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Le pay-in, pay-off : procédés typiquement scénaristiques.

Publié le 01/10/2000 / Catégorie: Métiers du cinéma

On a parle peu (hormis dans les revues spécialisées comme Synopsis) et cependant le scénario est une étape décisive de l'écriture narrative d'un film. Luc Jabon vient de publier dans les n° 25 et 26 de Répertoires un texte qui excitera - n'en doutons pas - la curiosité de tous les professionnels de l'écriture scénaristique et de nos fidèles internautes qui ont déjà eu l'occasion de faire connaissance avec l'auteur.Il y a quelques temps déjà, nous nous étions promis de revenir sur ces procédés typiquement scénaristiques que nous utilisons dans notre écriture, parfois sans même nous en rendre compte. Y revenir pour y réfléchir, mais aussi pour en tirer peut-être un jour non pas une théorie mais plus simplement, une méthode…

 

 

Tout le monde le sait, le propre du scénariste, c'est que chaque page qu'il écrit vaut du temps. Un temps sur lequel le spectateur, à la vision d'un film en salle, ne revient pas; le retour en arrière n'étant qu'une vertu (ou un vice selon le cas) du magnétoscope. Pourtant, les scénaristes ont imaginé un stratagème qui leur permet néanmoins de revenir sur ce qui a eu lieu et sans utiliser pour cela le procédé du flash-back. C'est le système du pay-in pay-off (en Amérique, on dit aussi, comme on nous le rappelait à juste titre, set-up pay-off ou encore planting pay-off).



De quoi s'agit-il exactement ?

Dans tout scénario, un tas d'événements, d'actions, de paroles, de comportements entrent et interviennent dans une intrigue. L'idée du pay-in pay-off, c'est de ne pas simplement les faire entrer mais aussi de les faire sortir.
Et de le faire systématiquement. Qu'est-ce à dire?

Partons d'un événement insignifiant : un gars ouvre une porte. Elle grince en s'ouvrant, émettant un bruit caractéristique. Voilà un pay-in possible. Vous pouvez, à chaque fois que la scène se représente à nouveau, reprendre : le gars ouvre la porte, elle grince etc... Ça reste un pay-in. Il n'y a rien de neuf à se mettre sous la dent. Nous sommes dans la répétition.

Mais si on utilise la pratique du pay-in pay-off, tout devient très différent. Pay-in : le gars ouvre etc... pay-off : le même gars ouvre, plus tard, la même porte et cette fois, elle ne tremble plus... Un déclic se fait dans sa tête : qui l'a huilée etc... Ce petit événement de rien du tout peut soudain prendre un tout autre sens. La première règle du pay-in pay-off c'est donc de toujours les lier l'un à l'autre. La deuxième, c'est que tout ce qui "entre" dans un récit, sous quelque forme que ce soit (réplique, geste, comportement, action, sous-entendus, non-dit etc…) "ressorte" ainsi plus tard, plus loin, mais une seule fois et sous une forme modifiée.

 

Toto le héros

 

 Mais quel est l'intérêt d'un tel procédé ? Dans Toto le héros, après 9 minutes de film, le papa du petit Thomas se cache dans une armoire pour surprendre son fils (comme le dit Thomas : "Papa est drôle. Il se cache, alors on ne le voit plus."). Quand Thomas et sa sœur ouvrent brusquement l'armoire, on voit d'abord les chaussures puis le pantalon puis Papa… qui fait rire ses enfants.

C'est un pay-in.

Dix minutes plus tard, ayant appris entretemps que son père a disparu dans un accident d'avion en plein orage, Thomas passe devant la chambre.
Cette fois, la porte de l'armoire s'entrebâille toute seule et quand Thomas l'ouvre, tenaillé par la peur, il découvre effectivement les chaussures … jusqu'à ce qu'il rabatte les autres vêtements qui pendent, ne cachant plus que le vide et l'absence du père.

C'est le pay-off.

