Cinergie.be

Jean et Ginette de Manu Bonmariage

Publié le 01/08/1997 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Tournage

"De l'homme à l'homme vrai, le chemin passe par l'homme fou".
Michel Foucault, Histoire de la folie.

Mardi 17 juin. 15 heures. Nous arrivons à Lerneux, un village de l'Ardenne. Karine de Villers, la productrice exécutive du film, gare sa Renault 5 dans le Parc de l'Hôpital psychiatrique. Le ciel s'obscurcit, on va éviter, de justesse, l'averse qui s'annonce. Nous entrons dans la cafétéria. Manu Bonmariage y tourne l'un des derniers plans de la journée. Sur une estrade, une dizaine de personnes chantent en choeur Etoile des neiges, accompagnés par la guitare de Maddy, une animatrice. Ils ont le texte des chansons dans les mains et s'il n'y avait le regard un peu trop fixe de l'une des chanteuses, personne ne se douterait qu'il s'agit de malades mentaux se préparant à célébrer, comme chaque année, la fête de la Saint-Jean qui marque le solstice d'été et est la plus longue nuit de l'année.
Caméra à l'épaule, l'oeil droit vissé à l'oeilleton, les lunettes sur le front, Manu se déplace parmi les chanteurs suivi de près par Yvan Geeraert, le preneur de son. un casque sur les oreilles, la perche dans la main gauche, la droite servant à régler les touches du Nagra. Sitôt la chanson terminée, les chanteurs se tournent vers Manu qui leur demande de mettre plus de relief dans leur interprétation, de ne pas chanter comme on récite une litanie à l'église. Le choeur reprend ses répétitions, Manu remet l' Aaton sur son épaule droite et l'oeil au viseur fixe à nouveau la scène.

16 heures. Le groupe se disperse. Chacun rentre dans son pavillon ou sa famille d'accueil, sauf Jean, Camille et Robert, surnommé le "philosophe" à cause de son goût pour le dialogue et la sagesse de ses propos. Resté sur l'estrade, Jean a un éclair de malice dans le regard, il s'empare du micro et chante : La romance de maître Pathelin.
A l'affût, Manu et Yvan enregistrent la scène. " Je pense à vous quand je m'éveille, de loin je vous suis des yeux. Je vous revois quand je sommeille, dans un songe mystérieux."

J'essaie de ne pas trop diriger les choses, me confie Manu, de faire du cinéma le plus direct possible. Les personnages que j'ai choisis ont un parcours amoureux complexe. Jean et Ginette ont la soixantaine, ce sont de vieux amoureux qui sont, malheureusement pour eux, séparés, hébergés dans des familles différentes. C'est d'autant plus triste et inextricable que les infirmiers qui s'occupent d'eux ont des avis opposés: l'un est pour et l'autre est contre les rencontres.

L'idéal serait que des couples comme ceux-là puissent être hébergés sous le même toit, même s'ils ne dorment pas toutes les nuits dans le même lit parce que certains patients comme Jean ne sont plus habitués à se prendre en charge complètement. Il a tous ses esprits, il chante bien, il raisonne correctement mais ne s'assume peut-être pas toujours aussi bien qu'on pourrait le croire. Les patients - on les appelle des maniaco-dépressifs - un jour c'est bien, un jour c'est moins bien. Ils ont un parcours sinusoïdal, n'empêche que cette chape de plomb morale est lourde à supporter pour eux. Je constate que les médecins ont un besoin d'exercer ou de garder un contrôle - pour ne pas dire le pouvoir- sur les patients. Sous le couvert de la science qu'ils possèdent, ils peuvent facilement intimider beaucoup de gens. Encore que les médicaments qu'ils distribuent exercent eux-mêmes un pouvoir terrible: tous ces neuroleptiques - on appelle ça la camisole chimique - qui sont à l'origine du calme revenu chez les patients."

16 heures 30. Jean doit aller chez le coiffeur, dans le village de Lerneux. Manu décide de tourner quelques plans sur le chemin qui y mène. Yvan suit ainsi que Karine. Avec Pascale Rebetz, l'assistante image, une blonde coiffée comme Agnès Varda, l'équipe est au complet.
Camille, un patient qui est aussi un personnage que Manu a choisi de suivre, se joint à nous. Il est coiffé d'un superbe Stetson de cow-boy que son fils a acheté aux Etats-Unis et dont il est fier. Manu et Yvan se calent dans le porche d'une maison. Les passages nuageux changent la lumière, perturbant l'exposition de la pellicule. J'entends le bruit du moteur qui tourne, la perche d'Yvan se tend. Face caméra, Jean qui boite d'une jambe et Camille ont derrière eux l'imposante architecture du bâtiment central . Jean tourne à gauche et Camille à droite, ils sortent du cadre de l'image. Reste, bord cadre la plaque, à l'entrée: Centre Hospitalier l'Accueil.


