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L'odyssée de Isabelle Wuilmart

Publié le 15/02/2016 par Philippe Simon / Catégorie: Critique

Brouiller les pistes, advienne l'imprévu. Isabelle Wuilmart se filme et filme les autres, en super huit, depuis toujours. A partir de ses images hétéroclites, elle fabrique de drôles de films, touchants, inattendus et poursuit son invention d'un cinéma singulier et hors norme. Bricoleuse de talent, associant le savoir faire de l'artisan au vandalisme du potache, elle voyage le cinéma en parfaite iconoclaste, ignorant les usages et les règles, pour n'en faire qu'à sa tête et ceci avec un plaisir partagé. 
Aussi rien d'étonnant que L'odyssée, son dernier film et premier long métrage, soit dans sa facture comme dans son absence apparente de motif, un film ovni, difficile à cerner, inclassable et surprenant.

L'odyssée de Isabelle Wuilmart

L'histoire sous des dehors ludiques déroule de nombreux récits qui s'entrelacent en une complexité parfois périlleuse. Il y est question de voyages, de quête de soi, de perte de sens mais aussi de cinéma, de mythes et de naissance. Tout commence par un naufrage, celui d'Isabelle Wuilmart, devenue personnage de son film et qui, caméra à la main, portée par la vague, roule sur une plage inconnue. Elle ouvre les yeux sur un monde nouveau, taraudé de soleil et de vent et qui bien vite va nous livrer sa dimension mythologique. Car ce rivage est celui qu'Ulysse foule quand il revient du pays des morts, celui qui autorise le regard en arrière, le jeu de la mémoire et qui, du passé, revient vers le présent en un mouvement profond et où sans cesse se dévoile l'histoire personnelle de celui qui renaît à la vie.
C'est de cet espace utopique qu'Isabelle Wuilmart va entreprendre le récit de sa vie passée et du voyage qui l'a conduit en ces lieux. C'est à une sirène, figure énigmatique d'une autre odyssée, qu'elle raconte comment elle a quitté Bruxelles, une ville désespérante, devenue par sa déliquescence, insupportable. Comment elle s'est lancée dans un vagabondage sur les traces d'Ulysse, filmant sans cesse, dans une quête de soi poussée jusqu'à l'extrême. Comment, au rythme des errances, elle a rencontré quelques personnages de l'Odyssée d'Homère et comment les fils du réel lui échappant de plus en plus, elle s'est rêvée de retour à Bruxelles, en une faillite existentielle qui a entraîné son naufrage et sa venue aux côtés de la sirène. Ainsi la boucle est bouclée, Isabelle Wuilmart affirmant le parti pris de camper dans l'imaginaire, son naufrage n'étant en fait qu'une naissance au monde et le voyage, l'instance de son enfantement.
Pourtant, s'en tenir à l'histoire du film, n'en livre finalement pas grand chose. On y reste en surface, au niveau de l'enveloppe un peu lisse de la peau qui masque la chair, comme si ce qui se devinait d'essentiel restait caché, non dit, le film nous échappant toujours dès que l'on veut s'en saisir. Et peut-être qu'à vouloir comprendre ce qu'il est, faudrait-il d'abord dire ce qu'il n'est pas. Une façon de faire surgir par effet de hors champ, ce qui constitue son plein chant, façon qui n'est pas étrangère au cinéma d'Isabelle Wuilmart.

Ainsi L'odyssée n'est pas un documentaire autobiographique à la première personne dont Isabelle Wuilmart serait à la fois la cinéaste et l'héroïne fictionnelle. Il n'est pas d'avantage un film de voyage tout azimut aux interrogations existentielles flirtant avec le tragique ou la métaphysique. Pas plus qu'il n'est un péplum déjanté réinventant le mythe d'Ulysse pour mieux dresser la géographie d'un imaginaire où il ferait bon vivre. Tout autant, il n'est pas une farce burlesque aux allures de comédie débridée où les protagonistes sont tour à tour plusieurs personnages sans trop savoir ni comment ni pourquoi. Enfin il n'est pas un film sur un film ou un film dans un film ou quelque autre mise en abîme cinématographique amoureuse de son auto-dérision pour mieux tirer à boulets rouges sur le sacro-saint « film produit fini ».
Bien évidemment, sinon pourquoi l'écrire, L'odyssée est un peu tout cela à la fois mais en faire l'inventaire par défaut, reste anecdotique. Car son enjeu, son soucis est ailleurs. Il naît de cet art de faire « se répondre » ces multiples récits et leurs démarches particulières. Son importance est dans sa forme qui est son véritable propos. Ce dont il est question relève essentiellement de l'expérimentation d'une écriture poétique.

L'odyssée est d'abord la mise en œuvre d'une forme de poésie qui naît directement de l'acte de filmer. Avant toute intention de faire un film, le soucis d'Isabelle Wuilmart est de voir ce qui se passe quand s'opère une rencontre entre des « images imaginaires » et d'amplifier cette rencontre en la faisant résonner avec d'autres, tout aussi improbables. Ainsi par exemple quand elle se filme respirant une rose, puis filme un soleil levant, on a l'aurore aux doigts de rose. Et c'est magique.
Et c'est cette magie qui donne tout son sens à son film.
C'est en pratiquant ce type de collage inattendu qu'elle brouille les pistes, nous proposant une perception du monde qui ne s'embarrasse plus ni de logique, ni de raison. Pour elle, la confusion est une nécessité, c'est du désordre que survient l'émotion. De là une absence de structure qui crée parfois un effet de brouillard dans la succession des situations. Se présente alors comme un sentiment de « sur place », de mise en attente. Ce qui nous portait semble se déliter. Sans doute mais souvent, il faut bien le constater, ce petit naufrage de notre attention, ouvre à une autre sensibilité, nous fait faire un petit pas de côté et sentir que les propositions du film sont dans ses éclats, ses fulgurances plus que dans le déroulé de son histoire. Ici l'alchimie du montage au service d'une construction narrative cohérente n'est guère de mise. Il ne s'agit plus de mettre deux plans ensembles selon un ordre qui leur préexiste mais d'imbriquer des niveaux de lecture, des regards, des sons, des cadres, des musiques, des lieux qui, interagissant, font surgir l'indicible.

Aussi quand Isabelle Wuilmart filme le Palais de justice de Bruxelles d'une nacelle de la grande roue de la foire du Midi et que, bercée par le va et vient de celle-ci, elle fait de cette monstruosité architecturale un paquebot fendant les flots vers la haute mer, nous prenons le large avec lui, avec elle. Déjà nous respirons les parfums salés des terres océanes, nous entendons les vents furieux battre l'horizon, nous vivons ce balancement fatal qui nous précipite vers l'inconnu, vers l'aventure, le lointain de l'ailleurs. Et c'est cette voix de l'ailleurs qui est ici essentielle. Expérimentation cinématographique sans compromis, L'odyssée l'est dans tous ses états, dans ses bonheurs comme dans ses faiblesses et ce qui vient nous perturber, ouvre à l'imprévu, à cette poésie de l'écriture vagabonde qui fait entendre le chant chaotique d'un poème à la vie toujours recommencé. 

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