Cinergie.be

Le chant des tortues de Jawad Rhalib

Publié le 15/06/2013 par Dimitra Bouras / Catégorie: Entrevue

Rien ne sert de courir, il faut partir à point

Le printemps arabe a suscité de nombreux espoirs auprès des citoyens tunisiens ou égyptiens, mais également auprès des démocrates du monde entier. Une leçon de démocratie était donnée par un peuple qu'on imaginait, en Occident, embrigadé entre la censure et la religion.

2011 fut l'apogée des mouvements contestataires et révolutionnaires qui secouèrent le monde arabe. La déception quant aux aboutissements fut à la hauteur de leurs espoirs. Il y eut un pays dont on n'entendit peu parler dans cette mouvance moderniste : le Maroc de Mohamed VI, grand oublié des médias. Les manifestations et rassemblements ne comptabilisaient peut-être pas autant de citoyens - ou peut-être la répression ne fut pas aussi drastique - mais la contestation fut bel et bien réelle. On la nomma Mouvement du 20 février (2011), date à laquelle 40.000 personnes manifestèrent dans plusieurs grandes villes du royaume. Jawad Rhalib, cinéaste belge d'origine marocaine, est parti à la rencontre de ces jeunes (femmes pour la plupart), pour recueillir leurs espoirs, leurs revendications et, leurs déceptions. Le Chant des tortues en est le résultat, 90 minutes de découverte d'une société que l'on croyait toute autre. Le Chant des tortues est actuellement projeté à l'Aventure et à Flagey.

Cinergie : Pourquoi ce film s'appelle t-il le Chant des Tortues ?
Jawad Rhalib 
: C'est en référence à la fable Le Lièvre et la tortue. Le lièvre tunisien et égyptien a été très vite dans la révolution, mais on voit aujourd'hui le résultat. Le Maroc, c'est la tortue, parce que le changement se fait en douceur ; lentement mais, j'espère, sûrement.

C. : Tu estimes que la révolution au Maroc est plus profonde qu'en Tunisie ou en Egypte ?
J. R. :
La révolution ou le mouvement de révolte appelé le Mouvement du 20 février était dans la rue pendant deux ans. Actuellement, il s'est arrêté, mais il a donné naissance à d'autres revendications, pour l'éducation, contre la corruption, pour la culture et la laïcité. Si le Maroc avait vécu un changement politique, quels partis auraient pris la relève ? On n'est pas prêt à ce changement. Cette jeune génération qui émerge a amorcé une révolution dans la mentalité plutôt que dans la rue.
Moi, j'ai été éduqué dans la peur, ma génération a été éduquée dans la peur, mais cette nouvelle génération éduquera ses enfants dans la contestation, la revendication de la liberté, de la dignité et de la justice.

le chant des tortues

C. : Cette génération n'est peut-être pas dans la peur, mais elle semble se trouver dans le désarroi car la situation ne bouge pas… On a presque peur qu'elle laisse tomber les bras.
J. R. :
Oui, et c'est propre à cette génération. C'est une génération Facebook, Internet. Tout va vite pour eux. On le constate dans la confrontation entre l'ancienne génération, à travers le journaliste Khalid Jamii, et les jeunes révolutionnaires. Lui, leur parle de 50 ans de combat et qu'il est prêt à continuer, mais eux, ils veulent tout, tout de suite : tout changer, tout chambouler. Mais c'est impossible, il ne faut pas oublier qu'on apprend encore à débattre, à discuter, on apprend encore la démocratie. En Europe non plus les changements ne se sont pas faits en un jour. C'est normal qu'ils soient déçus puisqu'ils croyaient réellement qu'ils portaient le changement total. Alors, aujourd'hui, ils apprennent à attendre, ils apprennent ce que c'est que la politique, ce que c'est que le débat. C'est ce qui donne naissance à ces petits mouvements pour défendre les étudiants, la laïcité, les agoras, etc. Aujourd'hui, chaque fois que les jeunes et moins jeunes sortent dans la rue, c'est pour une revendication bien précise. Au Maroc, les manifestants n'ont jamais crié « Dégage ». Ils ne réclament pas un changement de régime, ils ont des revendications sociales et économiques bien précises.

C. : Comment expliquer le peu de médiatisation des mouvements de révoltes marocains ?
J. R. :
Il y a plusieurs explications : la relation historique entre le Maroc, l'Europe et les Etats-Unis, le fait que le roi soit jeune. Ben Ali, Moubarak et Khadafi sont d'une ancienne génération. Les dirigeants européens soutiennent ce roi jeune, car ils ont espoir en sa capacité de changement. Il y a aussi la crainte que cela puisse basculer, comme en Tunisie ou en Egypte, dans l'islamisme. De plus, au début des mouvements de contestation, la presse espagnole a été mise à la porte. Al Jazeera, qui était derrière le renversement de Moubarak en relayant l'information en Egypte, a retiré ses caméras du Maroc. L'information n’a pas franchi les frontières. Les médias marocains sont dans la crainte. Les partenaires que j'avais auparavant pour mes autres documentaires m'ont bien précisé qu'ils allaient surveiller de très près mon travail, ils ne voulaient pas qu'on puisse avoir une mauvaise image du Maroc.

