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La Cantante de tango de Diego Martinez Vignatti

Publié le 04/06/2010 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Notre coup de cœur du mois : La Cantante de tango. Naviguons avec Helena, chanteuse de Tango, grand espoir de cette musique si proche du monde de l'Argentine. Une Helena profondément et passionnément amoureuse d'un homme qui entend disparaître de sa vie.
« C'est un film sur la perte de l'âme d'une femme, mais c'est aussi un film sur la musique », nous a confié Diego Martinez Vignatti, son réalisateur (in webzine n°126). « Ce qui m'intéresse dans le cinéma, c'est ce qui ne se voit pas. Ce que je veux montrer, c'est l'intérieur de cette femme, son évolution tout au long de son histoire.»
Le tout avec cette temporalité fluide et cette structure elliptique chères au cinéaste.

Premier flash-back, dansons sous la pluie

Dansons chaloupés, dans un tango au tempo bien rythmé. Vous avez dit tango ? Mais où donc cette danse magique et intrépide est-t-elle née ? Dans les faubourgs de Buenos Aires, dans les conventillos (dans les rues hasardeuses de la boca del Riachuelo, généralement en raison des vertus photogéniques de l'endroit ? écrit Jorge Luis Borges, un rien dubitatif. (1) Tout le monde, nous dit-il, s'accorde sur un fait essentiel : le tango est né dans les lupanars (même accord sur la date de cette naissance que personne ne situe ni très avant 1880 ni très après 1890). Quant à cette musique des faubourgs, l'auteur d'Evaristo Carriego souligne qu’elle a toujours été jouée par une guitare à six cordes. D'autres détails confirment encore la thèse des lupanars. Il y a la lascivité des figures, l'évidente connotation de certains titres : L'Epi de maïs, Un sacré coup. Certitude des lupanars donc sur les débuts du tango… C'était autrefois une orgie diabolique, c'est aujourd'hui une façon de marcher, poursuit Borges.
Le temps passe. La crise économique secoue une Argentine au bord de la crise de nerfs, (précédant la banqueroute que vit la Grèce et l'Europe). Le pas de deux du tango, la vie, plutôt que la survie que nous offre la merde de la servitude au saint Marché. Il s'agit de l'un des sujets de Nosostros, le premier film (un documentaire) de Diego Martinez Vignatti, ex-avocat argentin débarqué à Bruxelles (est-ce parce que Julio Cortazar y est né ?) et cinéaste devenu en passant par l'école de cinéma qu'est l'INSAS.

NOSOSTROSDès le générique de Nosostros, nous découvrons, en noir et blanc (dans le format 1.33 de l'époque) l'arrivée d'immigrés européens à Buenos-Aires dans l'avant-guerre de 1939-40. On continue, en couleurs (format 1.66 plus rectangulaire), dans le Buenos Aires de notre siècle, avec ces mouvements de caméra étincelants qui sont désormais la marque de fabrique de Diego Martinez Vignatti, réalisateur et caméraman, dans la lignée de Frederick Wiseman et des frères Maysles. (On pense à ce beau plan qui démarre dans un ascenseur, monte, et nous emmène dans l'entrée de la salle où les habitués dansent le tango, de la lumière extérieure d'une rue actuelle à la lumière intérieure et basse de ce qui semble être un passé).

Autour d'une classe moyenne, basse, désargentée à cause de la crise, il reste la danse et la nostalgie d'un passé qui redevient l'avenir après les folles années de la croissance accélérée. Le film s'articule autour de cette façon de marcher dans un rythme chaloupé et circulaire, mais aussi d'avant en arrière, hommes et femmes réunis.

Second flash-back, la mère à la mer
Le second film du réalisateur, La Marea, est un film comme on les aime. Diego Martinez Vignatti utilise le cadre comme une trace qui joue la part d'ombre (le hors champ) permettant au spectateur d'être actif, de laisser se déployer son imagination. « Le cinéma n'est pas fait pour offrir des réponses, mais pour poser des questions », explique le cinéaste.

LA MAREADans le film, Azul, interprétée par la muse du réalisateur, Eugenia Ramirez Miori, nous plonge dans les abîmes de l'expérience sensorielle d'une femme, seule survivante d'un accident d'auto. Elle décide d'affronter le deuil de son mari et de son fils, isolée dans une cabane au bord de la mer de l'océan Atlantique. Une autre vie que celle d'une mère de famille, une vie dans laquelle elle affronte la nature et où seuls les besoins corporels comptent. Azul est à l’image de cet animal qu'elle découvre, une chienne blessée, qui, petit à petit, va transformer sa survie en un retour à la vie. Le réalisateur belgo-argentin nous montre le point de vue d'Azul, sa vie évoluant de manière quasi organique dans une continuité chronologique. L'état de solitude d'Azul, cet autisme qui la ronge, rendent le film quasi-muet (le réalisateur apporte un grand soin à la bande sonore autant qu’aux cadres).La dernière séquence nous montre Azul se dirigeant vers la mer, y entrant en pleurant. Soudain, elle se retourne, et la caméra nous montre son visage en larmes. Se dirige-t-elle vers la mort, ou revient-t-elle à la vie ? La fin du film laisse la porte ouverte, pas seulement parce que pour Diego Martinez Vignatti, manipuler le spectateur lui paraît indigeste et sans intérêt, mais parce qu'il entend laisser le champ libre à l'interprétation personnelle. Ajoutons aussi que, pour le réalisateur - grand lecteur de Borges et Cortazar - le rêve se confond souvent avec la réalité.
Signalons aussi que le trauma de l'accident d'auto initial du film semble devenu une ligne générale dans le cinéma argentin (Nacido y criado de Pablo Trapatero ou La femme sans tête de Lucrecia Martel).

Canto le retour : la chanson d'Helena
Comme avec La Marea, Diego, dans La Cantante de Tango, son troisième long métrage, circule entre le visible et l'invisible. La passion malmène Helena, chanteuse dont la carrière prend son essor, puis est foudroyée par le manque d'amour d'un homme qui la quitte sèchement (le contraire de Pâris dans l'Iliade). Au bout du rouleau, Helena va-t-elle remonter la pente du traumatisme, telle Ingrid Bergman à la fin de Stromboli (Roberto Rossellini) ou pas du tout comme Jack Nicholson, dans Profession reporter (Michelangelo Antonioni) ? Va-t-elle pouvoir quitter Buenos Aires pour la vieille Europe ?
Le réalisateur, qui n'aime ni les scénarios ni les story-boards, fait confiance à sa part d'inconscient, mais surtout à sa vision du cadrage et du décadrage. Il utilise des panoramiques circulaires couvrant Eugenia Ramirez Miori (Helena), à 180° ou 360°. Eugenia est le centre de ces cercles ou ces demi-cercles chorégraphiés comme du tango, cercles qui montrent aussi son impossibilité à sortir d'elle-même. Une belle orchestration de cette voix du silence de la dépression qu'elle traverse.
Cohérent avec son sujet, Diego Martinez Vignatti n'hésite pas à filmer chaque expression du visage, donnant aux regards une puissance fictionnelle.
Que vous dire de plus ? Remplissez les salles.


(1) Jorge Luis Borges, Evaristo Carriego, Editions du Seuil (traduit de l'espagnol par Françoise-Marie Rosset, préface de E.R. Monegal). Dans une courte préface, Borges écrit avoir cru qu'il avait grandi dans un faubourg mais « la vérité est que j'ai grandi dans un jardin, derrière une grille de fer et de lance, et dans une bibliothèque aux innombrables livres anglais. »

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