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L'âge adulte d'Eve Duchemin

Publié le 15/03/2012 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Critique

Corps et âme

Après nous avoir entraînés dans le monde de Colin et d'une jeunesse laissée pour compte (Avant que les murs tombent), Eve Duchemin revient sur la précarité avec un nouveau documentaire, L'âge adulte. Commandé par la chaîne Arte pour la série intitulée Les gars et les filles, le film d'Eve Duchemin est le dernier épisode de cette collection de 6 films qui propose de donner une voix à la jeune génération de cinéastes et de faire une sorte de cartographie sociologique de notre temps. Dans L'âge adulte, Colin a fait place à Sabrina. Cette petite blonde au visage poupin a tout juste 20 ans. 20 ans... le plus bel âge de la vie ?

Alors que Colin, dans Avant que les murs tombent, faisait face à la misère et tenait bon grâce au rap, Sabrina, elle, n'a visiblement pas trouvé d'exutoire à ses souffrances que l'on devine abyssales : il n'y a qu'à contempler, médusé, ses bras et ses cuisses tailladés, les marques et les coups qu'elle inflige à son propre corps.

Sabrina vit à Marseille avec Loïc, ex-copain devenu meilleur ami, une âme sœur dont elle ne peut ni ne veut se passer. Dans une chambre sans meubles, hantée par des dizaines de peluches et des fringues éparpillées, la petite fille en culotte sautille.... sa voix, elle, est celle d'une femme, à moins que ce ne soit le contraire. Sabrina a 20 ans et elle semble en avoir 12.

Pendant qu'elle rêve de devenir aide-soignante, Sabrina doit faire face à la réalité, aux factures à payer, et se débrouiller comme elle peut. La nuit, près du port de Marseille, la jolie blonde se rend au Boudoir, fardée comme une geisha : plus de maquillage et beaucoup moins de tissus. Pour 50 € par soirée, elle danse à la barre devant les consommateurs de la boîte. Son cul, elle s'en fout de le montrer, dit-elle, mais malgré ses discours bruts de décoffrage, la quantité d'alcool qu'elle avale pour supporter le boulot trahit son sentiment.

Caméra à l'épaule, la jeune réalisatrice de 32 ans a suivi, durant 9 mois, la vie chaotique et recueilli les mots crus de la jeune femme. Sans autre ambition que de la filmer et de lui poser directement des questions, L'âge adulte se veut un portrait sans concession du monde que les jeunes doivent affronter aujourd'hui, un questionnement sur le prix à payer pour une autonomie qui s'avère plus que fragile.

L'âge adulte ne reflète pourtant que très imparfaitement ce qu'il voudrait décrire : le portrait d'une jeunesse perdue, et tout son intérêt se situe étrangement hors de ce qu'il tente de montrer. Il rate un corps (le corps social) pour s'accaparer l'autre (le corps de Sabrina), autrement dit, il ne parvient pas à toucher le politique par l'intime et ne s'ouvre à aucune universalité.

Il avance vers le réquisitoire probant contre les clichés du glamour que certains médias putassiers voudraient tant nous faire avaler. Non, l'univers du striptease n'a rien de fascinant, et la séduction n'a pas grand-chose à voir là-dedans ; juste du fric à se faire sur des gamines en manque de repères. Il faut voir Sabrina se foutre ouvertement de ces « cons », mimer comme une poupée déréglée et blasée les gestes qu'elle accomplit pour les exciter lors de shows privés... Sabrina n'a que 20 ans.

Tout se tient donc ici moins dans le rapport entre les deux jeunes femmes, (celle invisible derrière sa caméra et celle, trop visible qui aimerait parfois disparaître), que dans la personnalité bouleversante de ce personnage mi-femme mi-enfant qui irradie entièrement le documentaire. Sabrina et sa petite frimousse pas sortie de l'enfance, Sabrina et ses coups de gueule, Sabrina et sa bouteille de Whisky dans le métro, Sabrina et ses talons trop hauts, Sabrina et ses désillusions. Sabrina a 20 ans, et semble en avoir mille.

S'il est incontestable que reste l'image profondément bouleversante de cette sale gosse au sortir de tout cela, reste aussi du film un sentiment d'abandon, à l'image de cette dernière scène dans le métro où la réalisatrice dit au revoir à son personnage qui, peu à peu, s'éloigne. En ce sens, le démarche d'Eve Duchemin n'est pas éthiquement irréprochable, la jeune femme, finalement, n'aura été qu'un sujet et se retrouve dépossédée de son image même, sans autre place pour inventer et dire son monde. Elle a donné tout ce qu'elle avait. Les lumières peuvent s'éteindre, le show est terminé.

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