C. : Est-ce un hasard ou une recherche d'esthétisme que l'on croise surtout des jeunes femmes militantes dans ton film ?
J. R. :
Je suis très sensible à la question des femmes. La fiction que je suis en train de préparer s'appelle l'Insoumise, et c'est bien d'une femme qu'il est question. Sur le terrain, j'ai été étonné de voir la présence de ces jeunes femmes leaders. Ce sont elles qui mènent le combat, qui ont pris en main les revendications. L'idée de l'Agora, c'est une femme qui l'a lancée, c'est une jeune fille qui a pris en main l'Union des étudiants marocains pour le changement du système éducatif, etc. Elles sont bien plus courageuses que les garçons, et j'en suis admiratif. Elles ont effectivement plus à défendre, et elles craignent que si elles ne sont pas présentes dans le combat, elles risquent d'être oubliées.

C. : Le Chant des tortues est un hommage à la jeunesse engagée qui porte en elle les germes du changement.
J. R. :
La présence des jeunes dans les rues prouve qu'ils s'intéressent à autre chose qu'à la musique et au divertissement, et pas seulement au Maroc. En Europe, le mouvement des Indignés a surpris tout le monde. Ces jeunes, qu'ils soient au Maroc, en Europe, ou ailleurs se ressemblent, et c'est Facebook qui les relie. La peur a changé de camp. Nous, nous étions sous haute surveillance, maintenant, c'est le pouvoir qui est sous haute surveillance. Il y a des agences de presse partout, ce sont les cyber-cafés, il y a des reporters partout, munis des caméras de portables. Dès qu'il se passe quelque chose, c'est filmé et envoyé immédiatement sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, on lutte contre la corruption à travers un portable. De nombreux gendarmes et hauts dignitaires sont en prison parce qu'ils ont été filmés pris sur un fait de corruption.

C. : Tu profites de ton film pour présenter un groupe de rock qu’on n'a pas l'habitude d'entendre dans les médias marocains, avec des paroles crues et particulièrement engagées.
J. R. 
: À la télévision marocaine, on entend que les chants religieux et ceux à la gloire du roi et du système. Mais les chanteurs qui dénoncent, qui ont des paroles engagées existent. Le groupe Hoba hoba Spirit que je rencontre dans mon film compose de magnifiques chansons, avec des paroles fabuleuses qui racontent des histoires comme des films. Ils font leurs représentations dans les soirées, les concerts, les boîtes de nuit, etc. Ils ont un public extraordinaire. Leurs chansons collaient très bien avec ce que j'avais envie de raconter, je n'avais pas besoin de commentaires, leurs paroles sont très explicites.

C. : Mais ce ne sont pas des concerts clandestins, ils peuvent se produire ouvertement. On n'est pas vraiment dans une dictature.
J. R.
 : On est dans une semi-dictature. Une situation ambiguë où le pouvoir relâche à temps la pression pour empêcher la cocotte minute d'exploser, tout en contrôlant. Il ne faut pas oublier qu'il y a pas mal de jeunes du 20 février en prison et que la presse est contrôlée.

C. : Le Maroc est ton sujet de prédilection.
J. R.
 : J'ai touché à d'autres sujets que le Maroc, mais c'est vrai que j'ai beaucoup de choses à régler avec le Maroc. Ça fait 15 ans que je vis en Belgique, mais quand j'étais jeune, à Meknès, à côté de l'abrutissement de la télévision, il y avait un ciné-club où j'ai découvert Fellini, Truffaut, le cinéma brésilien, espagnol, argentin, etc. Mais j'ai beaucoup souffert de la censure au Maroc, je ne suis pas proche de ce système, et il y a des choses que je devais et dois dénoncer. Et il y a encore beaucoup à dénoncer.
Là, je prépare un long métrage de fiction, Trois sœurs, qui se passe en Belgique, dans la communauté marocaine de Belgique. C'est un monsieur de la première génération qui a trois filles et qui a peur pour leur virginité, qui veut les protéger des hommes et va les enfermer dans une ferme. Mais un jour, il meurt, et les filles doivent sauver la ferme qu'il leur a laissée avec des dettes. Dans ce film, je veux dénoncer les pratiques des instances belges qui ferment les yeux devant certaines injustices commises dans les communautés d'origines étrangères.

Tout à propos de: