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Karim Ouelhaj - Parabola

Publié le 10/11/2006 par Anne Feuillère / Catégorie: Entrevue

Enragé vif

Après plusieurs courts métrages, une première tentative de long métrage difficile, Karim Ouelhaj s'est lancé dans l'aventure de Parabola, qui lui a valu une balade sur le Lido. Rencontre à Saint-Gilles avec un jeune réalisateur tout juste trentenaire, écorché et enragé, sorti de nulle part, mais qui pourrait bien aller loin.

Karim Ouelhaj - Parabola

Lorsqu'on l'interroge sur ce qu'il a amené à faire Parabola, Karim Ouelhaj répond : "La question, c'est surtout pourquoi je veux faire du cinéma". Pourquoi ? " J'ai tellement de rage mal maîtrisée par rapport à ce que je vis, à ce que je vois ! C'est le seul moyen de l'exprimer. C'est une urgence". Plus loin, dans l'entretien, il dira "Il faut que je tourne." Et si rien n'a pu l'arrêter, rien ne l'arrêtera. 

 

Sélectionné l'année dernière aux Journées des Auteurs à Venise et distribué cet été par Cinéart, Parabola a été écrit en trois semaines, tourné dans la foulée et monté grâce au matériel prêté par le WIP, avant que Les Films de la Passerelle ne rejoigne l'aventure en postproduction. L'histoire et la musique, il en partage l'origine avec deux de ses amis. Pour le reste, il l'a écrit, produit, cadré et monté. Sur le tournage, ils étaient trois : lui, son assistant et le preneur de son. Ils ont tourné "à l'arrache" dans les rues de Liège, sans autorisation. Un film ovni, à la trajectoire éclair.

 

Enfant de l'immigration marocaine, Karim Ouelhaj grandit à Liège, fait des études de publicité et de vidéographie aux Beaux-Arts. Quand on lui demande de quoi il s'agit exactement, il répond d'un ton tranché et franc "Rien. Vraiment. Je n'y ai rien appris. Je voulais faire une école de cinéma mais je n'avais pas les moyens". Le cinéma chez lui vient de ses jeux d'enfants : "Quand tu es petit, tu joues à la guerre ou aux petites voitures. Nous, on partait dans la forêt avec des copains faire des films". Le cinéma a toujours été là : "C'est le cinéma qui m'a élevé culturellement. Tu vois un film, la musique te touche, tu cherches qui en est le compositeur, tu découvres d'autres films sur lesquels il a travaillé, l'un d'eux est adapté d'un roman et tu le lis etc. Le cinéma m'a élevé culturellement et politiquement. Je n'avais pas de bagage intellectuel, psychologique ou financier pour m'encourager.

 

Je me suis fait tout seul d'une certaine manière." Des scénarios de longs métrages, il dit en avoir écrit des dizaines, et quand il dit des dizaines, "c'est vraiment des dizaines". Même chose pour les courts métrages et sans jamais aucune aide. "On me reproche la  violence de mes courts métrages mais je ne me suis jamais censuré."
Après ses études, le désir de faire un long métrage l'envahit. On lui propose de faire un film sur et avec des jeunes adolescents dans un quartier difficile. Ce ne sera pas un échec, ce sera pire. "On a pris des comédiens et des jeunes du quartier, on les a mélangés pour tourner un film sur leur quotidien. Mais cela n'a plu à personne : d'un côté, on me disait que c'était trop violent, de l'autre que c'était politiquement incorrect. Je me suis engueulé avec tout le monde, plus personne ne m'a soutenu et on m'a même volé les rushes". De là aussi, sa rage. Karim Ouelhaj ne veut pas qu'on lui dicte ce qu'il a à faire. Et encore moins ce qu'il a à dire. "On m'a dit plusieurs fois que je devrais plutôt faire des films sur l'immigration. C'est absurde ! Je suis né en Belgique, je parle des choses que j'ai vécues.  J'estime et je crois que j'ai des choses à dire sur notre société !"

 

