »

 

entretien Jean-christophe Berjon

C. : De nombreux cinéastes ont commencé à la Semaine avant d’être invités dans d’autres sections. Celà doit être rassurant de réaliser qu'on a été intuitif...
J-C. B. : Oui. Cette année, c’est frappant. On avait sélectionné le premier long métrage de Thomas Clay, il y a 3 ans. Cette année, il revient à Cannes, dans Un certain Regard, avec son deuxième film, Soi cowboy. Dans les films français en compétition, deux réalisateurs sur trois sont passés par chez nous : Arnaud Desplechin et Philippe Garrel. Idem pour Bertrand Bonello, Jean-Marie Straub, Robert Kramer et Jerzy Skolimowski à la Quinzaine. Il y a deux ans, c’était fou ! Wong Kar-wai (Président du jury), Ken Loach (Palme d’or), Alejandro González Iñárritu (grand prix de la mise en scène), … : tous étaient nés à la Semaine de la Critique !


C. : Comment se passe votre travail ?
J-C. B. : Il y a six personnes pour le long métrage et trois pour le court métrage. Au début, c’est très organisé, très précis, on fait le point toutes les 2-3 semaines et à la fin, c’est la folie, on se réunit presque tous les jours. Cette année, on délibérait autour du 10 avril. Trois semaines avant, on avait bien moins de films que d’habitude. Je croyais que la Semaine avait une cote montante. Que s'était-il passé ? En réalité, une masse de films est arrivée à la dernière minute. On s’est retrouvé à voir dix films par jour, tous les jours de la semaine. Pendant cette période-là, il n’y a pas vraiment de week-end et les nuits se résument à 3-4 heures. Résultat : on craquait, on bouffait énormément de bonbons et de gâteaux, pendant la sélection ! C’est phénoménal !

 

C. : Le journalisme peut s’accompagner de frustrations, de limites diverses. Est-ce qu’en devenant sélectionneur, on se fait plaisir ?
J-C. B. : Oui, c’est un petit plaisir qui coûte cher, à tous points de vue. On est nombreux à être bénévoles. Economiquement parlant, on y perd en sélectionnant les films parce qu’on ne travaille pas pendant ce temps-là. Et point de vue santé, énergie, ça vous bouffe énormément. En même temps, c’est très flatteur de faire ce travail. En tant que critique, on arrive en bout de chaîne, on se met en position du donneur de leçon mais une fois que la messe est dite. À la Semaine, on a une responsabilité tout à fait différente. On voit des films dont on ne sait rien : les réalisateurs n’ont rien fait avant, les acteurs sont inconnus, il n’y a pas de dossier de presse. On sélectionne sur le nez.

 

C. : Avant chaque film, vous  projetez un court métrage. Pourquoi vous intéressez-vous à ce format ?
J-C. B. :
Cannes est un festival où on s’intéresse peu au court métrage. Dans les autres sections, on trouve des programmes de courts mais ils restent en marge des longs, mis à part la Cinéfondation. En compétition, il n’y a qu’une séance de courts soit 1/60èmedes films présentés. À la Quinzaine, il y a deux programmes de courts sur vingt-deux longs. Nous, on a eu l’idée de piéger les gens : ils viennent voir un long, vite, on leur montre un court avant ! À la Semaine, on révèle des jeunes cinéastes. Le court est en général la première étape donc il est logique de montrer ce format. Au départ, on associait seulement des courts aux sept films en compétition. Par la suite, puisque notre volonté était d’imposer un court avant un long, on en a profité : on a mis du court avant les films d’ouverture et de clôture et les séances spéciales.

Pour les réalisateurs, la projection de leurs courts à Cannes peut faire office de petite fenêtre de lancement. Pourquoi petite ? On ne peut montrer qu’une ou deux fois leurs films. On est loin des six ou sept projections des films en compétition qui sont très structurées et très bien accompagnées. Il n’empêche que c’est quand même une fenêtre positive. Si on peut aider les réalisateurs sélectionnés à avoir une ligne dans leur C.V. et à trouver des financements pour la suite, on est content. Au-delà de révéler des auteurs, on a envie de les soutenir.

 

C. : Comme critique, quel regard portes-tu sur la profession française ?
J-C. B. : J’ai assez peur de penser qu’elle n’a pas assez évolué dans ce qui me gêne chez elle : des esprits de chapelle, des querelles de clochers. La critique française a énormément souffert de la guerre stérile, toujours d’actualité, entre Positif et les Cahiers. Ce conflit ne sert à rien et ne nous fait pas avancer.

 

C. : Et vous, vous subissez ce conflit ?
J-C. B. : Clairement, on le subit. Si on veut vraiment se positionner comme on est, c’est-à-dire comme une structure confraternelle de la critique de cinéma, il ne peut pas y avoir une chapelle contre une autre. On n’est pas des millions de critiques. On est à peine des centaines, mais on ne peut même pas nous réunir : c’est impossible. Avant de me retrouver à la Semaine, je dirigeais un ouvrage collectif, « L’annuel du cinéma », dans lequel j’invitais des ténors de la presse à tirer des bilans sur l’année écoulée, sur tout ce qui s’était passé en France dans le cinéma. J’ai eu des gens des Cahiers, des Inrocks, de Première, de Positif, …mais en en faisant bien en sorte qu’ils n’aient pas de contact entre eux !