Et puis, time, le scénariste n'y revient plus jamais.
En fait, l'utilisation de ce système donne du rythme, fait avancer le récit en le diversifiant, interdisant toute paresse d'invention, cassant la répétition spontanée, lassante, facile des gags, paroles, gestes, actions, événements… Vous soumettez toutes vos répétitions (et elles sont inévitables dans un récit), vous soumettez ces répétitions à un contrôle (deux fois et c'est tout !). De plus, le spectateur y trouve du plaisir. Il reconnaît très vite les pay-off des pay-in, il se réjouit de leur mise en abîme. Le récit lui devient plus familier. Le pouvoir d'identification est renforcé.
En effet, quand surgit le pay-off, le spectateur a plus ou moins oublié le pay-in car il suit le déroulement du film. Ce retour vient donc rappeler fugacement, légèrement (puisque ça entre, ça sort, point) l'existence passée d'une scène. Ce retour, puisqu'il est modifié, redonne un sens au pay-in, le rend plus signifiant, comme si, pour reprendre l'exemple de Toto, en revoyant cette armoire maintenant vide du père, sa disparition n'en était que plus poignante puisque nous revient brusquement en mémoire la scène où, caché, il y surprenait en riant ses enfants.

 

Fonction révélatrice


Nous sommes là devant un effet de reconnaissance qui permet de garder en mémoire, durant la vision même d'un film, certains événements, comportements ou détails prégnants.Ce système n'agit pas seulement sur la mémoire des spectateurs mais aussi sur son intelligence. Au moment où le spectateur voit un pay-in, il sait, il sent que plus tard, plus loin dans le film surgira le pay-off. Il attend alors l'arrivée du pay-off comme une surprise, il espère être touché par la façon dont le pay-off va sortir, surgir. Comme nous le rappelions en exergue, nous faisons tous, en écrivant, des pay-in pay-off sans s'en rendre compte, inconsciemment. Mais leur intensification (qui devient alors un véritable dispositif de récit) suppose une réflexion permanente (quels pay-in, quels pay-off, quand entrent-ils, quand sortent-ils, comment ?) exigeant alors du scénariste un véritable exercice mental. Le pay-off est encore meilleur quand il assume une fonction révélatrice. Comme dans Parfait Amour de Catherine Breillat.

Le scénario commence par la reconstitution d'un crime (écrit et filmé dans un style pratiquement documentaire).
Toute l'histoire va ensuite s'accomplir à partir de cette reconstitution d'une mort annoncée que nous ne verrons "life" qu'à la fin et dont on comprendra mieux alors la dramatique raison (les deux personnages impliqués dans ce récit vont se rencontrer, s'aimer, se perdre, puis se retrouver jusqu'à l'exécution d'un des deux).
Ici aussi, le pay-in ici nous donne envie d'en savoir plus (car la reconstitution d'un crime nous installe dans un climat d'ambiguïté, beaucoup plus que si on assistait au crime lui-même).

Le pay-off de cette scène ne boucle pas seulement le scénario. Il nous signale aussi que nous n'étions pas simplement face à une passion qui mène à la mort… mais que la mort rôde, dès le départ, dans toutes les histoires d'amour forcené. Pour résumer brièvement, la difficulté, pour faire un bon pay-off, c'est de parvenir à jouer à la fois sur la reconnaissance (du pay-in) et la surprise (le pay-off n'étant jamais sa réplique exacte). Il s'agit donc que le pay-off ne s'accomplisse pas de la manière dont le pay-in le laisse supposer mais qu'il se dévoile plutôt comme une espèce de dédoublement décalé, déformé, transformé ou déconstruit. Comme tout procédé, ce système peut irriter (et souvent à juste titre) les défenseurs d'une écriture "spontanée", "libre". Le pay-in pay-off, n'est-ce pas qu'un jeu, un jeu facile ? Il pose en tout cas la question du rapport au lecteur, au spectateur, débat incontournable et lancinant si nous voulons envisager une évolution, un renouveau du scénario.

