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Le Chant de la mer de Tomm Moore

Publié le 10/02/2015 par Juliette Borel / Catégorie: Critique

Deuxième film d’animation 2D du réalisateur irlandais Tomm Moore, Le Chant de la Mer puise dans le terreau de toute la tradition légendaire celte. Si Brendan et le Secret de Kells suivait les pas des moines copistes du Moyen-Âge, le Chant de la Mer nous entraîne dans les aventures contemporaines de Ben et de sa jeune sœur, Maïna. Leur mère a disparu à la naissance de la fillette qui est depuis lors restée muette. Le jour où Maïna se révèle être une Selkie tout comme sa mère, les deux enfants sont contraints de quitter le phare de leur père. Personnage féerique, la Selkie est une femme phoque qui dépose sa peau de bête en arrivant sur terre. Seul son chant sera capable de délivrer le petit peuple, ces êtres magiques transformés en pierre par Macha, la sorcière aux hiboux. Commence alors pour les deux enfants un dangereux périple.

Le chanr de la mer de Tomm MooreLa Selkie incarne la problématique centrale du récit : comment vivre avec sa nature double, et son corollaire, le déchirement ? Selon Tomm Moore, la Selkie « a cet extraordinaire pouvoir de faire le lien entre deux mondes... Dans le film, l’eau et la terre sont sur un plan d’opposition. La première est du côté de l’inconscient, des rêves, la seconde du réel, de la vie quotidienne. L’eau nous relie aux rêves et la source sacrée souterraine ouvre la porte d’un monde féerique. J’aime l’idée qu’en français « mer » et « mère » se prononcent de la même façon. »

Suivant le schéma structurel du conte merveilleux, les personnages vont traverser une série d’épreuves initiatiques afin de parvenir à une métamorphose, une réconciliation de leurs deux moitiés ou une acceptation de leur dualité. Ainsi Ben, le grand frère peureux conquiert sa dimension courageuse en protégeant sa sœur. Il lui laisse enfin sa place. Maïna apprend à grandir selon son appartenance ambivalente, son métissage et répare le trauma inscrit dans son corps en recouvrant la parole. Le père parcourt le travail de deuil, il sort de son mutisme et de sa posture démissionnaire. La sorcière Macha se voit ré-insuffler son humanité : elle retrouve les sentiments dont elle s’était privée en les enfermant dans des bocaux, pour ne plus ressentir la douleur. Chacun prend sa leçon : l’isolement et l’anesthésie ne sont qu’une étape, un retranchement temporaire. La tristesse et la douleur se font nécessaires, composantes du monde et créatrices de lien au même titre que les autres émotions.Si la famille est parvenue à construire un équilibre, à ressouder son socle, c’est aussi l’univers qui plus globalement va retrouver son harmonie. Grâce aux deux enfants, rêves et créatures magiques peuvent à nouveau cohabiter et interagir avec le monde des humains et sa réalité.

le chant de la mer de Tomm  MooreLe réalisateur développe un univers graphique prolifique, convoquant une large palette d’influences picturales. Il revendique sa filiation au peintre paysagiste irlandais Paul Henry (1876-1958) pour l’esquisse nuancée des lumières rasantes. Les décors s’inspireraient aussi d’artistes plus modernes comme Klee, Kandinsky ou Basquiat. Le foisonnement de motifs donnant matières aux roches et à la végétation rappelle les jeux de texture et les ornementations des drapés de Gustave Klimt. Les tourbillons, l’écume des vagues évoquent la stylisation du bouillonnement marin de l’œuvre d’Hokusai. Les aplats, l’écrasement des perspectives renforcent l’empreinte du maître symboliste autrichien et des estampes japonaises mais renvoie aussi, tout comme dans Brendan et le secret de Kells, à l’art des enluminures du Moyen-Age. L’héritage graphique du Chant de la Mer s’enracine plus en profondeur encore : « Le site archéologique de Newgrange (tumulus structuré d’immenses blocs de pierre, concentrés sur un couloir menant à une chambre mortuaire datant du Néolithique) où l’on peut observer sur certaines pierres des tracés rupestres, lignes parallèles ou radiales, ont beaucoup inspiré le design du film. (…) Nous avons joué de ce motif circulaire pour signifier parfois un sentiment de bien-être et de protection, parfois d’angoisse, d’emprisonnement et de piège. D’autres lieux comme l’île surnommée « Sleeping Giant » qui ressemble à un géant endormi sur le dos, les mains posées sur son ventre, ont inspiré le graphisme de Mac Lir (le Géant pétrifié par Macha et devenu rocher)».

La nature est habitée par le fantastique, la magie. L’animation des décors rend sensible cette conception quasi animiste. La quête des deux enfants vient rétablir l’agencement cosmique entre nature et culture. L’importance sociale du mythe est fondatrice, il est générateur de sens. Le film affirme le caractère indispensable de sa réactualisation par le rite en revisitant les légendes populaires. Tomm Moore s’appuie sur une polyphonie d’inspirations : contes et récits merveilleux, citations artistiques variées, diversités du paysage irlandais, histoire personnelle. Il tisse entre ces sources multiples un filet aux mailles serrées et délicates, où chaque fibre est essentielle et constitutive, à l’image de la masse capillaire du Grand Chanaki, le druide fantasque. Chacun de ses cheveux contient une histoire, ils s’enroulent et prennent vie. Le druide est à lui seul la mémoire de toute la mythologie gaëlique. Sa pilosité tout du moins, car lui, de mémoire, il n’en a guère plus qu’un poisson rouge : « Le Grand Chanaki nous rappelle combien la transmission est fondamentale pour les générations à venir. Vestige d’une tradition orale qui se perpétue encore de nos jours en Irlande, les « Seanachai » sont des conteurs, des passeurs de mémoire... ». Le projet du film est né d’une promenade en bord de mer. Le réalisateur et son fils y ont découvert des phoques échoués et dépecés par les humains. De là a ressurgi tragiquement la figure de la Selkie, bafouée par l’oubli de l’homme moderne. Tomm Moore re-sacralise Selkies, sorcières, géants et petit peuple. En se réappropriant le patrimoine celtique, Le Chant de la Mer nous offre une magnifique fable écologique et intemporelle.

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