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Le Goût des myrtilles de Thomas de Thier

Publié le 15/10/2014 par Anne Feuillère / Catégorie: Critique

La dernière aventure 

 

De son premier long métrage de fiction, Des plumes dans la tête, Thomas de Thier disait qu'il racontait, plus que la disparition d'un enfant, le deuil de l'enfance. C'était peut-être alors le film de la maturité, après la trilogie du voyage constituée de À la recherche de l'oiseau blancLes Gens pressés sont déjà morts et Échographies. Dix ans plus tard, son nouveau film prend des allures de retour en enfance. Dans la vieillesse, c'est du corps, du couple, du monde qu'on tente, sans doute, de faire son deuil. Mais l'enfance, elle, est au bout des doigts. Le goût des myrtilles est un film envoûtant et bouleversant, baigné jusqu'au bout d'une belle superbe, la morgue enfantine qu'il faut peut-être pour aller à la mort comme on part en voyage. Car vieillir, mourir, disparaître, oui, mais que ce soit au moins avec l'appétence de l'enfance, son insatiable curiosité, son inépuisable capacité à s'enchanter.

Le Goût des myrtilles de Thomas de Thier

Des chuchotements ouvrent l'écran à la lumière jaune et chaude d'une bougie dans le noir. Une vieille femme se découpe dans la nuit pour raconter aux enfants qui l'entoure une histoire de papillons attirés par les flammes. Le conte commence. De papillons en papillons, de renards en myrtilles, d'estampes érotiques en conte japonais suranné, Le goût des myrtilles s'achemine lentement vers un univers magique et poétique, hanté par la mort et traversé d'une tendresse bouleversante. Poème cinématographique à l'éblouissante beauté plastique, le film se construit sur une narration extrêmement ténue qui noue les métaphores, les motifs visuels et sonores, les images hallucinées et les échappées rêveuses, pour tresser l'histoire d'un inéluctable trajet vers la mort. D'allers en retours, d'évocations en voix off, d'images réalistes en inserts contemplatifs, il brouille les pistes, accumule de la lenteur et mélange les instants. Et doucement, il bascule tout entier dans une sorte de réalité fascinante et indéfinissable : Qui parle, qui appelle ? Qui est mort, qui est vivant ? Mais puisqu'il faut une histoire, Jeanne (Natasha Parry) et Michel (Piccoli) se retrouvent pour leur pèlerinage annuel, le mausolée qu'ils ont bâti pour leur fils mort depuis des années au milieu de la forêt. Encore le deuil d'un enfant, interminable et ritualisé. Encore un voyage qui brasse, en une seule journée, les souvenirs, les anciens rêves et les derniers adieux.

 

Crépusculaire et tendre il flotte, dans le second long métrage de Thomas de Thier, des senteurs dignes des Fraises sauvages, de Fanny et Alexandre ou de Saraband, les films de Bergman les plus marqués sans doute par la nostalgie de l'enfance à l'approche de la mort, par cet adieu au paradis perdu. Mais s'il y avait une équivalence à la forme narrative et visuelle qu'a pris le film, ce serait sans doute du côté de l'Orient qu'il faudrait aller la chercher. Avec son conte outrageusement mis en scène, ses estampes érotiques, sa forêt mystérieuse aux apparitions irréelles qui fait résonner un certain cinéma asiatique bourré de fantômes, avec ses inserts lyriques sur la vie organique et végétale, Le goût des myrtilles évoque sans cesse un Orient mystérieux et fantasmé. Cet ailleurs exotique et lointain se mue en un horizon aussi fascinant que l'autre côté du miroir, l'appel vertigineux de la mort dans ses mystères. Alors, le film prend parfois des allures de théâtre No, avec une mise en espace proche du théâtre et des effets très expressifs, voire expressionnistes. Au contraire, à d'autres moments, il se mue en une sorte de butô, cette danse japonaise faite d'une succession infime de mouvements très lents qui traversent le danseur dans une épaisseur temporelle énigmatique et hypnotique, mouvements aussi mystérieux et profonds que le fond d'humanité sur lequel on évolue. Loin de la danse orange et démoniaque des hommes du camion-poubelle aux premières images du film, Jeanne et Michel sont ces danseurs lents et usés, tendres et fatigués d'un butô archaïque, ancestral, qui mêle vie et mort, qui réunit les contraires et les annule, qui fait affleurer l'enfance dans la vieillesse.

 

Film ambitieux et éprouvant, Le goût des myrtilles accumule les images comme un puzzle aux pièces mélangées qu'il nous revient de reconstituer. Prenant parfois le risque de l'opacité, insistant à d'autres moments - presque brutalement - sur ses symboles, il échappe parfois de peu à l'outrance. Mais jamais il ne cesse de faire vibrer les sens et les émotions. Et il doit beaucoup à la beauté un peu perdue, souvent grave et parfois mutine de Natasha Parry, à la présence bouleversante de Michel Piccoli. La scène où il s'acharne sur une émanation enfantine de lui-même réitérant sans cesse sa question terrifiante « Tu es mort ? Tu es vivant ? » glissée dans un rire grimaçant est un véritable moment de déchirement. Jeanne et Michel, au fil de cette chasse aux papillons, de cette quête aux fantômes et aux rêves, scandés par trois cartons et le compte à rebours que la voix off de la vieille femme nous égraine, s'acheminent tous les deux lentement vers la disparition, la mort à laquelle, entre douceur et fureur, ils s'abandonnent, ensemble, tels deux gamins éperdus de terreur et d'émerveillement. La mort serait cette dernière aventure possible, le dernier territoire à explorer, et les mots de Michel, les derniers mots du film, sont comme une adresse tendre en guise de consolation. Il reste encore ça, donc, quand on s'abandonne à l'inéluctable.

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