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José-Luis Peñafuerte, les Chemins de la mémoire

Publié le 07/04/2010 par Dimitra Bouras et Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Entrevue

Rencontre avec un historien, récepteur d'histoires individuelles et réalisateur qui met l'esthétique de l'image au service de l'humanisme.

Cinergie : Peux-tu faire le point sur l’histoire des excavations en Espagne.
José-Luis Penafuerte : Les excavations ont débuté en Espagne, il y a huit ans à peu près. Des personnes, membres de la famille de victimes du franquisme, ont entrepris, personnellement, d'entamer des recherches archéologiques pour retrouver les fosses communes, dont ils connaissaient l'existence, mais pas l'emplacement. Ensuite, des associations se sont créées et, petit à petit, on s'est rendu compte que l'Espagne entière était percée d'ossuaires.
Il y a deux ans, le juge Garzon avait reçu 130 000 demandes de recherches. Suite à cette affluence de demandes, en 2007 une loi a été votée qu'on appelle « la loi de la mémoire ».
L’action du juge Baltasar Garzon cherche à condamner, une fois pour toute, le franquisme et ses valeurs, et non inculper qui que ce soit. Malgré cette nuance importante, le juge est mis « sous pression » par le biais d’accusations émanant de groupes d’extrême droite espagnols qui prennent en otage le processus qu’un pays désire mettre en place.
Si ces recherches étaient restées des initiatives individuelles, cela n'aurait pas posé de problèmes. Mais quand elles ont pris une tournure officielle, les forces vives héritières du franquisme, se sont manifestées pour enrayer toute procédure de démocratisation. On remarque cette mobilisation dans toutes les thématiques qui touchent les secteurs les plus conservateurs. Par exemple, contre la légalisation de l’avortement. Les mouvements ultra catholiques espagnols ont appelé à la rébellion civile, en utilisant le sens belliqueux de rébellion contre l'Etat. 

C. : Qu'est-ce que cette loi de la mémoire?
J.-L. P. : En 2007, le gouvernement Zapatero, dont il est lui-même petit-fils de disparu de la Guerre d’Espagne, décide de créer une loi pour réhabiliter les victimes de la dictature et de son intolérance avec dédommagements financiers. Le vote de cette proposition de loi a, à nouveau, déchiré l'Espagne géographiquement.

Extrait du film de José-Luis Peñafuerte, les Chemins de la mémoire

C. : Pourquoi cette volonté de te plonger dans ce passé ? Après ton premier film, Niños sur la diaspora des enfants de républicains, pourquoi reviens-tu sur la même période ?
J.-L. P. : Principalement parce que je suis un héritier de cette histoire. Mes parents ont fui l'Espagne des années 60 dans laquelle il était impossible de construire son futur, tout comme 2 millions d'Espagnols. Moi, je n’ai pas vécu cette situation de façon directe, heureusement. J’ai eu la chance de pouvoir me développer dans un pays libre, où la parole, la critique, le débat, faisaient partie de la vie quotidienne. J'ai baigné dans un pays démocratique tout en observant et en palpant des blessures sous-jacentes, des silences, des peurs et des craintes que j'ai voulu comprendre. D'autre part, une question impérative se posait à moi, en tant que citoyen, observateur privilégié de l'Espagne d'aujourd'hui que je fréquente très régulièrement. J'étais fasciné par cette explosion démocratique après la mort de Franco, et par cette volonté de structurer la démocratie en passant, peut-être enfin, par la condamnation définitive des valeurs du franquisme.
Je n'ai pas voulu faire un film d'archives, sur de l'histoire ancienne, mais bien un film sur le présent de cette Espagne qui a une histoire derrière elle qu'elle veut enfin assumer pour pouvoir soigner ses blessures. À l'image de l'excavation d'une fosse, on rouvre la mémoire d'un pays, on en sort les fantômes qui hantent encore le comportement des Espagnols, aujourd'hui encore.
La compréhension est d'autant plus forte qu'elle est basée sur des témoignages, et il fallait les capter tant que les témoins directs sont encore vivants.

