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Lazarus-Mirages, une webcréation de Patric Jean

Publié le 01/05/2013 par Sarah Pialeprat / Catégorie: Événement

De l'art de douter

Au stade de ce que l'on nomme « le doute méthodique », Descartes s'est rendu compte que le doute pouvait être l'instrument idéal pour fonder des certitudes. Partir à la recherche de la vérité dans un projet transmédia où se combinent films documentaires, site web, vidéos, blog, jeux, et débats sur les réseaux sociaux est le pari fou et un brin paradoxal de Lazarus-Mirages. Déconstruire les croyances, les superstitions, les pseudo-sciences et les manipulations de toutes sortes pour faire place au doute et se « désintoxiquer », là réside toute l'ambition de l'expérience Lazarus.

La virtualité nous révèlera t-elle la vérité ? La vérité elle même existe-t-elle ? Bref, de quoi s'arracher les cheveux après les avoir coupé en quatre et s'en faire des blancs.

Derrière cette aventure, un nom bien connu du cinéma belge, le documentariste Patric Jean. Devant, en revanche, un personnage anonyme et masqué, mi-prestidigitateur, mi-monsieur Jack, tentera de vous prouver que l'on peut marcher sur des braises sans se brûler, que vous n'êtes sans doute pas du signe astrologique que vous pensiez être, que les femmes et les hommes ne possèdent pas des cerveaux différents. Remballez vos histoires et légendes urbaines et laissez-vous convaincre par sieur Lazarus.

Mais qui se cache derrière le masque noir ? Dans quel sabir s'adresse t-il à nous ? Et pourquoi cette canne au pommeau doré ? Est-il le justicier qui viendra punir notre crédulité ?

Il y avait, dans toute cette histoire, tant et tant de questions que, découragés de partir en quête de l'identité de ce mystérieux personnage, nous avons essayé d'y voir plus clair avec Patric Jean. Avec ou sans masque ?

Lazarus mirages

 

Cinergie : Comment l’aventure Lazarus a-t-elle commencée ?
Patric Jean :
J’ai été contacté par un homme, anonyme et masqué, qui m’a proposé un projet sur la raison et la pensée sceptique. Ça peut paraître étrange, mais c’est la vérité…

C. : Comment pourrait-on expliquer ce projet à quelqu’un qui n’en aurait aucune idée ?
P. J. :
Il s’agit de voir comment utiliser un certain nombre d’outils intellectuels pour ne pas tomber dans les pièges. Ces pièges peuvent être dressés par d’autres, mais aussi par nous-mêmes, par nos perceptions, nos filtres d’interprétation. C’est une tentative de comprendre, de manière rationnelle, le monde et la place qu’on y occupe. Le but est un but progressiste et humaniste. C’est un projet infiniment politique, qui donne des outils pour résister à une pensée dominante. Dès le départ, le projet a été pensé pour intégrer un système transmédia, c’est-à-dire qu’on ne s’exprime plus sur une seule plateforme, mais qu’on en utilise plusieurs à l’intérieur d’une même expression. On répartit différents éléments de l’histoire sur des plateformes connectées entre elles pour créer un univers. On entre alors dans le processus par différentes portes vers lesquelles il sera aussi possible d’interagir.

C. : C’est donc un univers non-linéaire.
P. J. :
Exactement. Il n’y a aucune plateforme centrale, il y a un propos qui va utiliser différentes plateformes sans qu’il y ait aucune hiérarchie entre les films, le blog, les réseaux sociaux ou le site Internet.

C. : Par quoi faut-il commencer quand on se lance dans ce genre d’écriture ?
P. J. :
On commence comme toujours par avoir un propos, quelque chose à raconter, quelque chose à dire sur le monde. La question du point de vue est la seule chose qui ne change pas. Si l’on n’a pas ça, on ne commence rien du tout, ni livre, ni film, ni projet transmédia..., rien du tout ! Ensuite, il faut réfléchir à ce qui sera le meilleur vecteur pour nous permettre de dire ce qu’on a envie de dire. Chaque forme d’expression va, de manière privilégiée, être adaptée à un certain propos. C’est une autre manière de penser, une autre manière de dire les choses et comment on a envie de les dire.

C. : Quel a été votre rôle exactement ?
P. J. :
Je suis le producteur, l’architecte du projet et le réalisateur de quasiment tout. Je devais valider tout ce qui était fait dans l’équipe, de l’équipe classique de production à laquelle on ajoute toute la partie de gestion communautaire, la partie programmation, la 3D, etc., au total une quarantaine de personnes. Maintenant que j’ai eu cette expérience, je ne recommencerai plus à travailler de cette façon. La journée ne suffisait pas pour simplement valider ce qui se faisait ! Si je devais refaire ce projet, je ne réaliserais pas les films, par exemple. Du coup, je sais qu’il y a des choses complètement ratées parce que c’est humainement impossible de s’occuper de tout. On devait faire un troisième film sur la manipulation médiatique, mais c’était trop, et financièrement, ce n’était pas possible non plus.