Moscow BelgiumC. : Est-ce qu'à travers la Semaine, vous n'essayez pas de créer un esprit collectif dans un secteur profondément individualiste ?
J-C. B. : Exactement. C’est vraiment l’esprit collectif, la famille, ici. On échange, on débat, on n’est pas d’accord, on argumente. De là, naît l’enrichissement, le positionnement d’idées. On est dans le confraternel. Ça nous change.

 

C. : On pourrait parler de votre sélection. Cette année, de petites touches belges émaillent votre programmation…
J-C. B. : Il y a une vraie tradition belge à la Semaine. À peu près tous les ans, on a des films belges. Cette année, ça a été impressionnant. On a adoré Eldorado, on l’a voulu mais il est parti à la Quinzaine. Après quoi, est arrivé Moscow, Belgium qui nous a fort emballé.

Ce film s’approche de la comédie sociale mais ce n’est pas pour autant le film de prolos à l’anglaise. Les personnages sont des écorchés, plutôt des perdants, pas glamours pour un sou; le film contient de la vérité, de l’émotion, de la justesse, de la tendresse et de la sincérité.

Puis, il y a eu Rumba. Je m’en voulais de n’avoir pas pu présenter L’Iceberg parce que c’était un film que j'avais adoré. J’ai une grande tendresse pour le travail d’Abel et Gordon, un respect fou pour leurs qualités et leurs talents. Cette année, on a eu un coup de cœur général pour leur second long métrage. Rumba est un truc tellement inclassable, tellement pur dans ce qu’il prétend être et dans ce qu’il réussit à être c’est-à-dire un héritage direct de Tati et de Pierre Etaix. Il a un sens, une audace, un culot, une maîtrise formelle. Il offre de la chorégraphie et de l’inventivité à chaque plan. Dans ce film, on est dans le burlesque comique, dans l’efficacité du gag en permanence. C’est de l’orfèvrerie : si le pied est ici au lieu d’être là, le gag ne marche pas. On trouve aussi de l’émotion : le film a quelque chose de beaucoup plus attendrissant et de troublant même. C’est réjouissant et incroyable. Chapeau ! Et puis, il y a Home d’Ursula Meier. C’est un film concept, étrange. Je ne sais pas ce que c’est Home mais ce que je sais, c’est que c’est un film qui te prend et qui ne te lâche pas. Longtemps après, tu y repenses encore. C’est un film très singulier, on sent un auteur derrière et une maîtrise de la direction d’acteur, des décors. Comme pour Rumba, on a eu envie d’allumer la mèche en le programmant en séance spéciale. C’est drôle : à mon arrivée en tant que délégué général, il y a quatre ans, notre première affiche montrait un cocktail Molotov représenté par une pellicule…

 

C. : Le critique de cinéma est sensible à l’initiation, au jeune public. En créant la (toute) jeune critique [des lycéens français et allemands sont invités à visionner les films en compétition, à écrire autour d’eux et à élire leur prix], cherchiez-vous à créer des futurs relais ?
J-C. B. : Vouloir former les jeunes serait présomptueux, ensuite utopique parce qu’il y a très peu de place dans ce secteur. Par contre, on avait envie de mener un travail pédagogique : valoriser le travail et le rôle de la critique, et au-delà, les ouvrir sur d’autres choses. On participe à bon nombre de manifestations comme celle-là dans une logique d’éducation à l’image. On part rencontrer le public dans d’autres festivals, on fait des projections dans d’autres villes et on mène des actions en milieu scolaire, on échange, on débat. De ce point de vue-là, on reste dans la dimension positive du critique : amener à voir ce qui est différent, donner les clés pour apprécier autre chose, sortir des clichés, des cadres et des formes préétablis. Nous, en tant qu’expert du découpage, de l’analyse, de la lecture d’image, on peut proposer ça. On ne reste pas en haut de notre mont et de notre sécurité. À l’inverse, comme on a des outils, on les met à disposition du plus grand nombre.

 

C. : Depuis trois ans, la Semaine s’est associée à Chalet Pointu et à Guillaume Calop pour sortir des DVD de courts métrages reprenant une partie de sa sélection. Etait-ce une façon de poursuivre ce travail d’initiation tout en permettant à des courts de profiter de la visibilité de votre manifestation ?
J-C. B. : Les longs métrages ont la chance d’avoir sur l’écran une vie plus ou moins facile. Ils ont une vraie visibilité. Les cours métrages ne l’ont pas. Au-delà du fait de montrer ce travail-là aux professionnels, ici, à Cannes, on a eu envie d’envisager une autre forme de visibilité. Je ne sais pas si elle est plus ou moins large parce que le marché du court en DVD est minuscule et en même temps, très intéressant. Comme tout marché de niche, celui-ci est géré par des militants, de vrais amateurs et des leaders d’opinion à leur façon. Pour nous, c’était très important de pouvoir s’associer, d’aller plus loin dans le court métrage. Depuis trois ans, on édite donc des DVD avec Chalet Pointu. Cette année, ce sera une édition particulière : le DVD réunit les courts de la Semaine et de la Quinzaine. L’année passée, on était déjà proche : il y avait le DVD de la Quinzaine et celui de la Semaine, et les deux manifestations vendaient les deux. C’était formidable qu’au Miramar (espace de la Semaine), on puisse acheter celui de la Quinzaine et au Noga (celui de la Quinzaine), on puisse se procurer celui de la Semaine. Ce travail autour des films va se poursuivre  parce que c’est notre mission de les accompagner au-delà de Cannes. En tant que critiques, on a envie d’être des passeurs. http://www.semainedelacritique.com/

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