C. : Tu as entendu parler des excavations et tu as décidé de les filmer ?
J.-L. P. : En janvier 2006, je rendais visite à Emilia, la protagoniste de Niños en accompagnant le directeur des archives du gouvernement espagnol qui voulait la rencontrer. Ce jour-là, il nous a expliqué ce qui était en train de se mettre en place, petit à petit, silencieusement en Espagne, la future loi de la mémoire, et surtout la création d’un centre de la mémoire pour réhabiliter cette mémoire éparpillée aux quatre coins du monde. À la même période, un personnage très actif dans la préservation de la mémoire, anti-franquiste réfugié en Belgique, est mort. Je me suis senti pris entre deux feux; d'un côté l'Espagne qui voulait officiellement restaurer ce passé et, de l'autre, la disparition des témoins encore vivants. Je me suis senti obligé de sauver cette mémoire par des images. Les fosses commençaient à être creusées. Voir ouvrir ces lieux, éparpillés sur tout le territoire espagnol, ça ne peut pas laisser indifférent. On parle encore aujourd’hui de 130 000 disparus. On vient de terminer l’excavation d’une fosse à Malaga où il y a 4000 corps dans lesquels on a trouvé 500 enfants, tous assassinés par l’armée franquiste. Il était important de pouvoir capter ce moment-là. Quand une terre soi-disant vierge et innocente, nous dévoile, d'un coup, près de 80 corps… Il était important de montrer qu’il n’y avait pas, de la part des familles, de désir de vengeance. Au contraire, c’est un besoin presque psychanalytique. On sait bien que pour les victimes qui n’ont pas pu enterrer les leurs, c’est un drame qui se prolonge d’années en années, qui se transmet aux enfants. Il est temps aussi pour la société espagnole d’effectuer cette psychanalyse qui passe par le travail de mémoire rigoureuse. J'ai construit le film dans cette direction et très vite, j’ai trouvé ce titre, Les Chemins de la mémoire, parce que je pense que c’est de ce travail de cheminement, de plusieurs cheminements, qu’on peut arriver à atteindre une réhabilitation complète ou presque de ce grand drame.

C. : Dans ton film, tu as rencontré un professeur d’histoire qui invite des personnes qui ont vécu le franquisme à venir témoigner auprès des jeunes élèves. Ces séquences sont d'une force réellement palpable ! Comment as-tu rencontré ce professeur ?
J.-L. P. : Je ne m'imaginais pas faire un film sur le présent sans montrer la transmission. On a cherché des écoles où ces initiatives étaient prises, et on s'est rendu compte qu'elles ne sont pas très nombreuses. Soit par manque de sensibilité, soit par peur de représailles politiques.
On a trouvé cette école qui porte le nom d’une grande républicaine, Clara Campoamor, qui s'est battue, en 1930, pour que les femmes puissent avoir le droit de vote. Nous avons rencontré ce professeur qui avait déjà fait ce travail, tout en délicatesse, sans endoctrinement.
Les étudiants doivent s’approprier cette mémoire pour en faire aussi leur histoire, sans politiser le discours. C’est le grand danger. Dès que le sujet est abordé, les passions se soulèvent sans pouvoir prétendre à un vrai débat. Le terrain étant prédisposé, tout s'est mis simplement en place. On a commencé à filmer les cours dès le début de l'année, à un moment où les jeunes étaient encore vierges de toute préparation. On a pu constater le processus de réflexion. Ces étudiants de la banlieue madrilène sont à l'image de toutes les écoles secondaires. Les jeunes ne sont pas plus différents qu'ailleurs, leur prof les a amenés, petit à petit, à réfléchir, à se poser des questions. Par exemple, en début d'année, on voit un jeune qui demande pourquoi devoir parler encore de la guerre civile et du franquisme, qu'il y a des sujets plus importants à aborder, comme la crise, le chômage, l’emploi, etc. Au fur et à mesure où les exercices avancent, on voit cet étudiant se transformer. Il avait raison dans ce qu’il disait, mais, tout à coup, toute une partie de l'histoire de son pays lui apparaît. Ces images sont une manière de consolider le rôle de l’école publique. Cette école publique dans la périphérie de Madrid ressemble à toutes les écoles publiques européennes, et je pense qu’il est temps aujourd’hui, sans endoctriner et rentrer dans des discours politiques purs et durs, de transmettre des valeurs citoyennes pour faire face et comprendre mieux la migration, les mouvements sociaux d’aujourd’hui, ne pas les refuser, faire face aux problèmes économiques. Je pense que l’Europe a besoin de citoyens impliqués, de défenseurs de valeurs importantes.