 

 

On a parle peu (hormis dans les revues spécialisées comme Synopsis) et cependant le scénario est une étape décisive de l'écriture narrative d'un film. Luc Jabon vient de publier dans les n° 25 et 26 de Répertoires un texte qui excitera - n'en doutons pas - la curiosité de tous les professionnels de l'écriture scénaristique et de nos fidèles internautes qui ont déjà eu l'occasion de faire connaissance avec l'auteur. Pour une fois, nous tenons parole… En nous interrogeant sur le pay-in pay-off (voir première partie de l'article), nous nous étions demandé si cette pratique narrative, tout à fait spécifique au scénario, ne relevait que du jeu, un jeu irritant pour ceux qui assimilent les procédés d'écriture à des recettes, des artifices, des ficelles uniquement imaginées pour "faciliter" le plaisir des spectateurs, pour le "baliser" en quelque sorte. L'interrogation se complique du fait qu'elle se conjugue simultanément sur deux terrains : celui de l'auteur qui cherche, dans le chaos de l'imagination, à construire son récit le plus "librement" possible et celui du spectateur qui espère "accueillir" l'œuvre dans la plus grande indépendance. Beaucoup de jeunes scénaristes n'opèrent pas, dès le départ, le lien entre ces deux terrains. Penser au public en écrivant, c'est automatiquement pour eux penser-public, ce qui signifie : brider sa propre créativité, écrire à la commande, annihilant ainsi son ego pour mieux flatter celui du spectateur etc. Le pay-in pay-off participerait à cette entreprise de glorification de la construction narrative (tout semble "calculé") au détriment de la liberté de création, de la spontanéité. Le procédé, quel qu'il soit finalement, devient instrument d'aliénation, de manipulation. Un pas plus loin et le scénario lui-même paraît un exemple d'écriture terriblement suspecte (il suffit d'entendre ceux qui éructent contre sa "dictature"). N'envisageons évidemment pas, dans un tel cadre, un quelconque apprentissage donné par des écoles, des ateliers ou d'autres types de formations au scénario. Fusillés !
Comme souvent dans la posture idéologique, on jette le bébé avec l'eau du bain, on mélange les torchons et les serviettes. Qu'une certaine manière d'appréhender le scénario apparaisse sclérosée, c'est évident. Ce n'est pas pour ça qu'une autre voie s'avère impossible ou rédhibitoire.
On en arrive à oublier l'idée toute simple que, comme pour toutes les choses de la vie, une pratique artistique est toujours à double fond : ce qui est figé finit immanquablement par être renversé. Le renouvellement du scénario balayera un jour ceux qui ne voient dans ce style d'écriture qu'une simple technique bâtarde et instrumentale. Depuis Lumière et Méliès, notre pratique est multiple, traversée par des courants divergents, des exceptions, des écoles.
Curieusement, à part un chapitre succinct dans Le Scénario de Torok, ce parcours historique n'a jamais encore été complètement retracé, même si on en trouve des bribes noyées dans des histoires du cinéma ou des ouvrages de témoignages. Il a même sa face noire, cachée, que l'extraordinaire Anthologie du cinéma invisible de Christian Janicot nous a fait découvrir en publiant cent scénarios conçus par des écrivains, des poètes et qui n'ont jamais pu devenir des films. Comme on peut s'en rendre compte, le pay-in pay-off n'est ici qu'un symptôme. Renforcé par le fait qu'il touche, dans l'écriture, à la structure d'un récit et pas aux personnages. C'est sur la construction narrative que l'on "applique" un procédé. Et cette greffe est toujours le résultat d'une réflexion, d'une distance. Par exemple, quand un scénariste pense intégrer dans son récit quelques séquences-hapax (scènes ou images qui, contrairement au pay-in pay-off, ne viennent qu'une seule fois, sans aucune autre occurrence), l'intérêt et la force de ces séquences (qui sont souvent des climax) ne frappent ou n'émeuvent le spectateur que si le scénariste les a mises à leur "juste" place dans le cours de son histoire. Cela paraît à première vue aller de soi, sauf quand on découvre qu'il n'y a qu'une seule place juste, tous les autres emplacements enlevant de la force à ce type très particulier de scènes ou, pire, les rendant insignifiantes. Cette juste place, unique, comment le scénariste la découvre-t-il ? En faisant seulement confiance à son intuition ? Peut-être.
