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Kinsasha Kids de Marc-Henri Wajnberg

Publié le 06/02/2013 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

La puissance et la joie
Dans le vif et violent bordel d’un quartier pauvre de Kinsasha, les shégués, ces enfants qu’on balance à la rue sous prétexte qu’ils sont sorciers, nous embarquent dans une fiction en forme de docu d’une vitalité très précieuse et d’une intelligence rare. Une heure et demie de bastringues et de bastons, de cris et de musiques, d’éclats de violence et de joie…

Marc-Henri Wajnberg serait plutôt documentariste, et si son premier film (Just Friends) était une fiction raide dingue de jazz, elle était en partie nourrie (c’est lui qui le dit) par le travail génial et hors normes du grand maître Peter Watkins (Punishment Park est à découvrir à la Cinematek le 19 février après Just Friends)… Après deux films sur l’art, plusieurs documentaires pour la télévision, un certain nombre de courts métrages et un passage par l’animation, le voilà qui repart au Congo et à ses premières amours, la musique, avec un film inclassable, qui chaloupe entre documentaire et fiction. Nous l’avions découvert au Festival du Film Francophone de Namur où il avait illuminé la journée et toutes celles qui suivirent. Après Venise et de nombreux festivals, le voici dans les salles où on espère qu’un joli bouche-à-oreille l’y installe longuement. Sorte de film choral en balade perpétuelle dans la belle Kin, Kinshasa Kids procède d’une écriture souple, originale et vivante qui fait beaucoup de sa saveur et de son intelligence.Kinshasa Kids
Et ça commence fort, d’un bon gros coup de poing dans le ventre. Entamé sous l’angle du documentaire, Kinshasa Kids s’ouvre sur une scène d’exorcisme public d’une grande violence, captée à la volée dans la foule en transe, qui inaugure la seconde naissance d’un jeune garçon. Se refusant à être exorcisé et prenant les jambes à son cou, José va finir dans la rue, jeté dehors par sa belle-mère et le silence impuissant de son père. Une nouvelle vie pour lui commence, et le film s’embarque aussitôt dans l’espace public immense et ouvert où l’enfant rejoint une bande d'enfants des rues, non sans difficultés, non sans avoir dû faire ses preuves. Ici, d’autres règles prévalent et les enfants les endossent, les apprivoisent ou les créent pour eux-mêmes. Très vite, la bande, façon accordéon, va et vient entre quelques personnages, succédanés de fonctions parentales, qui, comme des repères dans l’immensité de la ville, ont chacun leur histoire.
Caméra portée dans leur sillage, le film s’installe quelque temps dans ces vies dont il décrit les embrouilles, les magouilles et la démerde. Une vie faite d’ingéniosité, toujours à défendre ou à réinventer, où tout circule et s’échange, les coups et les mots, les marchandises et les services, l’argent et la musique. Passant d’un personnage à l’autre, filant d’un lieu à l’autre, entre courses, danses et batailles, Kinshasa Kids est un film en rotation, qui ne s’installe jamais dans une pause, un genre ou un récit. Filmé comme un documentaire, avec ses regards caméra, ses apostrophes, ses filatures et ses bousculades, le film s'emploie à tricoter la complexité d'une réalité qu'il ne s'ingénie pas à décrire, mais qu’il capte et raconte au gré d’allées et venues qui viennent en affiner la perception. Si certains personnages sont ainsi proprement burlesques, façon guignol et arlequin - tels ces deux policiers-, si d'autres sont clairement caricaturaux, comme le gros propriétaire lui aussi rançonné, ils sont tous à la fois attendus et déroutants. La cuisinière Joséphine est une violoncelliste pleine de grâce. Django vend de la puissance sexuelle depuis sa chaise roulante. Ici, tout va et vient entre les multiples facettes d’un monde et une caméra qui tente de les capter. Immergée, elle ne s’installe jamais dans la distance d’une position moralisatrice ou idéologique. Son regard s'y discute et s’invente sans cesse autour des brèches créées entre fiction et documentaire. Toujours en lien, le film se construit doublement dans la complicité, que ce soit celle, fragile, qui prévaut entre les personnages, ou celle qui circule entre eux et la caméra. Là où le plaisir de jouer rebondit dans celui de l’enregistrer.
Autour de Bebson de la rue, figure involontairement tutélaire, musicien et dandy, compositeur illuminé et poète aérien, qui grimpe dans un arbre pour entendre les oiseaux et échapper au vacarme de la ville, le film peu à peu se stabilise autour d’une narration ouvertement plus fictionnelle. Avec lui, les enfants mettent en place un plan musical pour gagner de l’argent et échapper, eux aussi, à la rue. Du commun surgit et réussit à persister le temps d’un instant de grâce et de musique. Parce qu’à partir de là, il ne lâche plus le groupe des enfants, leurs souffrances, leurs luttes et leurs rêves, Kinshasa Kids prend doucement des allures de conte. Et comme tous les contes pour enfants, la cruauté et la violence y côtoient le rêve et les happy ending.
Allant de la lumière aux ténèbres, voyageant du rêve au cauchemar, rythmé de violences et de douceurs, de forces et de fragilités, Kinshasa Kids est une balade agitée qui déploie l'énergie du vivant et la complexité du réel, loin des quotidiens lisses et autrement violents de nos univers occidentaux. Il trace, trimballe, s’échappe, et comme la musique, s’étire ou s’accélère. De ce mouvement parfois freiné, jamais arrêté, toujours relancé, Wajnberg capte l’énergie. Ce qu’il filme, c’est l’élan, l’ouvert des possibles toujours en devenir, ce que Deleuze appelle la puissance et Spinoza la joie…

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