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La vie sexuelle des Belges de Jan Bucquoy

Publié le 01/10/1996 par Philippe Simon / Catégorie: Tournage

Il faut toujours prendre la parole

Une démarche et une volonté exemplaires d'un type de création en Belgique : le tournage de La Vie sexuelle des Belges par Jan Bucquoy.
Scénariste de bandes dessinées, peintre, créateur du Musée du slip, puis du Musée de la femme, auteur et metteur en scène de la pièce de théâtre La véritable Histoire de la Femme Nue, Jan Bucquoy s'était surtout fait connaître par son côté provocateur et iconoclaste, entre autres par des actions d'éclats telle que la décapitation d'un buste du roi ou la crémation d'un tableau de Magritte. Le tournage du premier volet de sa trilogie La Vie Sexuelle des Belges nous a permis de découvrir un homme à la pensée vivante, rigoureuse et sans concession, à l'enthousiasme chaleureux et qui affirme qu'aujourd'hui la création ne peut qu'être indépendante et directement ancrée dans la réalité. Une aventure singulière comme l'indique un tournage hors norme à l'instar des préoccupations du film, où chaque chose se fait dans le plaisir, comme par magie et où l'émotion de créer est au centre de l'expérience.

La vie sexuelle des Belges de Jan Bucquoy

Tournage léger travail d'équipe solidaire et responsable où se remarque Michel Baudour au cadre et à la photo, complice éclairé d'un Jan Bucquoy pétant la forme, d'une vitalité communicative et qui dirige juste, clair et précis, allant là où il veut aller et toujours avec cette formidable dose d'humour qui donne toute son importance à l'essentiel et fustige la bêtise jusque dans ces moindres manifestations. Difficile alors de ne pas être sous le charme de cette harmonie unissant chacun et qui fait toute la différence avec d'autres tournages. Car ici se dessine déjà la portée d'un autre engagement, d'un autre "usage du monde", ce désir de vivre le bonheur ici et tout de suite.

 Quinze pages comme Delvaux

"Au point de départ, il y avait la bande dessinée qui était pour moi comme un story board du film. En cours de travail, elle a énormément changé puisque j'ai fait jusqu'à sept versions différentes du scénario. Mais au moins, j'avais une base. Puis j'ai fait comme tout le monde. J'ai déposé une demande d'aide à l'écriture et, là j'en ai pris plein la gueule. Je suis passé en même temps que Delvaux. Il avait quinze pages d'intentions, moi une. Tout de suite je me suis senti revenu à l'école. Il fallait que je fasse mes quinze pages comme Delvaux. Je me suis rendu compte que j'allais m 'épuiser dans ces réécritures de dossier et que ce n 'était qu'un début : m'attendaient aussi les réécritures de scénario, etc. En fait, je ne voulais qu'une chose, que la commission me donne le budget pour payer les salaires. Ce fut non et on en resta là. Je sentais bien que si je restais dans ce type de demande, le film ne se ferait jamais. Je crois que ce genre de commission ne sert que les cinéastes qui sont de bons comptables. Elle te pousse à penser non plus création mais comptabilité et, toi, tu fais un film de comptable. Ce phénomène d'alignement des cinéastes sur une vision commerciale de leur film est très inconscient. Il y a l'Etat, le pouvoir, tu reçois leur argent et quelque part tu vas faire les choses pour leur plaire. C'est incroyable comme cette soumission va vite. Mais moi, je ne suis pas là pour plaire dans le sens de faire plaisir a un tel ou un tel. "

Une seule façon de tourner : l'indépendance 

"Ensuite, j'ai essayé de trouver de l'argent ailleurs et, finalement, j'ai trouvé quelqu'un dans le privé qui m'a fait confiance et m'a avancé un budget, presque six millions, pour la pellicule, les labos, les locations et qui essaie aussi de couvrir les déplacements, les frais des gens et la nourriture. Bien sûr, après le tournage je compte repasser à la commission, leur montrer ce que j'ai fait et faire tout pour que les salaires soient payés et obtenir sur pièces une aide pour la post-production. On verra. Mais de toute façon ce film se fera. Ce tournage, c'est aussi la preuve qu'on peut faire du cinéma indépendant. Je ne conçois pas d'autre façon de tourner. Je crois que cette indépendance se ressent dans le tournage et se retrouvera imprimée dans la pellicule. Grâce à elle, il y aura une sorte de magie dans le film. Le film aura de l'âme. On ne te donne jamais la parole il faut toujours la prendre. C'est comme la grève, on ne te donne pas le droit de faire la grève, c'est ridicule. Il n 'y a de grève que sauvage, de même pour la parole. Il ne faut jamais suivre l'itinéraire que le droit te concède..., sinon ça veut dire que l'urgence n'est pas si urgente que ça. Pour moi, l'indépendance c'est ce qui permet de garder le contact avec le réel. Et le réel, c'est ce qui a toujours intéressé les gens. Pour le reste, ils ont la télévision. C'est dire aussi qu'ici, il n 'y a pas de concession. J'ai un discours direct, populaire au sens où Vilar parlait de théâtre populaire. Mon film met en scène l'histoire d'une génération, la mienne, comme si je racontais ma vie à un copain de bistrot que je n 'ai pas vu depuis longtemps mais avec tout ce que cela comporte d'émotions et d'idéologie. De la B.D. il ne reste pas grand chose mais elle a aidé à dépouiller l'histoire, à aller à l'essentiel. Grâce à elle, quand j'ai écrit le scénario, j'avais déjà un corps et j'ai pu l'affirmer jusqu'à découvrir une sorte de fil conducteur, une approche très serrée, liée en plus aux conditions de production. Car quand tu as cinq millions, et c'est très important, il y a un certain nombre de choses que tu ne peux pas faire. Donc, tu es obligé de resserrer l'histoire, d'aller sans cesse au plus profond de ce que tu dis et d'évacuer les temps morts et les digressions. Les petits budgets imposent sans cesse un recours à l'invention tout à fait passionnant. Les conditions de production du film le déterminent. Et dans notre cas notre très grande mobilité nous permet, tout en restant dans l'esprit du film, de nous adapter et c'est comme cela que tu charges le film, que tu lui donnes une âme, un souffle, une inspiration. "

Les créateurs au pouvoir

" En même temps, c'est un film collectif le film d'une équipe et je suis sûr que les gens le sentiront. Il y a une réelle absence de hiérarchie, même si au niveau de l'organisation, chacun sait ce qu'il fait. Ainsi le film se tourne au rythme de la vie et cela m'intéresse beaucoup. Il y a ce désir de convivialité mais aussi une démarche pour responsabiliser chacun. Pas question d'infantiliser qui que ce soit en l'enfermant dans un rôle Je crois qu'il faut que les créateurs prennent le pouvoir. Il faut qu'ils sortent de la bureaucratie parce que c'est un pouvoir installé qui se croit plus important que la création et qui finit par la tuer. Le vrai créateur se suicide alors ou va en prison parce qu'il est obligé de cambrioler une banque pour survivre C 'est toujours les bureaucrates qui finissent par dire ce qu'est la culture et les créateurs finissent par devenir les guichetiers de cette culture. Il faut donc donner un énorme coup de balai et je pense que c'est ici que cela se passe. On fait un long métrage pas facile, avec 56 personnages, une bonne quarantaine de lieux différents, un peu partout en Belgique et ce, en 23, 24 jours. Et, en plus, il s'agit d'un film historique, avec toutes les contraintes de la reconstitution, les habits, les voitures et le décor changent tout le temps vu qu'on passe de 1950 à 1978. Bref un film hollywoodien avec le budget d'un court métrage belge."

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