Pourtant, dès qu'il y réfléchit un instant, lui vient cette interrogation sur l'effet que produira cette scène sur d'autres que lui-même. Commence alors un autre mouvement de création, qui se conjugue à celui de l'intuition : celui d'un étrange "compagnonnage" avec celui qui regardera plus tard, beaucoup plus tard. Un tel compagnonnage est fait d'hypothèses et de remises en question, il accompagne plus qu'il ne dicte, sans jamais se mettre à la place de celui auquel il s'adresse (sauf à penser que le spectateur est un con pour lequel il s'agit de tout prémâcher - ce que croient de nombreux "décideurs" sans, en plus, jamais oser l'affirmer crânement). Ce compagnonnage fantasmé n'est pas non plus une concrétisation simpliste des théories sur la "réception" des œuvres. C'est un dialogue (dont l'éthique est encore à trouver) où le point de vue de l'auteur serait développé dans une espèce d'égalité avec celui du spectateur (et où le critique jouerait aussi un rôle essentiel, puisqu'il vient juste avant cette "réception"). Mais, même en pensant autrement ce battement entre le scénariste et le spectateur, une difficulté demeure. Nous l'avons dit. Le pay-in pay-off touche la structure. Le personnage en subit les conséquences, mais avec l'autonomie qu'il a acquis dans les fictions contemporaines, un tel procédé l'effleure, plus qu'il ne le traverse de part en part. Faut-il alors nécessairement en revenir à Aristote pour que le procédé garde quelques lettres de noblesse ? Il est vrai que dans la Poétique, c'est l'action qui "fait" le personnage. Celui-ci n'a aucune liberté par rapport à l'intrigue. Il lui est entièrement soumis. Or aujourd'hui, tout personnage un peu moderne excède le rôle que lui donne l'intrigue, il déborde sans cesse sa "fonction" (un flic ne sera pas seulement flic, il sera aussi homosexuel et catholique pratiquant). Des cinéastes comme les frères Coen ont tenté, dans pratiquement tous leurs films (Barton Fink, The Big Lebowski, Fargo), de surmonter cette contradiction, en ne lâchant pas la structure aux bénéfices des personnages ou vice-versa. Leurs intrigues sont extrêmement développées et les procédés y abondent (ne dit-on pas fréquemment que leur cinéma est principalement "référentiel" ?). Ils parviennent néanmoins à imaginer des personnages forts et terriblement autonomes. Comment font-ils scénaristiquement ? En donnant systématiquement à tous leurs personnages un côté "déjanté", décalé, anti-psychologique. Au risque de la caricature. Et pourtant, le mariage s'opère, comme si le personnage "jonglait" avec le procédé, alors que celui-ci l'entraîne sans cesse dans des rebondissements de plus en plus invraisemblables et inhabituels, ne parvenant jamais à mettre le personnage totalement sous sa coupe. N'est-ce qu'un jeu ? Une nouvelle forme de maniérisme où aucun retour de réel n'est possible ? Nous n'en sommes pas si sûrs. La boîte en carton trimballée par Barton Fink pendant toute la dernière partie du film ne se dépare pas d'une inquiétante étrangeté. Nous ne saurons jamais ce qu'il y a exactement dedans.


Extrait de Répertoires N° 25 et 26, le journal de la SACD -SCAM.

Vous y trouverez aussi des éditos de Luc Jabon et Benoît Peeters, un portrait de Harry Cleven, un portrait de Margarete Jennes, un dossier sur "Le statut social et fiscal des auteurs", des analyses sur la situation actuelle du droit d'auteur en Europe, des chroniques sur la danse, le théâtre, le radio.

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