Parabola n'est pas un film sur la prostitution, mais un constat cru et nerveux, vif et enragé, des misères humaines dans une ville dure et violente. C'est l'histoire d'une femme (magnifiquement interprétée par Céline Rallet) qui choisit de se prostituer pour gagner vite de l'argent et entretenir un homme parasite. Son amitié avec deux autres femmes va la pousser à chercher une issue, peut-être trop tard. Pour ne pas "tomber dans le misérabilisme ou la démagogie", il a construit un récit à rebours, parsemé de témoignages face caméra. Grâce à une forme éclatée, des séquences très découpées, il responsabilise ses personnages et crée une distance : "Dans le fond, c’est très réaliste et dans la forme, pas du tout. Je n'avais pas envie de tout expliquer, il ne faut pas prendre le spectateur pour un con, un film est une vision, à l'autre de la chercher." Il regrette de l'avoir tourné en DV, "une image que je déteste", il aurait préféré tourner en Super 16 mais n'avait pas les moyens. "J'ai vécu des choses assez dures, je connais la violence physique et morale. Quand je fais un film comme Parabola, je sais de quoi je parle. " Il a cette belle formule : "Aujourd'hui, si tu ne fais pas partie de la solution, tu fais partie du problème. Cette injustice me rend de plus en plus fou, et je deviens de plus en plus amer." Le film est né de cette même rage, de cette volonté de dire, de montrer. "On ne peut pas me dire que j'ai tourné des clichés. Je n'ai rien inventé ! Nous sommes trop blasés par rapport à la violence. Qu'est ce que c'est qu'un viol vraiment ? Quels dégâts cela engendre dans une vie ? Ce n'est pas seulement le corps qui souffre, c'est toute l'âme et cela dure une éternité. C'est ça, la violence ! Les bagarres qu'on esthétise, tout ça... attention, j'adore ce genre de films,  mais quand on vit une bagarre, c'est d'une immense violence. Ça dure une minute et demie, on sait pas d'où ça vient, ça semble durer un temps infini. Il faut montrer ce que c'est réellement, les traces que ça laisse !"  Le film est né de ses expériences, de ses rencontres, de scénarios précédents qu'il avait dans ses tiroirs et des témoignages qu'il est allé chercher. Il part dans les bars, discute avec des prostituées, des drogués, des exclus et accumule des récits de vies plus terrifiants les uns que les autres. Il parle du regard "terrible" d'une de ses femmes qu'il a vu avancer en pensant qu'il était un client de plus. "On me dit que ce n'est pas possible que cela existe de nos jours ici en Belgique. Mais si, ça existe. C'est juste à côté de nous. On ne peut pas toujours se voiler la face."

 

Alors, la sélection du film aux Journées des Auteurs à Venise, c'est un petit nuage rose. "Je n'y croyais pas!". Là-bas, il rencontre quelques idoles : Willem Defoe, le chef opérateur de Sergio Léone lui dit avoir beaucoup aimé le film. "J'ai échangé trois mots avec Abel Ferrara. Je n'ai rien compris à ce qu'il m'a dit, il n'a rien compris à ce que je lui ai dit...c'était merveilleux!". Et Henri Ingberg qui lui fait cette promesse : "Nous sommes passés à côté de Parabola, nous ne passerons pas à côté de votre prochain film!". Il est content de ces mots. Il dit qu'il attend, qu'il verra bien si Parabola aura changé quelque chose, si trouver un producteur et de l'argent sera désormais plus facile. Car repartir seul dans l'aventure d'un long métrage, il n'en a plus très envie. "C'est dur. Et puis tu fais des films pour travailler et collaborer avec d'autres." Mais bon, si c'est à refaire, il le refera. Il vient d'ailleurs de rencontrer un jeune réalisateur turc, qui lui aussi fait ses films seul et qu'il pourrait peut être produire, avec sa maison de production, Okayss films. Cela l'intéresse, en tout cas.

 

Révolté, curieux, en empathie, sa démarche est proche de celle d'un documentariste mais son cinéma ne se veut pas social. Ses références : le cinéma américain des années 70, un cinéma "profondément politique", le cinéma japonais des années 90, "cyberpunk, révolté, capable d'aller très loin dans un discours sur la société". Il cite d'abord Oliver Stone, "un cinéaste viscéral", Alan Parker, Abel Ferrara, Paul Thomas Anderson. "J'aime bien Bigas Lunas, mais pas tout le temps" puis, il s'emballe : Scorcese, Gaspard Noé, Takeshi Mike, et ça déferle : Platoon, Angel Heart, Raging Bull, Bad Lieutenant, L'échelle de Jacob, JFK, Les Incorruptibles, tous les films de Shinya Tsukamuto, "Tu vois ses films, tu vois Parabola", dit-il.  "J'ai la culture de ma génération, les années 80. Une culture de la vidéo. " Il sort Mad Movie de son sac, discute science-fiction et heroic-fantasy, parle de Fabrice du Welz et d'Olivier Masset-Depasse, cette génération de cinéastes avec qui il se sent des affinités, dans laquelle il se reconnaît, un cinéma "qui a la gnaque!". Il a vu leurs films, les trouve forts, "des cinéastes qui ont un regard". Il regrette une forme de mépris quant au cinéma de genre... s'ensuit une discussion sur la manière d'envisager le cinéma en Europe et aux Etats-Unis.

 

Pour les films qu'il prépare aujourd'hui, il procède de la même manière : il accumule les rencontres et les témoignages. L'un parlera de "la traite des noirs en Belgique, de ces gens qui font passer des immigrés mais à quel prix" et l'autre projet qu'il nourrit depuis longtemps et qui lui tient très à cœur, Opium, parlera "de la mafia et de la boxe". Un film qu'il veut "épique". Pour l'écrire, il se documente de la même manière : "C'est dangereux, mais je crois qu'on me parle parce que j'appartiens aussi à une minorité". Il ne veut pas trop en dire sur ce projet qu'il ne voudrait pas compromettre. Nous non plus – on a très envie de le voir.

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