C. : Les chemins de la mémoire, plus encore que tes films précédents, est d'une grande qualité technique et esthétique. On y sent une grande maîtrise. 
J.-L. P. : C’est avant tout une production qui était là pour m’aider, pour me permettre d’accomplir ce que j'avais en tête, sans contrainte. Je voulais faire un film destiné au cinéma, non pas par prétention du cinéma, mais parce que je crois dans la force magique du grand écran. Je trouvais que cette histoire avait le droit d’exister au cinéma. On a trouvé les moyens qu'il fallait pour cela. Quand tu as ce cadre de travail, très vite, tu es dans la confiance, dans la liberté d’expression. Ce film s'est réellement construit entre l'Espagne et la Belgique, avec de l'argent venant des deux côtés, et une implication identique dans la production.

C. : Les Chemins de la Mémoire est aussi un témoignage sur la valeur de l’histoire. On ne vient pas de nulle part, on a toujours des racines. Il faut connaître son passé pour comprendre son présent. Extrait du film de José-Luis Peñafuerte, les Chemins de la mémoire
J.-L. P. :
Le paradoxe, c’est que ce film est né en Belgique, dans une période de crise d'identité, où l'identité belge est en train de s’éclater. On le voit bien dans l'histoire récente du documentaire ou du cinéma en Belgique. Les cinéastes sont très sensibles à la valeur de l'histoire et de l'identité historique.

C. : Est-ce que ce sont les membres des familles qui pratiquent les fouilles et tentent de retrouver les ossements de leurs parents ?
J.-L. P. : L’excavation des fosses est prise en charge par une équipe de volontaires qui reçoivent une subvention de l’état pour assurer la logistique pendant une ou deux semaines d'excavation… cela dépend de l’importance de la fosse. C’est une armée : je les appelle « la nouvelle brigade internationale », parce que les équipes sont composées de volontaires qui proviennent d’autres pays, et de toutes générations. J'ai rencontré un monsieur japonais de 70 ans qui n’avait aucun lien direct, mais qui était là pour défendre des valeurs démocratiques. Et puis, de temps à autre, il y a des familles, des petits-fils, des filles de disparus qui viennent, et on sent que pour eux c’est plus que de l’aide, c’est une sorte de travail psychologique : toucher la terre, les os, palper, même si ce n’est pas le corps d’un parent. Les bénévoles et les familles sont tous présents, autour d’une équipe de médecins légistes spécialisés dans l’identification des corps. Il y a une combinaison de gens très spécialisés, de volontaires et puis les familles qui font leur travail de deuil, en apportant de l’eau, en mettant les corps dans les boîtes… Pour Paco, le médecin légiste, le protagoniste du film, c’est le moment le plus important de l’excavation. C’est ce travail, l’accompagnement et le deuil des familles. Parfois, on n'arrive pas à reconnaître le corps du parent recherché même si on sait qu'il est là. De toute façon, une cérémonie clôture l'excavation.
Ce qui est merveilleux quand on fait un documentaire, c'est qu'on rencontre des personnes qui laissent des traces en jouant leur propre rôle. On est séduit en écoutant ce qu’ils disent, des vrais témoignages de vivants qui sont là pour nous transmettre ce qu’un régime a mis en place, un régime qui n’a jamais cru dans le droit fondamental des citoyens. On a la chance, dans le documentaire, de pouvoir capter ces personnes avant qu’elles ne disparaissent.

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