 

Lazarus mirages

 

C. : Qui a financé le projet ?
P. J. :
Nous avons été aidés par la RTBF, France télévision, Wallimage qui a pris beaucoup de risques, le WIP, Media, et beaucoup par le CNC qui a donné le plus gros financement jamais donné pour un transmédia. La production est très complexe car elle oblige à mélanger les pratiques et les métiers. Il faut donc une passion folle pour se lancer dans le transmédia car c’est bien plus difficile que de monter des films. Ça met autour de la table des partenaires très différents, qui ne parlent pas du tout le même langage. On est encore au niveau de l’expérimentation. J’ai la sensation d’être dans une grotte en train de peindre sur les murs avec une peau de bête sur le dos, et je dis ça très sérieusement.

C. : Il faut encore tout inventer ? Inventer un nouveau métier ?
P. J. :
Oui, celui d’architecte transmédia et travailler exactement comme un architecte qui dessine les grandes lignes, choisit les formes, mais ne décide pas de la couleur des portes ou de l’endroit où mettre les prises de courant. Dans une écriture comme celle-là, la notion d’auteur est totalement bouleversée. Lorsque je fais un film documentaire, je suis l’auteur de la première image jusqu’à la dernière. Dans une expérience transmédia, on est plus du tout dans ce schéma. On est dans un travail d’architecte comme je disais, mais l’œuvre en elle-même c’est non seulement le bâtiment, mais aussi tout ce qui se passe à l’intérieur. Cela veut dire que l’architecte donne des directions possibles, mais il ne sait pas exactement ce que les gens vont faire à l’intérieur, il ne le maîtrise pas. La notion d’auteur est beaucoup plus diluée. Du coup, la question du droit d’auteur doit être totalement repensée dans ce genre de projet. Pour les deux films qui sont passés à la télévision, on reste dans un système classique, mais pour tout le reste, il n’y a pas de droit d’auteur. C’est une question difficile le droit d’auteur, sur Internet. Si on commence, il y a des gens qui vont recevoir des sommes folles en filmant leur caniche qui joue du piano, d’autres qui feront des choses intéressantes mais sans audience et ne gagneront rien. C’est compliqué à gérer.

C. : Peut-on évaluer la participation des internautes ?
P. J. :
Je ne le sais pas précisément, et je dois dire que cela m’intéresse assez peu, en fait. On sait très bien ce qui marche sur Internet, en dehors du sexe, ce sont les chihuahuas qui dansent et les perroquets qui parlent. Quand on vient avec un projet sur la raison et la pensée sceptique, a priori, on n’est pas censé faire beaucoup d’audience. Ce que je sais, c’est qu’il y a eu quatre millions de pages vues en quatre mois. Je sais aussi que l’on a été suivi par de très gros comptes Twitter, des gens qui sont dans la culture du Net à un très haut niveau. C’était un public de spécialistes de la culture numérique, plus politisé et plus pointu et ça, c’était très intéressant.

C. : Aujourd’hui, il n’y a plus d’interaction avec les internautes.
P. J. :
En effet, Lazarus a dit qu’il se mettait en veille. Lorsqu’on lit le nombre de commentaires sur Facebook, c’est très émouvant ! Beaucoup d’internautes sont déçus de son départ. Aujourd’hui, il réfléchit pour voir s’il va de nouveau s’exprimer ou pas.

C. : Pour en revenir justement à ce personnage mystérieux, il parle un langage étrange : une création ou une vraie langue ?
P. J. :
Il parle une langue d’Europe de l’Est, mais il parle aussi très bien français. Est-ce que c’est une vraie langue, ça ! Lazarus est une métaphore de la question « qui parle ».
Ce qu’il nous dit, c’est qu’il faut être capable, face à ce qu’on voit, ce qu’on entend, de suspendre son jugement. Tout le monde a un avis sur tout, et cela, sans aucune expertise. Il suffit de lancer à un dîner des sujets comme l’homéopathie ou la prostitution, tout le monde a un avis à donner sans avoir rien lu ! Tout le monde fini par croire n’importe quoi !

C. : Que répondriez-vous à ma vénérable grand-mère qui disait que pour avoir un but dans la vie, il était nécessaire de croire. Pas nécessairement en Dieu, croire tout court…
P. J. :
Je suis totalement d’accord avec elle, mais je crois qu’elle se trompait de mot. Je pense que le terme qu’elle aurait dû employer c’est « avoir des convictions », ce n’est pas la même chose que croire. La croyance est le fait d’adhérer à un système de pensée sur l’organisation du monde. Croire, c’est ne pas remettre en question. La conviction, elle, admet la remise en question.

C. : Vous seriez partant pour une deuxième expérience transmédia ?
P. J. :
Oui, j’en ai envie ! J’ai envie de continuer à chercher, à creuser. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir. Je continue à m’intéresser à cet aspect non linéaire, à un univers interactif. Maintenant, je pense que personne n’a encore trouvé une manière de faire qui soit aussi forte d’un point de vue émotionnel que dans un film. Mais il faut continuer à chercher, même si le média fait encore résistance.


Pour découvrir cet univers de vos propres yeux et si vous osez y entrer, vous pouvez vous rendre sur :

www.lazarus-mirages.net (le site)

http://lazarus.owni.fr (le blog)

www.lazarus-jeu.net (une énigme casse-tête)

 

Entretien paru dans le Bilan des Auteurs SACD-Scam (2012)

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