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Larguez les amarres d'André Colinet

Publié le 01/01/2002 par Jean-Michel Vlaeminckx / Catégorie: Critique

Le cinéma c'est le lieu du père. - Serge Daney

Larguez les amarres d'André Colinet

Le marché est le cadet des soucis d'André Colinet. Il réalise et produit ses films avec des bouts de ficelle mais en toute liberté. Le formatage est une expression qui lui échappe. En un mot comme en cent c'est un cinéaste indépendant qui traite des sujets qui l'inspirent sans trop se préoccuper du marketing ("Kekseksa ?", dirait-il comme Zazie). Larguez les amarres poursuit la chronique en images d'André Colinet. On n'est nulle part ailleurs que dans le tempo de son vécu, avec ses temps forts (la naissance de sa fille), ses obsessions artistiques et intimes. Au moment de devenir père, André Colinet se penche sur les travaux du père du cinéma belge, Henri Storck, qui représente les débuts du septième art, et sur ceux de Robert Fisher, qui s'intéresse quant à lui à travers les aventures de la cyberculture, au multimédia, à l'avenir d'un support mis en péril par l'électronique mais aussi à l'avenir d'un statut : celui de l'artiste. Qu'est-ce qu'un artiste désormais ? N'est-ce pas quelqu'un qui développe davantage une esthétique de la communication qu'une esthétique formelle ? Le code digital étant différent, dans la gestion de l'information, du code d'information n'assiste-t-on pas à un bouleversement radical de l'art tel qu'il a été conçu depuis des millénaires ?
Ce film qui a l'air de dériver, entrecoupé d'une séquence où l'on voit Boris Lehman projeter lui-même un de ses films (le cinéma est un artisanat d'homme-orchestre), est moins flottant qu'il n'y paraît et la forme en est totalement synchrone avec le sujet : la transmission et la reconnaissance symbolique. Les deux pères sont présents bien qu'ayant disparu tous deux à deux ans de distance. Ils restent des repères.

 

La transmission de l'héritage se fait avec le bébé qui naît, une fille. L'eau du bain du bébé étant le film avec Storck et Fisher, les deux figures emblématiques qui s'y baignent sous la caméra attentive d'André Colinet. Beau passage, combien signifiant quant au problème de la reconnaissance symbolique de l'artiste, que celui où Henri Storck exprime son désespoir lorsqu'il fut, en 1931, hué lors de la projection d'Idylle à la plage, son court métrage projeté en avant-première de M. le maudit de Fritz Lang. "J'étais venu au cinéma avec ma mère et mes soeurs, confie Storck. On était assis au troisième étage du Marivaux. Et j'ai donc assisté à l'effondrement de mon oeuvre de là-haut. Ça m'a fait un choc." Les amis de Storck présents dans la salle répondent aux hurlements par des coups de poing. La séance est interrompue. Autre moment fort, celui où Robert Fisher explique qu'il n'a jamais thésaurisé son savoir : "J'ai fait ça avec la désinvolture des riches, j'ai dépensé mon énergie créative sans compter, sans récolter les fruits de mon travail." Beau plan aussi que celui d'Henri Storck, encadré comme dans une image fixe, frontale, et que Virginia Leirens, pénétrant dans le cadre, vient embrasser. Le tout au ralenti.

 

Film pessimiste sur le rôle de l'artiste dans notre société post-moderne, Larguez les amarres est sauvé par la petite-fille qui vient au monde. La vie continue. Un cliché c'est une image qui ne bouge pas, il n'y en a donc pas dans le film de Colinet, mais des plans tournés à des vitesses différentes : des ralentis qui sont là non pour souligner un effet mais pour étirer le temps. Parce que, pour citer Daney, le cinéma, ce n'est pas de l'image mais du temps.

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