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Le cercle des noyés de Pierre-Yves Vanderweerd

Publié le 11/12/2007 par Anne Feuillère / Catégorie: Sortie DVD

Que l’histoire voie le jour
En anglais, le film s’intitule Drowned in oblivion. Noyés dans l’oubli. Noyés par l’oubli. Les derniers mots de Fara Bâ, en voix-off sur son propre portrait, immobile, droit et digne face à la caméra seront : « comme si rien de tout cela n’avait existé ». Ce magnifique documentaire fait justement œuvre de réparation. Cela a bien existé. Cela a eu lieu. Mais comment raconter, comment filmer l’emprisonnement, ce qui justement devait être étouffé ? Comment, dans l’obscurité des cellules, derrière les murs d’un fort, dans la lumière aveuglante du désert, tenter de percer la nuit de l’oubli ?  

Le cercle des noyés de Pierre-Yves Vanderweerd

Ce DVD, un bel objet, sobre, noir, gris et blanc est à l’image de ce film bouleversant, d’une pudeur et d’une sobriété qu’il ne faudrait pas trahir ici. Il s’accompagne d’un petit livret bilingue où quatre textes critiques l’éclairent. Le premier est signé Kyrié Simon Luang, lui-même écrivain et cinéaste. Un article du rédacteur en chef de Vertigo et critique aux Cahiers du Cinéma, Cyril Neyrat. Un autre de Simone Vannier, du Festival Documentaire sur Grand Ecran. Un texte enfin de Jacqueline Aubenas. Ces textes sont introduits par une présentation du réalisateur lui-même sur sa démarche. Il rencontre, à Nouakchott en 1996, d’anciens prisonniers politiques des FLAM (Forces de Libération Africaines de Mauritanie). Mais la Mauritanie est toujours entre les mains de ceux qui les mirent en prison, le président Ould Taya. À la volée, il enregistre et recueille leurs témoignages. Jusqu’à ce que Fara Bâ, celui qui vient raconter leur histoire à tous en voix-off dans le film, émette lui-même le souhait que ce film existe : « Il disait aussi que si ce film ne voyait pas le jour, leur histoire finirait par être oubliée de tous ». Entre temps, le dictateur est renversé. Le film peut naître.

À partir de ces témoignages, avec Fara Bâ, un texte est écrit puis traduit en Peul (la population noire de la Mauritanie, pays maure, vient principalement de la frontière voisine, le Mali). Le film se développe autour de cette voix qui lit et raconte, il évolue dans l’obscurité de la mémoire qui tente de se frayer un chemin jusqu’au jour.

Le récit de Fara Bâ procède lentement, c’est un récit presque appliqué, un récit sobre où l’émotion déborde rarement, fait de détails concrets. Il commence par ce rêve qui ouvre le film, ce rêve d’un chameau qu’on abat, ce rêve qui va presque contaminer toute la matière du film, la faisant vaciller, tel un mirage, entre rêve et réalité. Nous suivons pas à pas, du début à la fin, ce parcours vers l’oubli. Après les arrestations, après un an d’emprisonnement dans la capitale, le voyage vers le fort de Oualata, kilomètres après kilomètres, de plus en plus loin dans le désert, là où ces hommes vont connaître, pendant plus de deux ans, l’enfermement, la faim, la maladie, la souffrance, les travaux forcés, la torture, la mort réelle de leurs compagnons, et celles, symbolique, de leur humanité et de leur existence, entre ces murs, oubliés de tous, au fin fond du désert. Très peu de son direct. Très peu de témoignages face caméra : deux, une femme réfugiée sous ses voiles blancs raconte son mari avant qu’il ne parte là-bas ; un garde face caméra raconte son rôle au fort. À peine deux points de vue extérieur sur les prisonniers. Et les images d’un pays aujourd’hui.

Vanderweerd tourne son film dans un très beau noir et blanc et capte le paysage de la Mauritanie. Tantôt envahis par le sable et le vent, les longs plans d’ensemble fixes se brouillent, sont flous, le paysage lui aussi peu à peu devient comme fantomatique. Parfois, très nette au contraire, l’image accuse les contours de la lumière aride du désert. Le fort lui-même, dressé au loin sur sa colline, au milieu de nulle part. Quelques plans en intérieur. La nuit. Le jour. Quelques scènes du quotidien de chameliers, de la ville, d’un homme qu’on imagine être le gardien de ce fort déserté.

Parfois, enfin, l’image, très contrastée, trouée d’ombre et de lumière, devient fantasmagorique. Discrètement expressionniste parce que toujours sobre et simple dans ses symboles, Vanderweerd reconstitue l’imaginaire de la voix. Comme ce plan d’oiseaux croassant dans le ciel gris figure, préfigure, ce que raconte Fara Bâ: l’impossibilité de s’échapper du fort sous peine de mourir dans le désert, de finir en carcasse bouffée par les rapaces.La voix, venue de l’ombre et du silence, met à jour l’histoire. Les images se fraient un chemin en elle, tentant d’illustrer, de donner à voir ce qui fut invisible, ce qui ne peut être montré. Elles reconstituent un peu de réalité flottante entre le sable et le vent. D

ociles et humbles, elles accompagnent le travail douloureux du témoignage, de la mémoire.
Et là, le film prend forme dans cet écart entre la voix et les images, entre cette voix de la mémoire, qui raconte un passé qui ne vit plus que par son intermédiaire et les images captées, reconstituées, illustrées de l’aujourd’hui. Alors on peut parler de poésie à propos de ce documentaire, parce que la poésie, qui n’a rien à voir avec un genre littéraire, est en elle-même un mode d’appréhension du réel. Parce que la poésie creuse cet écart entre l’intime et le réel pour les donner tous deux à voir et à sentir, noués en elle. Parce qu’à travers elle, c’est l’intuition de la vérité que l’on expérimente dans l’émotion. Le cercle des noyés est un film poème. Un DVD édité par le Gsara. Un film produit par Cobra Films, Zeugma Films, en coproduction avec le GSARA, le CBA, Images Plus, les Ateliers du Laziri. Avec le soutien du Centre du Cinéma et de l’Audiovisuel de la Communauté française de Belgique, du CGRI, de la Régions Bruxelles-Capitale, du Centre National de la Cinématographie, de la PROCIREP, d’ANGOA. Développé avec l’aide du programme MEDIA.

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