"Au départ je pensais faire un film sur l'univers du placement en famille à partir de l'asile , me précise le réalisateur, qui s'est appelé Institut Psychiatrique et qu'on appelle maintenant, pour déculpabiliser les gens, Centre Hospitalier "l'accueil", mais plutôt que de faire un doc pédago-critique sur l'univers psychiatrique, j'ai préféré axer le film sur l'aspect affectif des choses , sur l'amour, sur cette recherche exacerbée d'affection qu'on retrouve chez presque tous les patients qui, pour la plupart, sont en placement. Comment en avoir encore lorsqu'on en a énormément besoin, qu'on en a énormément manqué et qu'on en voudrait encore beaucoup? Or, il se fait que la fête de la Saint-Jean se prépare et que tous les sketches tournent autour de ce problème de l'amour. Les répétitions ont lieu dans la cafétéria qui est un peu l'endroit où les patients viennent se réfugier. C'est un peu le coeur , le poumon de l'institution."

17 heures. Lorsque nous arrivons chez Gomina, le salon de coiffure, une panne d'électricité générale empêche Monsieur Ancion, le coiffeur, de couper les cheveux de Jean. Dehors il se met à pleuvoir. L'équipe décide d'aller au bistrot du village pour y retrouver certains pensionnaires. Ceux-ci peuvent y côtoyer les villageois pendant leurs heures libres.
En chemin Manu qui est originaire de la région est reconnu par les habitants qui le saluent avec chaleur. Au café Chez Claire, on s'installe derrière une grande table, on commande des bières de la région, du coca et Camille, qui a gardé son Stetson sur la tête, aussi en verve que Jean, chante: "J'attendrai, le jour et la nuit, j'attendrai toujours ton retour; J'attendrai car l'oiseau qui s'enfuit veut chercher l'oubli dans son nid".

Manu repère deux pensionnaires et va leur parler. Je le rejoins. Elles semblent avoir des problèmes. J'apprends que les relations sexuelles entre patients amoureux ne sont pas tolérées. "Ce qui m'intéressait, poursuit Manu, c'est de croiser quelques histoires d'amour vécues par des fous. J'aime bien la folie, j'aime aussi les fous, d'autant que je sais qu'ils ne sont pas plus fous que moi ou toi ni personne. Ils ont seulement des fragilités plus grandes - encore qu'on ne connaisse pas les nôtres - ils ont été piégés peut-être plus souvent que nous. La fête est un prétexte pour se réunir, travailler un peu ensemble, pour créer cette grande famille, cette fraternité dont ils ont besoin. C'est ça le thème du film, la façon dont ils s'aiment entre eux et qui est touchante. Je m'en aperçois très souvent quand je vais dans les familles d'accueil qu'on appelle les nourriciers. Ils sont deux ou trois et là, il y a de l'émotion qui passe entre eux. Je constate que le dialogue n'est pas toujours brillant mais que par contre il y a une grande amitié qui se distribue, un grand amour qui se partage."

18 heures 30. On se dirige vers la ferme qui héberge Jean, sur les hauteurs du village. Un couple d'une cinquantaine d'années nous accueille avec leur petit-fils, un bébé dont les yeux vifs, plein de curiosité se posent sur le spotmètre Minolta qui pend au cou de Manu. En contrebas, on découvre la chambre de Jean, son chez lui, le fauteuil dans lequel il s'installe le soir et qui semble faire l'envie de Camille. Au mur quelques pin up aux hanches couvertes d'un voile pudique, une télévision et une mini chaîne stéréo.

"Avant quand j'étais gosse et c'est ce qui m'avait attiré ici, poursuit Manu, on entendait gueuler les fous dans les pavillons. Les camisoles de force étaient encore en vigueur, à l'époque. Ça créait un monde mystérieux. Mais il existait déjà, dans les villages environnants, des patients qui étaient accueillis dans des fermes. Maintenant le confort des patients placés - c'est l'une des spécialités de l'endroit - est plus grand. Il y a une nette amélioration par rapport à ce que j'ai vu, jadis. Il y avait alors une certaine forme d'exploitation des patients. J'en ai connu qui dormaient à l'étable. Le matin et le soir c'est eux qui devaient nettoyer. il faut faire attention à cette forme d'exercice du pouvoir."

Sur le seuil, pour la photo, j'installe Jean entre Manu et Madame Neuville, sa nourricière. Celle-ci lui demande s'il ne serait pas mieux sans sa casquette mais Jean, d'une voix tranquille, répond: "il me plaît de la garder". Clic-clac, je fais un instantané avant de rentrer à Bruxelles avec Karine.

Tout à propos de: